MALDITO TANGO
« Le tango est plaintif et nostalgique. Pour chaque situation de la vie, il est un tango qui la représente avec un incomparable pouvoir évocateur, pouvoir mythique ».( Saul Yurkievich)
Après l’Alcool et la Nostalgie, la nostalgie étant un pays sans frontière, je continue le voyage, même si je suis descendue du transsibérien, je n’ai pas cessé d’être en exil. D’un climat à un autre, on se retrouve enlacées étroitement, moi et la nostalgie.
« Nue elle s’est donnée
lorsque ma voix
a cherché sa peau
sous la lune…
Sombre conjonction de soif et de solitude,
bouches qui boivent une eau de paix.
Mais l’amour est un combat sans merci,
une lutte de fièvre, de feu et de fiel.
Tes lèvres
Me cherchent, me brûlent,
Nue je t’ai prise
sous cette lune
qui nous a donné son miel… »
(Julio Cortazar/ Edgardo Cantõn)
Le tango c’est une musique, c’est une danse, c’est une confidence, une bruine dans la nuit des faubourgs de Buenos – Aires. Trottoirs de là-bas, ou d’ici. Trottoirs de Pigalle…
"Solo en la noche, cruzando voy
por una calle del vieux Paris.
Porteño y rante, tanguero soy
y anclé muy lejos de mi pais…"
chante Melingo dans un tango écrit en « lunfardo » (l’argot d’Argentine) où un argentin qui parcourt le vieux Paris évoque les tangos anciens de sa jeunesse.
Les poètes du tango utilisent la gouaille pour dire la souffrance, la misère, la maladie, empruntent tous les labyrinthes du désespoir, du désir, de l’amour et s’expriment dans le langage populaire.
Le sens de la fête et du pathétique sont là.
« Quelqu’un a dit que la poésie était le concentré de la douleur universelle. Si, tout comme l’amour non partagé, les injustices donnent naissance à des vers, ici les vers donnent naissance à des tangos. Des tangos qui ne sont pas le reflet de la vie de leurs auteurs, mais des symboles de leurs vies et de leurs expériences. » (Luis Alposta)
Il y a des tangos maudits, comme il y a des poètes maudits. François Villon, Baudelaire, Rimbaud…
« Les blessures et les rêves
se sont rassemblés une nuit
Personne ne connaissait l’heure,
personne ne savait l’endroit…
Les larmes se sont cachées
par honneur et par mensonge
et dans les rides du passé
leur cœur a fleuri… »
chante Cuarteto Cedron, ma première véritable rencontre profonde avec le tango il y a bien longtemps « Le lunfardo » est né du jargon carcéral, mais le premier dictionnaire lunfardo aurait été écrit par un commissaire de police à l’usage de son personnel !... Langues et dialectes italiens, espagnols, portugais, français, polonais et de tout être humain émigré en quête de pain, de paix, de travail et de liberté… (Juan Cedron)
Le tango aux origines obscures est porté par la légende qui domine son histoire. Valses, habaneras, milongas, candombé. Le tango est devenu avant tout une fleur de pavé urbain.
« Le tango une pensée triste qui se danse.
Le tango un univers où tout est posthume. »
Toute la philosophie du tango se tient dans l’écart parfois douloureux entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore.
Astor Piazzolla a baptisé l’une de ses plus belles pièces : Lo que Vendra / Ce qui viendra.
« Terrible élégance : l’effroi et l’attirance. La peur et la beauté. Ce pourrait-être une bonne définition du tango. » (Gilles Tordjman)
« Quelle nuit pleine de froid et de dégout.
Le vent porte une étrange plainte…
Bruine, tristesse, même le ciel s’est mis à pleurer !
Les gouttes tombent jusqu’au fond de mon âme,
jusqu’aux os, nus et gelés
et cette torture, humiliée, passe
comme le vent,
en me poussant. »
(Domingo Enrique Cadimo 1943)
« Comment t’oublier, bistrot de Buenos – Aires,
dans ma douleur,
tu es le seul dans cette vie
qui ressemble à ma vieille.
Mélange miraculeux
de crâneurs et de suicidés,
par toi, j’ai connu la philosophie
les dés, les tripots…
Tout petit je te regardais de l’extérieur
comme ces choses qu’on n’atteint jamais :
le nez sur la vitre…
J’ai pleuré le soir de ma première déception
sur tes tables qui ne posent jamais de questions
J’ai connu mes premières peines, j’ai bu mes années… »
(Enrique Santos 1947)
« Où donc était Dieu quand tu es partie ?
Où était le soleil qui ne t’a pas vue ?
.................
Pourquoi une femme ne comprend-elle jamais
qu’un homme donne tout en donnant son amour ?
Je suis une chanson obsédante
qui crie sa douleur et sa trahison. »
(Enrique Santos / Discépolo 1945)
« Qu’est-ce qu’ils en savent,
ceux du gratin, les pomponnés, les petits maîtres ?
Qu’est-ce qu’ils en savent
de ce qu’est le tango ?
Et que savent-ils de la cadence,
c’est ça, l’allure, la silhouette et l’élégance !
Et le maintien, et l’arrogance, et pour la danse
quelle classe !
Sentir au visage
le sang qui monte
à chaque cadence
pendant que le bras
comme un serpent
s’enroule à la taille
qu’il va briser.
Le tango se danse comme ça ! »
(Marril / Elias Raudal 1942)
Rituel de sombre luxure, une couleur aussi, la couleur tango... couleur orange. Il a mauvais genre le tango… C’était ce que l’on me disait, quand adolescente, j’avançais que j’aimais cette danse, ces voix âpres, cette musique de cordes et de bandonéon.
Comme un duel à la dague il se danse.
