La Trilogie de Transylvanie
de
Miklós Bánffy
« C’est au cœur de cette Transylvanie, dans la vieille capitale Koloszvar (devenue Cluj – Napoca), que je croisai pour la première fois ce nom : Bánffy. On ne pouvait l’éviter… depuis l’arrivée des Magyars il y a dix siècles, les Bánffy comptaient parmi les grands noms qui avaient présidé aux destinées de la Hongrie et de la Transylvanie, et sur bien des murs on peut les voir représentés, dolman jeté sur l’épaule, en tunique de brocart, ceints d’un cimeterre orné de pierreries et coiffés du halpag de fourrure dont les plumes semblent s’échapper vers le ciel comme des jets de vapeur.
Le livre qu’on va lire a pour cadre la période qui suit : il s’ouvre sur l’année 1904. L’univers qu’il décrit est celui de la Milteleuropa de la Belle Epoque.
Les hommes de ce temps là, fussent-ils atteints de myopie, avaient décidés de jeter leurs lunettes aux orties pour les remplacer par d’élégants monocles… La vie dans la capitale était une succession de fêtes, de bals, de réunions hippiques, puis l’on se retrouvait à la campagne pour de grandes battues… L’air des salons était saturé de potins, de fumée de cigare et d’anglophilie. Certains clans prisaient Monet, d’Annunzio et Rilke.
La place que tenait la politique n’était pas sans rappeler l’heureux temps des romans de Trollope et de Disraeli. Les plaines aux loin étaient agitées de mirages parcourues de chevaux sauvages, des processions effilochées d’oiseaux migrateurs traversaient le ciel.
Bánffy on le verra bientôt, est un conteur né. Il s’entend à convoquer tous les démons de l’intrigue, du crime, de l’imbroglio politique et de la passion amoureuse… Un drame immense à tous les sens du mot. Il est clair que l’auteur y a mis sa vie, et toute la pénétration d’un esprit hors du commun… Le dévouement de celui qui nous parle aux valeurs de sa caste échappe lui-même, on le verra, à tous les pièges de la vanité.
Qu’on ne s’étonne pas de voir courir sur ces pages une ombre de mélancolie ; les méchants signes prémonitoires n’ont pas manqué à l’époque qui retient ici ; l’homme qui les recense au long de ce récit avait en lui trop de sensibilité, et une trop haute culture, pour les laisser. »
(Extrait de la préface de Patrick Leigh Fermar.)
Vos jours sont comptés ( I ), Vous étiez trop légers ( II ), Que le vent vous emporte ( III ), excellent à nous décrire une multitude de personnages qui évoluent dans un monde qui se défait. Dès le début, cette grande fresque nous attache à la vie de deux jeunes aristocrates, Bálint Abády et László Gyeróffy qui sont cousins, et amis depuis leur enfance.
Bálint est devenu député au parlement de Budapest et László envisage une carrière d’artiste.
« A lui seul il avait confié son désir de plus en plus fort de devenir musicien. Adulte, il était toujours orphelin. Il n’était chez lui nulle part : ni ici, ni là-bas. »
Si la passion amoureuse de Bálint Abády pour Adrienne Milhot mariée à un homme qu’elle n’aime pas ne sera pas sans tourment, celle de László pour sa cousine Klára sera jalonnée d’obstacles.
La destinée de László commencée comme une grande fête étourdissante, valses, polkas, quadrilles, czardas, s’achèvera bien pathétiquement.
« Pressé de rentrer à Budapest pour s’inscrire à l’académie, Laszló avait hypothéqué le domaine qu’il avait hérité de son père dans la vallée de Szamos… »
Au fil des années, de menues vexations dues à sa différence de fortune et de statut social, blessent le jeune homme dans son amour propre.
