Mélancolie des corbeaux
de
Sébastien Rutés
« Sur les hauteurs du parc Montsouris, des féviers d’Amérique poussent le long des pentes de la voie ferrée désaffectée… Certaines nuits, l’entrée du tunnel abandonnée avale des ombres en maraude le long des rails. Paris les digère sans jamais rien recracher. Seul le souffle du vent qui s’engouffre au soir dans son mufle affole le silence…
C’est là que je vis, sur la quatrième branche du plus haut févier… Mes voisins connaissent mon goût de la solitude. Que je les inquiète n’explique pas peu qu’ils le respectent. Il faut admettre que je fais rien pour améliorer la réputation des Corbeaux, sans en rajouter : nous n’avons tout bonnement pas de contacts. Je concède d’ailleurs volontiers que ce sont des animaux discrets et de bons voisins. Le couple de Pies de la première branche n’est pas bavard, c’est une chance. La femelle fait en sorte que ses petits ne s’approchent pas. Qui sait ce qu’elle leur raconte sur moi ? »
Par les Corbeaux des Trois Croix ! Ce livre de la collection « Actes noirs » ne pouvait qu’à un moment ou à un autre m’échoir !... Ma plume en est toute frémissante !...
Des lecteurs et lectrices familiers de mes chroniques j’imagine les sourires amusés…
Irrésistible histoire que celle de Karka le Corbeau freux qui vit en ermite, depuis que son aile fut brisée par un Epervier jusqu’au jour où les Mouettes colportent une rumeur singulière : les bêtes du bois de Boulogne disparaissent et le Grand Corbeau du Conseil des animaux de Paris le fait mander après bien des années.
« Par pudeur, j’essaie de ne pas jouer les vieux de la vieille. Je n’invente rien. Je n’hésite pas à avouer que je ne comprends pas pourquoi la banquise recule, pourquoi la forêt brûle, pourquoi les humains se battent entre eux.
En échange de mes conseils, les jeunes Mouettes m’informent…
La statue autour de laquelle la colonie des Mouettes s’est installée représente quatre Humains qui transportent la dépouille d’un Lion. Il ne faut voir aucun allégorisme : l’ensemble fait un toit où s’abriter des intempéries et, perché sur la crinière du fauve, on domine le bassin.
Ierk m’y attend chaque soir. Elle est la Mouette rieuse la moins drôle que j’ai connue… »
Entre polar et conte philosophique, drôle de roman qui revisite Paris avec un autre regard :
« D’un coup d’aile je gagnai la Ménagerie du Jardin des Plantes. Les animaux enfermés ici purgent de longues peines. Souvent, ils n’en sortent que dans un sac en plastique noir ou empaillés pour le Muséum d’Histoire naturelle, les moins chanceux sont emmenés au laboratoire pour y subir des expériences dont la simple mention hérisse mon plumage. Les détenus ne se font guère d’illusions : condamnés à mort, ils finiront, sur une table de vivisection lorsqu’il faudra désengorger les cellules pour accueillir d’autres pensionnaires. Exécution par bistouri, au mieux par injection. Direction la décharge ou la crémation dans le meilleur des cas, sans la moindre chance que le vent porte leurs cendres jusqu’à la savane natale. »
Karka d’un élan zélé retrouvant ses ailes vient visiter la plus ancien détenu de cette sinistre prison, répondant au sobriquet de Léon.
« Conséquence de son passé glorieux autant que de sa déchéance ce Lion autrefois majestueux avait développé, au fil des années un complexe de supériorité à la limite de la mythomanie, coutumier chez qui ne se résignent pas à la perte du pouvoir…
La cage de Léon avait changé depuis ma dernière visite, son goût de l’apparat devait s’en trouver flatté. On avait rajouté des plantes, le sol de béton était recouvert d’écorce, il y avait un bassin d’eau propre. Ainsi vont les mentalités : une couche de peinture sur les désespoirs épargne un ménage de fond aux bonnes consciences… »
« Nous te saluons Karka !
Pauvre Léon ! Il n’allait pas mieux, voila qu’il se donnait du vous. On aspire d’autant plus au respect que l’on se sent déchoir… Néanmoins il avait de la mémoire pour son âge…
Majesté, quel honneur ! ramageai-je du miel dans le bec…
A sa place, j’aurais préféré l’oubli dans la folie à la folie dans le souvenir…
Notre destin s’appelle l’Humain : nous avons peur !
