La Casati
de
Camille de Peretti
"La marquise Casati avait eu des chaussures en diamant, teint ses cheveux en vert, fréquenté les plus grands artistes, pris toutes les drogues possibles, organisé des bals spectaculaires, aimé un boa constrictor, défrayé la chronique et habité au Ritz... Elle offrait désormais le spectacle terrifiant d'une reine déchue, d'une femme qui a connu toutes les splendeurs de ce monde et fini dans la misère. Sa vie ressemble à un conte de fées qui vire au drame ; née héritière de l'une des plus grosses fortunes d'Italie, elle mourut clocharde. C'est peut-être cela qui m'a le plus attirée, le vertige de la perte. Moi qui suis si raisonnable."
C. P.
" Luisa avait retourné cent fois le problème dans sa tête, puis elle avait tranché. Il faudrait du noir qui brille. Et du violet. Deux couleurs chères aux sciences obscures. Elle serait la sorcière qui fascine, la magicienne. Toutes ses visites dans les musées d' Europe seraient mises à profit. Luisa possédait une acuité graphique, un sens de l'effet produit exceptionnel. Enivrée par l'odeur de térébenthine, elle se tenait immobile. Elle voulait être parfaite, faire jaillir des flammes de ses yeux, surgir du tableau. Certaines grandes mondaines demandaient à être représentées avec leurs enfants. Luisa avait choisi un lévrier noir. Tenu en laisse, un collier d'argent cerclant son cou racé. Un chien nerveux comme elle...
Sur cette immense toile de 1,40 mètre de large par 2,52 mètres de haut, seuls le regard et la main sont arrêtés. Tout le reste est en mouvement, le flou ample de la jupe, même le bouquet de violettes qu'elle porte accroché à sa ceinture semble virevolter. Mais la netteté du gant blanc qui tient la laisse du chien donne une autorité implacable à cette femme...Dans une perspective inclinée de manière très subtile, le peintre la fait pencher vers lui et les spectateurs. Cette légère plongée exerce une forme de magnétisme. Luisa nous aspire...
Cette toile était devenue sa raison de vivre, jour et nuit, elle l'obsédait. Luisa voulait voir son âme capturée...Elle était toute en tenue et retenue. Tenaillée par une veste corsetée, une longue jupe de soie noire et un châle de satin violet enroulé autour de ses bras gantés. Le pelage du chien se confondait avec la robe dans des reflets luisants et agressifs."
Giovanni Boldini passa plusieurs semaines à peindre ce tableau. Il chantait en taillant ses crayons perché sur son escabeau. Luisa bouillait d'impatience. A la fin de chaque séance, il retournait la toile contre le mur. Le dernier jour, autorisée à s'avancer et à contempler son oeuvre, Luisa reçut un choc terrible.
"La femme à l'allure machiavélique qui se dressait devant elle dépassait ses espérances. Immédiatement, elle voulut que tout Paris voie la toile. Elle supplia Boldoni de l'exposer au Salon."
La vie de la Casati ressemble à un roman. Le livre de Camille de Peretti n'est ni tout à fait un roman, ni tout à fait une biographie : " Je cherche des liens entre Luisa et moi...Des pans entiers de la vie de Luisa restent muets. Elle vient me rendre visite en songe pour me tirer de ce mauvais pas " écrit-elle.
"Une muse c'est une page blanche, une toile vierge, une femme nue que l'on souhaite transfigurer. Une muse c'est le point de départ qui rend l'artiste fou et le fait rêver. Créer c'est faire quelque chose avec du rien."
Comment Luisa Casati est-elle devenue cette instigatrice extravagante qui inspire encore ?
Elle a treize ans quand sa mère meurt.
Elle avait tant aimé regarder les revues de mode éparpillées sur le tapis du salon rococo ; elle rêvait devant les illustrations. Elle découpait souvent les pages des périodiques et agençait des collages bizarres avec la permission de sa mère.
Le 22 juin 1900 Luisa Amman épousait le marquis Camillo Casati. Elle était riche, il avait un titre. Le mariage représentait ce qui berçait ses rêves de liberté. Elle était une jeune femme encore timide et esseulée qui attirait les regards.
Elle était fascinée par les artistes. Elle les croyait libres.
"Vous avez un sourire archaïque. Je vous appellerai Koré, comme la déesse des Enfers ..." lui avait dit Gabrielle D 'Annunzio qui s'arrangeait toujours à lui murmurer des phrases qu'elle se répétait ensuite.
" Il était poète et écrivain. Il était petit et trapu, il était chauve, il avait des manières d'homme-loup raffinées et brutales mais sa préciosité ne connaissait pas de mesure. Ses lévriers gris dormaient dans des lits de soie, il aimait ce qui brille. Il aimait la vitesse. Il avait été le premier à acheter une automobile.
Comme Don Juan, il n'en a jamais assez. Et pourtant il les avait toutes eues. Toutes les femmes, de Rome à Milan en passant par Paris, ont couché dans son lit. Serait-elle la suivante ? La relation de Luisa avec D'Annunzio fut plus qu'une histoire d'amour, elle fut le point de départ d'une révolution intérieure...Elle se libéra. Il la faisait rêver et rire.
