Kafka,
l’éternel fiancé.
de
Jacqueline Raoul – Duval.
…Il a passionnément aimé Felice, Julie, Milena, Dora. Elles habitaient Berlin ou Vienne. Il n’aurait jamais épousé une jeune fille de Prague. Il fallait que celles dont il faisait la conquête fussent loin pour avoir le bonheur de leur écrire et le soulagement de ne pas les voir dans leur réalité. Fiancé quatre fois, il échappe au mariage. Lorsque s’achève chacun de ses amours, il rédige d’une traite un roman qui lui, ne s’achève pas. « L’Amérique, Le Procès, Le château ».
Sa vie ressemble au monde qu’il a créé : impénétrable, hérissé de pièges, mais où l’exigence de la vérité débouche sur la lumière. Aucun écrivain n’a suscité autant de livres, mais rares sont ceux qui font revivre, comme celui-ci, la vie amoureuse si singulière, de Franz Kafka. »
« Le 20 septembre 1912, il écrit sa première lettre à Felice Bauer. Une lettre à en-tête de la compagnie d’assurances ouvrières où il occupe un poste important.
…Il lui rappelle son nom, Franz Kafka, leur rencontre chez les Brod, leur projet d’aller en Palestine. Au cas où elle n’aurait pas de raisons de le prendre pour compagnon de voyage, pour guide, fardeau, tyran et tout ce qu’il pourrait devenir, il lui propose, de le prendre à l’essai comme correspondant. Il ajoute qu’il n’est pas ponctuel et en échange il n’attend pas qu’on lui écrive régulièrement.»
Cinq pages écrites à la main suivront cette première lettre. Franz, sollicite l’aide de son entourage, il veut briser ce silence que Felice lui oppose. Lorsqu’elle lui répond au bout de trois semaines, Franz exulte et s’engage aussitôt dans une correspondance frénétique. Il lui envoie une moyenne de trois lettres par jour.
« Je tremble comme un fou quand je reçois vos lettres, des palpitations me traversent tout le corps et mon cœur ne connaît que vous. »
… « Il n’y a guère de quarts d’heure de ma vie éveillée que je n’ai pensé à vous, et il y en a beaucoup pendant lesquels je ne fais pas autre chose. Depuis le soir où j’ai fait votre connaissance, j’au eu le sentiment d’avoir un trou dans la poitrine par où tout entrait et sortait comme aspiré hors de moi. Vous êtes intimement liée à ma littérature. »
De toutes ces lettres, émerge un portrait de lui-même : impitoyable, humoristique, fidèle, extravaguant.
« J’aurai trente ans, le 3 juillet prochain. J’ai l’air d’un adolescent, c’est vrai. »
« Vous voulez connaître mon emploi du temps ? Très routinier. De 8 heures à 2 heures au bureau, déjeuner jusqu’à 3 heures ou 3 heures et demie et jusqu’à 7 heures et demie sieste au lit, puis dix minutes de gymnastique, nu et la fenêtre ouverte, puis une heure de promenade, seul ou avec un ami, puis dîner au milieu de ma famille. Puis vers 10 heures et demie (quelque fois plus tard encore), j’écris. Cela dure selon mes forces, mon envie et ma chance jusqu’à 1, 2, 3 heures du matin. »
« Ma façon de vivre ? Elle vous paraîtrait folle et intolérable. Je m’habille à la diable. Je n’ai qu’un costume pour le bureau, la rue, même pour l’été et l’hiver. Contre le froid, je suis mieux aguerri qu’une souche, je n’ai encore porté jusqu’à présent, au milieu de novembre, aucune espèce de par-dessus lourd ou léger ; parmi les passants emmitouflés, je fais figure de fou en petit chapeau de paille et costume d’été, sans gilet (je suis devenu l’inventeur du complet sans gilet). »
« Bien entendu, je ne fume pas, je ne bois ni alcool, ni café, ni thé !
Je fais trois repas par jour, dans l’intervalle, je ne mange rien, mais ce qui s’appelle rien. Le matin de la compote, des biscuits et du lait… Le soir, à neuf heures et demie en hiver, du yoghourt, du pain complet, du beurre, des noix et des noisettes, des châtaignes, des dattes, des bananes, des pommes, des poires, des oranges. Et je n’ai jamais mon content de citronnade. Ma très chère Felice, ne me rejetez pas pour cela, acceptez-moi gentiment. »
« Aucun détail n’est trivial, si il est exact » affirmait Kafka dont l’exigence de la vérité est obsession.
Dans son journal, il avoue ses audaces alimentaires, il s’examine :
« Je me suis trouvé mieux de visage que je ne le suis à ma propre connaissance. Il est vrai que c’était à la lumière du soir et que j’avais la source de lumière derrière moi, de sorte que seul le duvet qui couvre l’ourlet de mes oreilles était vraiment éclairé. C’est un visage pur, harmonieusement modelé, presque beau de contours. Le noir des cheveux, des sourcils et des orbites jaillit comme une chose vivante de la masse du visage qui est dans l’expectative. Le regard n’est nullement dévasté, il n’y a pas de trace de cela, mais il n’est pas non plus enfantin, il serait plutôt incroyablement énergique, à moins qu’il n’ait été simplement observateur, puisque j’étais justement en train de m’observer et que je voulais me faire peur. »
Lettres tour à tour angoissées, pressantes, véritable interrogatoire. Il a la tête pleine d’autant de questions qu’il y a de mouches sur un pré.
