Rimbaud
1854 - 1891
Illuminé de soleil, entré en Enfer dans l’éblouissement nimbé de furibonde ambition, engendré de labeur, Rimbaud déploie ses ailes et s’aperçoit que ce miracle est une ombre où il se damne.
Avec Verlaine lorsqu’il s’enfuira dans la Babylone de Londres, il appellera à lui, à eux, l’absinthe et l’or des tourbes dans les pubs. Le fils du Soleil et le trébuchant de la Lune.
Londres est le dieu Baal, dans le brouillard mauvais il fera trop nuit pour distinguer qui est la Vierge folle, qui est l’Epoux infernal.
Verlaine en chapeau derby sur le quai de la gare a attendu Rimbaud à Paris.
« Venez chère grande âme on vous attend. »
Verlaine s’est attardé dans les cafés, il ne verra Rimbaud qu’en rentrant chez lui. Il est là, le garçon d’un mètre soixante-quinze, les manches trop courtes sur des poignets osseux, des mains rouges de fraîcheur paysanne, tout vêtu de bleu sombre. L’air buté et sournois d’un échappé de pénitencier ou d’un animal traqué. Il pourrait mordre. Si jamais on osait lui gratter la tête, ce paquet de cheveux blonds, plaqué comme par un coup de vent entre les yeux clairs. Une flamme bleue comme le punch qui flambe. La prunelle fixe, large ainsi que celle d’un milan. Des étincelles métalliques comme autant de pointes d’or, scintillement d’astre. Le satin de la joue, la bouche un peu resserrée sur elle-même, honteuse de sa pulpe, presque enfantine, féminine. Des épaules de charretier. Et aux pieds des chaussettes tricotées à la main.
Pas de bagage, pas le moindre linge, rien qu’un cahier de poèmes sous le bras.
On ne voit que lui, dans ce salon où trônent, le piano Pleyel, le cabinet hollandais tapissé de miroirs.
- Verlaine, c’est donc ici que tu habites ? Quand comprendra-tu que ta place n’est pas ici. Dans un palais d’Echatan ou un taudis…dans l’entrepôt d’un bateau, mais pas ici Saturnien !
Verlaine éprouve le besoin de relire la lettre reçue. Il est perplexe. Puis il monte, va à la chambre d’ami.
- Vous faites bien de venir, j’allais appeler.
Rimbaud s’est déshabillé, les chaussettes à travers la chambre. Un torse pâle comme du lait. Il ne supporte pas le tableau accroché au mur.
- ça me rappelle les lépreux de la piscine de Bethsabée !...
Verlaine grimpe sur une chaise. Stupéfait, il décroche le tableau, un aïeul de sa femme Mathilde Mauté de Fleurville.
Rimbaud continue de se dévêtir comme s’il était seul ou invisible. Qui est-il donc ? N’a-t-il jamais cessé d’être seul au monde ?
Le lendemain, c’est sa première absinthe avec Verlaine.
Il n’eût pas l’air tenté. Il s’est laissé faire. Il serre les dents. Il parle… De quoi ? Du latin, cette langue peut-être forgée… Il dit la lecture dérobée…associé à une activité interdite, criminelle…
Ses premières illuminations… Un livre à l’index… à cause d’un titre « Confession d’un enfant du siècle ». Puni, enfermé au grenier. Le délice, le délit… A peine besoin d’ouvrir les pages, les mots sortaient tout seuls…
Une bouffée de pipe. Une gorgée d’absinthe. Rimbaud avare de mot, à peine loquace dit : le poète qu’est-ce que c’est ? Un voleur de feu ! Il rapporte des découvertes de là-bas…
Un geste vague, par-delà de l’autre côté de la glace du café…
Chacun va aimer ce que l’autre écrit. Qui des deux détient la clé ? Celle des nébuleuses où s’incarne tout l’univers ; les portes s’ouvrirent et les vers poussèrent comme des arbres !
Ils furent l’un à l’autre, nus, dressés l’un l’autre se cherchant, les yeux morts de voyance, dans la cadence aveugle des corps. L’œil violet fut l’œillet violé dont ils se troublèrent… L’écriture de Rimbaud s’est embellie de ces étreintes dont sa faim était immense.
L’amour des corps quand il gagne l’âme affole. Dans une âme et dans un corps, on ne voit que le corps. Et dans les vers est-ce qu’on voit l’âme ?
Rimbaud a le cheveu en désordre, l’œil bleu pâle qui ne regarde pas, il voit. Il est clair comme le jour.
Mais peut-être qu’il contemple déjà la Nuit, ses astres et son désastre à venir.
L’ovale est angélique de passion violente.
Il regarde la Grande Ourse le soir dans les rues de Paris.
Avec un appareil photographique venu à grands frais de Lyon, Carjat a fixé son visage. Et encore aujourd’hui Rimbaud nous voit sans avoir besoin de nous regarder, ni de nous reconnaître.
Plus d’un se reconnaît en lui, et plus qu’il ne faut ! Et combien à s’embarquer sur son bateau ivre n’en reviendront jamais !...
Illuminés pour toujours, irradiés et barbares, certains le suivent ainsi en traversant l’Enfer avec la Beauté assise sur leur genoux.
Et le poison est sans antidote.
« Je parvins à faire s’évanouir dans mon esprit toute l’espérance humaine. Sur toute joie pour l’étrangler j’ai fait le bond sourd de la bête féroce.
J’ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J’ai appelé les fléaux, pour m’étouffer avec le sable, le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l’air du crime. Et j’ai joué de bons tours à la folie. »
Certaines saisons n’en finissent pas. Et l’Enfer, quand on est en Enfer a figure d’Eternité !