D'Annunzio disait que le cœur de Luisa était un cœur d'homme. Les rumeurs et les cancans allèrent bon train. Toute autre qu'elle en aurait souffert. Mais Luisa accédait enfin à la célébrité et cela la remplit de joie. Elle soigna davantage son apparence, et s'autorisa quelques gouttes de belladone pour dilater ses pupilles. Ajoutant ainsi un frisson d'effroi au mystère qui l'entourait déjà."
Camille de Peretti semble n'avoir lu D'Annunzio que pour mieux comprendre ce qu'avait pu ressentir la Casati en découvrant son œuvre phare "L'enfant de volupté", un roman passionné paru en 1889 dont le héros est un dandy, poète et aristocrate en qui esthétisme et érotisme luttent et se font complices l'un de l'autre.
Alors que j'étais à songer à cette chronique je me suis souvenue que l'envie de lire D'Annunzio m'était venue après avoir vu, il y a des années de cela, un film de Luigi Comencini : "Mon Dieu comment suis-je tombée si bas ".
On dit que D' Annunzio en écrivant "Forse che si, forse che no" s'était inspiré de Luisa Casati dans la description de l'un des personnages féminins, Isabella. J'ai repris ce livre et cela me paraît être une évidence flagrante. Isabella "telle une enchanteresse portait son visage de démon, non comme un masque de chair, mais comme le sommet de son âme enflammée dans le vent sonore et voilé de ruse...Ses yeux paraissaient avoir perdu leur pupille, étaient privés de leur antre, pleins d'un tremblement clair de forces qui jaillissaient de ces ténèbres comme les sources dans le lit des fantasmes. Et le trait noir dessiné au bord des paupières par l'art matinal persistait avec netteté soulignant la clarté inhumaine des iris, élargissant les larges orbites, aiguisant la beauté par le désir de la rendre plus aiguë." ( G. D'Annunzio )
La Casati s'était installée à Venise, elle y avait fait l'acquisition du Palazzo Venier dei Leoni. A grand renfort d'artisans, de marbres et de jaspe importés, de doreurs et de sculpteurs, elle redessina entièrement l'intérieur.
Aujourd'hui, les visiteurs y déambulent pour admirer les toiles de Pollock et de Picasso." Peggy Guggenheim, une autre femme indépendante, riche et collectionneuse d'art, l'a habité après Luisa et en a fait un musée."
Entourée d'oiseaux, de singes minuscules, de guépards, Luisa eut un boa constrictor, Anaxagarus qu'elle enroulait autour de son bras ou de son cou pétrifiant plus d'une fois son entourage ! Ce serpent est peut-être ce qu'elle a le plus aimé...
La photo faite par le baron Adolf de Meyer en 1912 fit le tour du monde. " Un sautoir de perles enroulé autour de ses poignets, le menton posé sur ses bras croisés, le regard de la marquise est rivé à l'objectif. Ses pupilles, qu'elle dilatait maintenant chaque jour avec des gouttes de belladone au mépris du danger de finir aveugle, nous hypnotisent.
Ce serait une erreur de faire de la Casati une femme fatale ; Luisa n'était qu'une immense solitude. Une femme trop extravagante, trop délirante pour être aimée, achetant l'attention, les amis à coups de fêtes splendides, les regards à coups de tenues spectaculaires et l'inspiration des peintres à coup de pièces sonnantes et trébuchantes."
Un tourbillon de noms devenus célèbres entoure la Casati. Van Dongen le peintre des névroses élégantes, tiré de la misère qui disait : "L'essentiel c'est d'allonger les femmes et surtout de les amincir. Après cela il ne reste plus qu'à grossir leurs bijoux. Elles sont ravies."
Fortuny à qui elle avait commandé une robe damassé d'or et de grenat, Bakst qui lui avait dessiné une robe indo-persane digne des Mille et Une Nuit...
Augustus John dont le portrait qu'il fit d'elle inspira Jacques Kerouac qui lui dédia le poème "San Francisco"...
Man Ray alors jeune photographe qui pensait sa photo ratée et dont Luisa s'enthousiasma, estimant que c'était là son âme ! Trois paires d'yeux !!! La photo fit le tour de Paris !
Romaine Brooks dont elle fut l'amante...Picasso lui inventant une robe cubiste avec un système de lumière intégrée qui faillit l'électrocuter...
" Luisa fut un mécène, une mondaine enthousiaste et généreuse qui savait ouvrir son portefeuille et son carnet d'adresses. Lancer des artistes, détecter le beau où d'autres ne voyaient que des taches. Et tomber dans l'oubli..."
Des centaines de peintres, de sculpteurs, de photographes ont montré d'elle d'innombrables facettes. Elle avait demandé à Martini de la peindre avec Anaxagarus lové à ses pieds, mais le boa mourut d'une pneumonie avant. Les meilleurs vétérinaires n'avaient pu le sauver.
" La légende rapporte que, après Cléopâtre et la Vierge Marie, elle a été la femme la plus représentée dans l'art."
Peut-être que le soir à Venise les façades des vieux palais se souviennent d'une gondole couverte d'orchidées où s'enlaçaient la Casati et D'Annunzio...
Peut-être que certaines nuits de pleine lune, le long de la voie Appienne parmi les tombes, ils reviennent comme lorsqu'ils appelaient les esprits des héros et que le vin tiède avait parfumé leurs bouches...
Hécate