« Les laquais imbus de leur importance lui faisaient sentir leur dédain… Toujours il se sentait comme un manant que des êtres supérieurs daignent tolérer parmi eux. Pourquoi ?... En quoi les autres valent-ils mieux que lui ? Sa famille à lui est plus ancienne : les Gyeróffy, dès le Moyen Age étaient déjà de grands personnages, ses biens ne sont pas considérables mais suffisent à assurer son indépendance, il ne les doit pas à une récente donation de la couronne, il les tient de ses ancêtres…
Ce n’était que dans la musique qu’il se libérait… Il donnait libre cours à la violence qui couvait en lui sans jamais s’exprimer dans ses mouvements ni dans ses propos. »
La narration mêle merveilleusement l’intimisme des sentiments aux tourbillons des bals, aux paysages superbes, aux saisons. L’ivresse de vivre n’efface pas la diffuse inquiétude qui étreint l’âme.
Quelques phrases suffisent à dresser le portrait d’un personnage Pal Uzdy le mari d’Adrienne « ressemble à ces bronzes de Méphisto, ces statuettes françaises que le « Faust » de Gounod a mis à la mode et dont certaines ornent encore à l’occasion les dessus de cheminées.
Sa tête a quelque chose d’oriental : une peau brune, presque olivâtre, des tempes dégarnies qui lui agrandissent le front, des sourcils obliques, des pommettes saillantes… S’ajoute à cela une légère moustache de Tatar coupée court sous le nez mais longue et frisottée. Une tête insolite qui ne laisse pas indifférent. »
La rudesse de la montagne, les habits des forestiers contrastent avec la moiteur des salons raffinés où les fenêtres sont tenues fermées pour éviter que la cire des bougies des lustres ne tache les parquets sous l’effet d’un mouvement d’air ; Il fait bon rêver accouder à la balustrade du balcon, tandis que la nuit s’achève.
Une conversation échangée un soir comme celui-là, sera pour Bálint la motivation du thème d’un livre qu’il a commencé à écrire : « La Beauté comme action ».
La beauté comme loi éthique.
« Mais la beauté dont il parlait maintenant, était celle de leur vie. Franchise, liberté et sincérité, refus du mensonge. »
Impossible de résumer cette Trilogie Transylvaine ! Tant de détails minutieux qui témoignent du quotidien, tant de dialogues enchâssés dans les sursauts de la politique d’alors, mais impossible d’oublier certaines pages. Elles chantent longtemps dans la mémoire, comme le violon chantait langoureusement ces romances hongroises sous l’archet du primas. Pas un bal sans tziganes !... Pas une fête sans danser une czardas !
Inoubliables aussi certains personnages secondaires ; tel celui de la petite Regina qui écoute László tombé dans la déchéance évoquer les jours de fêtes de son temps passé.
« Jamais il ne prononçait le nom de Klára, il parlait seulement de ce qui l’entourait : vêtements, lumières, fleurs et parfums, mais jamais d’elle-même, jamais il ne la mentionnait. Tel un primitif, pour qui le nom de la divinité est tabou. La boisson assoupissait ses remords, ne laissant place qu’à la beauté d’un passé dont il faisait revivre les plus menus détails, et à l’ivresse de l’alcool se mêlait l’ivresse du souvenir. »
A peine si László prête attention à cette fillette. Jusqu’à saturation la malchance s’acharne sur lui. La fin de son existence ressemble à la musique qu’il improvisait « et d’où s’élevait un sanglot éploré qui se muait en rêve, en désir, en chagrin pour retomber dans un staccato indéfiniment martelé. Et pour finir, une question, un accord brisé en plein vol. »
Miklós Bánffy (1873 – 1950)
Un des premiers défenseurs de l’œuvre de Bartok ; ministre des affaires étrangères en 1921 – 1922, il s’écarte ensuite du gouvernement et choisit de se retirer dans ses terres de Transylvanie. Il ne sortira de sa retraite qu’au début de la dernière guerre et se verra chargé en 1943 d’une mission secrète en vue de rassembler différents mouvements de résistance au nazisme.
L’arrivée du pouvoir communiste le voue à un nouvel exil à Budapest où il meurt. C’est une traduction anglaise à la fin des années 90 qui fera connaître son œuvre au monde.
Les illustrations des premières de couverture sont de Jószef Rippl – Ronai, (1867 – 1927) et de Faragó Géza (1877 – 1928) peintres hongrois.
Hécate.