Quand on sait que l’Eternité n’est qu’un temps très long, la relativité du malheur n’est que dans la brutale réalité.
Peu d’écrivains ont été autant que Rimbaud passionnés de se connaître, de se définir, de vouloir se transformer et devenir un autre homme par la connaissance de soi.
Ô cette pureté inimitable, ces triomphes, ces emportements, ces brisements.
Lui qui a tout traversé, tout connu, le viol même, on le murmure, et la prostitution aussi.
Qu’a-t-on fait de ce désir d’amour, cette vocation et les tendresses profondes, lui qui a subi l’attentat métaphysique de l’enfance ?
Comment a-t-il survécu, obligé à l’atroce scepticisme, à l’agressivité, au désarroi, privé trop tôt d’une confiance dont il avait une soif et un besoin démesuré ?
Comment ? Y a-t-il une réponse ?
… La vie est la farce à mener par tous…
…Tarir toutes les urnes…
…Je croyais à tous les enchantements…
…Je veux être poète et je travaille à me rendre voyant.
Vous ne comprendrez pas tout, et je ne saurais vous expliquer.
Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens…
Rimbaud ne cesse de survivre. Tentative atroce et pathétique.
La magie rimbaldienne, cette intense lumière frisante qui arrache leur épiderme aux choses confère à Verlaine un état d’hypnose. Rimbaud prétend avoir trouvé quelque chose comme la clé de l’amour et même dévoiler tous les mystères, il connaît les puits de magie et il est passé maître en fantasmagorie.
Verlaine admire, s’enthousiasme, mais il manque de force pour les formules que cherche Rimbaud fiévreusement et réclame sur le champ comme une mandragore.
Verlaine est plein de cauchemars, de chagrins vagues. Verlaine se sent comme aimanté par la nécessité du malheur.
Malentendu d’autant douloureux que malgré tout Verlaine aime de plus en plus Rimbaud. Rimbaud semblera aimer de moins en moins en Verlaine le disciple geignard et rabâcheur.
Autrefois – est-ce déjà si loin ? – ils avaient communié dans les idées et les mots.
Verlaine mêle déjà au plus intime de leurs caresses, des hantises chrétiennes, d’incubat et de succubat. « Je suis élu, je suis damné ! »
Dramatique solitude de Rimbaud. Il est hors du monde. Vouloir changer le monde, sans cesser d’aimer le monde, c’est se tenir mal, vraiment trop mal. Quel dénuement dans ce cri ! Être au monde et n’y être pas, comme caché.
Verlaine fut le seul ami, le seul à le connaître vraiment. Verlaine ne reniera jamais Rimbaud. Malgré les tourments qu’ils s’étaient infligés, et peut-être à cause d’eux, Verlaine et Rimbaud restèrent marqués l’un par l’autre.
« Resonge à ce que tu étais avant de me connaître » avait écrit en 1873 Arthur à Verlaine pour qu’il lui revienne. Verlaine cherchait en Rimbaud un double fétichisme : celui du mauvais Ange…et celui du Tigre souverain. C’est à l’Initié qu’il se plaint, c’est d’abord le Tigre qui répond, exige.
Demander c’est s’engager pour Rimbaud. Rimbaud est dans la ferveur, Verlaine est dans l’imperméabilité au bonheur ou à sa dénaturation.
Verlaine invoque inlassablement le souvenir et Rimbaud ne parle que de son avenir.
« La vraie vie est ailleurs… »
Et de l’absence et du silence de Rimbaud le nomade, le marchand, le trafiquant d’armes, pourquoi s’interroger ? Devenu la proie du réel, écrire, c’est écrire des lettres d’affaires, des lettres aux siens, sa mère, sa sœur Isabelle.
Lettres envoyées d’Aden ou de Harar où abonde l’ennui.
« Je continue à me déplaire fort dans cette région de l’Afrique. Le climat est grincheux et abrutissant et les conditions d’existence généralement absurde aussi… … Je suis très occupé, mais ennuyé… … Le plus triste n’est par encore là. Il est dans la crainte de devenir peu à peu soi-même, isolé qu’on est et éloigné de toute société intelligente. » (Harar 4 août 1880)
Ne pouvant s’évader du réel il vit dans l’absence.
Infernale douleur enfin : « Je vous écrit de Marseille en France. On m’a coupé la jambe il y six jours » écrit-il au gouverneur de Harar. A sa sœur, il écrit : « Pour moi, je ne fais que pleurer jour et nuit, je suis un homme mort, je suis estropié pour toute ma vie ! Pourquoi donc existons-nous ? »
Où sont les courses à travers monts, les cavalcades, les déserts, les rivières et les mers ?...
En 1873 il avait écrit, dans Une saison en Enfer.
« Ma santé fut menacée. La terreur venait. Je tombais dans des sommeils de plusieurs jours, et, levé, je continuais les rêves les plus tristes. J’étais mûr pour le trépas, et par une route de dangers ma faiblesse me menait aux confins du monde…
Ô saisons, ô châteaux !
Quelle âme sans défauts ?...
L’heure de sa fuite, hélas !
Sera l’heure du trépas.
Ô saisons, ô châteaux !
Cela s’est passé. Je sais aujourd’hui saluer la beauté ! »
A l’hôpital de la Conception de Marseille le 10 novembre 1891, Rimbaud achevait son aventure terrestre de Voyant.
A lire autour de Rimbaud : Alain Borer, Yves Bonnefoy, Roger Munier, Pierre Michon, Françoise d’Eaubonne, Françoise Lalande, Pierre Brunel.
Hécate