Progressivement, plus que l’inverse, Paris m’a apprivoisé. La solitude que je prisai dans mes forêts m’est apparue ici décuplée… Il me fallut du temps pour prendre possession de mon nouveau territoire et domestiquer ma solitude. Trop d’animaux se côtoient à Paris pour s’intéresser les uns aux autres. Avec le Temps, la contrainte s’était changée en habitude, et l’habitude en plaisir. »
« Les Freux sont grégaires. Je n’y peux rien, la Nature est ainsi faite : j’appartiens à une espèce grégaire. Mes semblables se plaisent en communauté. C’est beau, une corbeautière !
J’ai vu des nuées, dans le Nord, obscurcir le ciel d’un matin d’hiver comme une éclipse de plumes et, un crépuscule d’été dans le Sud faire sur le soleil couchant une nuit incendiée d’étoiles filantes…
Ah, n’être qu’un Corbeau parmi les Corbeaux ! La curiosité, l’orgueil, l’ingénuité, la vanité, la colère, l’impulsivité… Nombreux étaient les chemins pour me perdre.
Un Corbeau parmi les Corbeaux…
Rien qu’un Corbeau…
Nous, Corbeaux, voyons dans l’Histoire une succession de cycles de durée inégale. Dans la purification de la Nature qui les achève, les espèces animales disparaissent pour être remplacées par de nouvelles. Toutes à l’exception des Corbeaux, qui traversent les ères car ils sont la mémoire. Nous sommes à l’ère de l’Humain, qui tôt ou tard prendra fin, comme les autres. »
Karka le freux avec une blanche Tourterelle est chargé d’enquêter. Un Toucan aussi. Le Conseil a décidé de négocier. L’intrigue se complique… les animaux de Paris s’inquiètent…
« La faim n’expliquait pas tout, Paris avait connu des hivers plus rudes, on aurait dit que la présence des Lions dans les bois rappelait les animaux à la vie sauvage. Chassez le naturel, il revient au galop, disent les Chevaux. A bride abattue, l’œil fou de terreur, le naturel remontait sans frein une piste de sang vers le cœur palpitant de la Capitale ! »
Krarok le Grand Corbeau qui tenait audience dans la charpente de Notre – Dame sous l’Aigle mystique de Saint – Jean, Krarok se meurt…
« C’était donc fini, aussi simplement que la mort succède à la vie. Pas de râle, de sang ni de cri. Le silence et la présence nouvelle d’une absence. »
« Mélancolie des corbeaux » est trop foisonnant pour en réduire en une poignée de mots le charme curieux et insolite…
Sébastien Rutés a-t-il écrit avec une plume empruntée au plumage d’un Freux, d’une Corneille Mantelée ?…
« Je ne te connaissais pas poète, Karka. Oublies – tu la couleur de ton plumage ?
Noir est mon aile mais mon esprit n’est pas un oiseau de nuit, même si parfois mes humeurs empruntent leur couleur à mes plumes. »
Inoubliables pages que celles où le freux Karka accompagne le vieux Lion. C’est l’aube, il a neigé… « La cathédrale disparaissait dans la réalité, de l’autre côté du songe de neige. »
Dans Paris ensablé de neige, le Sacré – Cœur était-il le Kilimandjaro qui se noie là-bas dans son sommet neigeux dans les nuages ?
« Quoi d’étonnant à ce que les contraires s’alliassent si un Corbeau cheminait à côté d’un Lion ?
Sous le pont Alexandre III, Léon tomba en arrêt devant des Varans dorés qui ornent les piles… Levant la tête, il aperçut le groupe de Lions de bronze conduits par des enfants humains et, plus haut, au sommet des colonnes, les Chevaux de la Renommée qui perdaient leurs dorures dans l’oubli de la nuit. Dressés fièrement sur leurs pattes, les Lions majestueux semblaient garder l’entrée du pont comme si la rive droite était leur territoire de chasse.
Etrange habitude qu’ont les Humains de représenter partout des animaux, rauqua Léon. Il ne leur suffit pas de nous mettre en cage, il faut encore qu’ils nous peignent et qu’ils nous sculptent. »
La curiosité te perdra Karka !
Et vous, Humains ?...
Pourquoi tant de questions ?... Pourquoi la Tour Eiffel ?… A quoi rêvent-ils les Corbeaux quand ils rêvent ?...
Hécate.