On dit que le tango aurait surgi vers 1880 dans les "Vieilles écuries" sur le sol de quelque épicerie pour garçons d’abattoirs, entre deux parties de cartes, dans une cour de terre battue…
Tango de tavernes et de lupanars… « dont l’origine serait une danse mauresque adoptée par les gitans d’Espagne et transportée dans la République d’Argentine. D’Amérique, où elle prospéra dans les milieux nègres, cette danse revient en Europe en 1912, dépouillée en partie de sa mimique inconvenante pour devenir une sorte d’ondulation compliquée, avec marche cadencée, à deux temps, et chassée sur le côté. » (Larousse du XXème siècle)
« Me voila. Je suis le Corbeau,
Passionné de bastringue,
Et même si ça fait mal je continue,
Je fais l’imbécile, et danse le tango
avec encore plus de figures… »
(Florencio Iriarte 1918)
Te souviens-tu, frère de ce temps-là ?
C’étaient d’autres hommes, les nôtres plus hommes encore
on ignorait la coco, la morphine,
les jeunes d’alors ne se servaient pas de gomina…
Où sont passés les jeunes gars d’alors ?
Ancienne bande d’hier où es-tu ?
Moi et toi, seuls nous restons, frères
moi et toi, pour nous souvenir… »
(Manuel Romero 1926)
La désillusion et les peines tel le chiendent qui s’accroche à l’âme sont dures à tuer.
Comme un œillet sur l’oreille, elle se glisse la nostalgie…
« Je veux saouler mon cœur,
pour éteindre un amour fou
qui plus qu’amour est une douleur ;
je viens ici pour ça,
pour effacer de vieux baisers
sous les baisers d’une autre bouche…
Je veux lever mon verre pour nous deux,
pour oublier mon obsession ;
mais elle revient encore et toujours.
Nostalgies : écouter son rire fou,
et sentir contre ma bouche,
comme un feu, sa respiration ;
et l’angoisse : me sentir abandonné,
et penser qu’un autre, près d’elle,
vite, très vite, lui parlera d’amour…
De ma triste solitude, je verrai tomber
les roses mortes de ma jeunesse.
Gémis, toi bandonéon, le tango gris,
peut-être souffriras-tu, toi aussi,
d’un amour sentimental
Pleure mon âme de pître,
seule et triste dans cette nuit,
nuit sombre et sans étoile… »
(Domingo Enrique Cadicamo 1936)
Entré dans la légende avec la mort de Carlos Gardel, le tango devient un opéra surréaliste. Astor Piazzola en compose la musique sur un livret de Horacio Ferrer.
« Je suis Maria, Maria du faubourg, Maria nuit, Maria passion fatale, Maria de l’amour de Buenos – Aires je suis, moi ! »
Maria, la rose d’un je-ne-t’aime-pas, c’est le tango de la fugue et du mystère, c’est le pressentiment du bandonéon qui d’une balle dans l’haleine devine sa mort. Mais son ombre doit revenir, torturée par la lumière du soleil. Corps enseveli de nuit, sans identité, sans souvenir, appelée par le Duende, Maria prédit aux hommes qu’ils entendront son tango la première et la dernière fois « qu’un certain vent-asthme du Sud, saveur d’Amen, mâle exilé - commencera son Tango…»
Le Duende, Esprit ivre-mort dans le magique bistrot talismanier, Pauvre Esprit qui appelle et pleure désespérément.
« Et de moi où que tu sois, avec une force folle, comme un hymne saugrenu… un vieux violoniste aveugle jouera pour toi sur la tierce crasseuse de son stradivari…
Et dans un silence de croche arrivera ton jour : ton dimanche alezan te donna le jour et des plus laides feuilles d’un laurier-rose, l’étrange et angélique beauté de son bouquet.
C’est Dimanche : laurier et hasard…
C’est Dimanche : laurier Tortueux
Etrange semailles de ce Dimanche…
c’est Dimanche, et ils fainéantent
jusqu’aux septièmes tangos.
UNE VOIX DE CE DIMANCHE-LA
Fin et commencement veulent être
des gouttes des mêmes pleurs. »
«En Maria s’unissent le Bien et le Mal, ce qui séduit, ce qui inspire. Il y a une tension dans le récit, dans la musique, dans le rapport entre la musique et les mots, dans l’idée qui est à la base de l’histoire et qu’on peut rapporter à n’importe quelle destinée humaine. » (Gidon Kremer)
Le passé revient s’affronter à la vie, réverbère de la nostalgie, où errent les souvenirs qui enchaînent la rêverie, âme du tango.
« Mais le voyageur en fuite
tôt ou tard s’arrête en chemin.
Même si l’oubli qui détruit tant
a tué ma vieille illusion,
humble je garde une espérance cachée
pour toute fortune de mon cœur. »
(Alfredo Le Pera / Carlos Gardel)
En complétude de cet autre voyage au bout de la nostalgie, un de mes poèmes écrit en 1980 qui parle de ...
TANGO
Le soir est lourd comme un tango d’Argentine
Le vent s’est pendu dans les hautes branches
La glycine sur le mur s’est faite câline
Et ta caresse glisse doucement sur ma manche...
Musique tu es comme une grappe de raisin noir
Ecrasée sur ma bouche pour étouffer le silence,
Ta plainte lascive réchauffe la mémoire
Des cris de ton pays dressés comme des lances.
Le soleil est en deuil sur les oripeaux des rues
Et la voix âpre qui se plaint comme on danse
Résonne comme un appel vers les nues
Sur un rythme de circonstance,
Le jour tenant dans ses bras enlacée
La mélancolie fardée de sourires
Danse la vie et la mort fortement embrassées:
Ni le sang, ni les fleurs ne veulent mourir !
Hécate