Mammon
de
Robert Alexis
Avec ce nouveau roman, Robert Alexis réussit l'exploit pour ceux qui se souviennent de l'Afrique d'Au coeur des ténèbres de Joseph Conrad - de son atmosphère poisseuse, de la dérive inéluctable de Kurtz, de la folie des hommes confrontés à l'ivoire - de renouveler la problématique et la figure du Mal absolu, thème qui hante son œuvre.
Sa description de la nature vierge et ténébreuse du Cambodge, le jeu temporel entre le passé guerrier et le présent faussement calme de notre époque tiennent le lecteur en haleine et dévoilent ici un peu du mystère de l'humanité comme de l'inhumanité.
Dans ce roman d’aventure, Robert Alexis retrouve la sombre magnificence qui exsudait des pages de Conrad dans "Aux cœur des ténèbres". C’est un voyage aux confins de la jungle d’un paradis perdu où dans les entrailles de l’Asie ensanglantée dorment les plus majestueux rubis.
J’ai lu quelque part à propos de cette pierre précieuse qu’il existe des gens qui ne l’aiment pas. Tiennent-il entre leurs mains les plus purs des "sang – de – pigeon", rien ne se passe. Mais d’autres ressentent tellement son appel qu’il couperaient la gorge à un de leurs semblables pour s’emparer de la pierre qui les hante. Le rubis est une pierre qui vous force la main.
De ces feux qui brûlent l’âme Robert Alexis semble tout savoir… Toute fascination est à l’épreuve de la tentation.
« Je voulais visiter les mines abandonnées. Après les fleurs et les bouddhas de pierre, les rubis me fascinaient, je voulais voir d’où ils étaient extraits, ces trous creusés dans la terre rouge, des galeries en partie recouvertes, dont la béance peinait contre l’invasion végétale.
Comment dire cette époque somme toute assez heureuse de ma vie sans rappeler la couleur qui en faisait l’étoffe ? Quoi d’étonnant à ce que les sangs de pigeon naquissent d’une terre aussi rouge ? Malgré de fréquents lavages, mon treillis en était imprégné, les mains, le visage, le bord des paupières.
…Mes hommes connaissaient dans la jungle de nombreux gisements abandonnés, on pouvait les visiter sans risque, loin des groupes armés qui, ailleurs assuraient la protection des exploitations en activité.
Celles-ci relevaient d’un système compliqué, la France, le Roi du Cambodge, les régisseurs chinois ou thaïlandais, chacun avait eu sa part dans un commerce on ne peut plus rentable. La guerre d’indépendance menée de l’autre côté de la frontière avait brouillé ce réseau par la force aux mains du Front Uni Issarak, un groupe de communistes khmers inféodés au Vietminh. L’ "effort" réclamé au royaume du Cambodge ne trouvait de réels opposants que chez les religieux pour lesquels il devenait urgent de soustraire aux influences profanes la pierre écarlate, symbole de puissance divine. »
La narration confidentielle de Bertrand Moreau commence dans un château au bord du lac Léman où Nadine une jeune femme journaliste qu’il a invité est intriguée par un singulier portrait.
« Un jeune homme habillé de noir ne montrait de son corps qu’une main posée en griffe sur la taille. Si l’on pouvait dater l’œuvre du début de la Renaissance, le personnage échappait à l’époque de sa représentation… creusé en caractères rouges sur les ténèbres du fond " Mammon " n’était évidement pas la signature de l’artiste ; le nom désignait celui qui, avec un sourire, semblait ravi qu’on eut fait l’effort de l’identifier. »
L’auteur aimante le lecteur attentif d’indices, autant de signes jalonnant un jeu de piste. Il y a ce portrait qui semble ironiquement s’être échappé des pages de Milton, (Mammon, le moins élevé des esprits tombés du ciel, car même ses regards et ses pensées étaient toujours dirigés vers le bas…) et, « cueillie dans le jardin parmi les hellébores, cette tulipe qui refusait de faner. La fleur noire épousait l’obscurité. »
« L’enfer et le paradis n’étaient pas deux opposés. »
De Mammon à Kubera, dieu infernal des richesses mentionné dans les Védas, l’aventure va se démultiplier. L’aventure possède et conduit au hasard des rencontres et des itinéraires.
Comme l’a écrit Marcel Brion « certains jouent à cache – cache avec leur destin, jusqu’à ne plus distinguer clairement s’ils poursuivent ou sont poursuivis. Nous croyons chercher et c’est quelque chose qui nous cherche. »
Moreau le lieutenant français ne s’intéressait qu’à la botanique, Waclawek ne s’intéressait qu’aux temples.
« Ce qui n’était chez moi qu’un loisir prenait dans son unité des allures d’obsession. »
Obsession, passion, possession… Leurres et sortilèges.
« A l’autre bout de la morale, dans son reflet, dans son antimatière, le crime nourrissait la vie aussi bien que l’amour. »
Robert Alexis n’en finit pas d’aborder la notion d’identité, thème familier de toute son œuvre. Le bien, le mal, le jeu des apparences, la transgression des limites.
« J’étais entouré de ceux que j’appelais les « stéréotypes » ; Lebel, la « brute » ; Simon l’exemple même du blanc perdu sous les tropiques ; les Khmers qui jouaient au mahjong ; Khim prisonnier de son ambiguïté ni soldat ni domestique… »
La vie et les tribulations de cette poignée d’hommes sur les traces de l’inquiétant Waclawek, conduit par l’éclaireur Chung à travers une nature inextricable nous entraîne progressivement aux confins du Cambodge, toujours plus loin dans un « territoire interdit aux simples mortels. Les moines l’avaient toujours su ; aucun d’entre eux n’eût songé à bâtir quoi que ce soit là où régnaient les boroméï. »
En épigraphe l’auteur place un vers de John Donne déjà cité dans « Flowerbone ».
« Change is the nursery of music, joy, life and eternity.”
Un fabuleux roman d’aventure aux dimensions plus extraordinaires que jamais où se conjuguent haine, peur, combat, désir, au sein d’une nature édénique envoûtante.
La démesure de la végétation, la démesure de l’être humain…
A paraître le 1er septembre 2011.
Interview de Robert Alexis par Francesca Isidori du 30 avril 2011 sur France – Culture :
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Du même auteur aux éditions Corti : La Robe, La Véranda, Flowerbone, Les Figures, U-Boot, Nora.
Hécate.