« Réponds exactement à mes questions, il me faut des réponses aussi rusées et aussi vives que des serpents… Moi, il faut que je t’écrive sinon la tristesse me tuerait. »
Il quémande, se lamente.
« Rien que deux lignes, un bonjour, une enveloppe, une carte, je t’en prie. Je t’ai envoyé depuis vendredi quatorze ou quinze lettres. Une folie. »
Le tourment lui devenant insupportable il écrit :
« Si je veux continuer à vivre je ne peux plus attendre en vain des nouvelles de toi. Ne m’écris plus. »
Une lettre qui arrive et le voici dans le remords, le regret. Il supplie.
« Tu m’écriras encore n’est-ce pas ? !
Mon besoin de correspondance ininterrompue avec toi n’a pas son origine dans l’amour, mais dans ma malheureuse disposition d’esprit. »
Jacqueline Raoul – Duval sous une forme romancée, s’appuie sur les journaux et les correspondances de Kafka et en dessine un portrait intimiste. L’œuvre de Kafka s’est nourrie de ses lettres. Avant sa brève rencontre avec Felice, il n’écrivait pratiquement plus… Elle est l’étincelle qui va déclancher l’exaltation qui lui permet de se jeter dans la création de son œuvre.
« Mes nuits ne seront jamais assez longues pour cette occupation voluptueuse au plus haut degré. »
Max Brod l’ami de toujours s’est marié. Sa sœur Valli s’est mariée aussi. Franz se sent de plus en plus seul.
« Un homme sans épouse n’est pas une créature humaine, cet anathème du Talmud le poursuit. »
Il avait osé confier à Felice que pensant à elle, pris d’un désir violent il avait dû chercher la consolation… à la fenêtre dans le ciel gris.
Plus singulière lettre est celle où il se délivre de ce qui l’étouffe.
« Le vrai objet de ma peur, c’est que je ne pourrai jamais te posséder. Dans le meilleur des cas, je devrai me contenter, tel un chien éperdument fidèle, de baiser la main que tu m’abandonneras distraitement, ce qui ne sera pas acte d’amour, mais le signe du désespoir de l’animal condamné au mutisme et à une distance éternelle. »
L’auteur de « La métamorphose » va se fiancer avec Felice. Elle ne lit pas ses livres. Son éducation lui interdit de lui demander pourquoi il s’humilie avec tant d’obstination. Il lui est impossible de parler de sexualité.
« L’idée d’un voyage de noce m’emplit d’épouvante » écrit-il dans son journal lors de son voyage en Italie.
Plus approche la date officielle de ses fiançailles, plus il est en proie de maux de tête, d’insomnies. Tout les oppose. Ils ne sont d’accord ni sur leurs futurs meubles, ni sur la nourriture, ni sur la température de leur chambre.
Kafka ne cesse de renforcer ses règles de vie. Il ne mange pas avec ses parents. Il mange contre eux. Tout à la fois lié et séparé d’autrui.
Même quand il se met à cracher du sang, il plaisante. « Ma tuberculose n’est pas une maladie que l’on couche sur une chaise longue, c’est une arme qui m’est nécessaire, et nous ne pouvons pas rester en vie tous les deux, elle et moi. »
Max Brod n’a jamais vu Franz pleurer en public. Il s’effondre en larmes après avoir accompagné Felice à la gare. Il sait qu’il ne la reverra jamais.
Franz n’est plus le fringuant jeune homme décidé à conquérir Felice quand il rencontre Milena. Trente neuf ans, des cheveux blanchis. En promenade il s’essouffle vite. Milena a vingt trois ans. D’avril à novembre, environ cent cinquante lettres.
« Les lettres, nées d’un tourment incurable, ne sont qu’incurables tourments. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent en route » écrit-il à Milena. Elle est mariée à un homme qui la trompe ouvertement, accumule les dettes.
« A Milena, et à elle seule, il livre le récit de sa première expérience sexuelle, qui, dit-il, est à l’origine de sa peur du sexe. Il a vingt ans, il est étudiant en droit… ! Par la suite, son corps (il en parle comme d’un objet dont il a la charge) a été à intervalles réguliers insupportablement secoué de ce désir lancinant, ce désir d’une petite chose sale, répugnante.»
Il ne confie qu’à son journal son goût pour les bordels.
« Depuis qu’il connaît Milena, il n’est plus absurdement poussé dans un monde sale absurdement. Grâce à elle il n’a plus la nostalgie de la saleté. Il n’a plus peur… »
Elle est la seule personne à laquelle il confie ses volumineux cahiers bleus. Il se demande peut-être si Milena a pris la peine d’ouvrir l’un de ses cahiers…
Rejeté par Milena, banni, expulsé du monde des vivants, incapable, croit-il de se lier avec quiconque, il s’enterre : il se sauve dans le silence, dans la nuit de son terrier, le seul lieu où il se sente à l’abri. En neuf mois, il édifie son troisième et dernier roman « Le Château ».
« Jusqu'à sa mort, il a pensé que tout ce qu’il entreprenait, le piano, le violon, l’italien, l’anglais, l’hébreu, les études germaniques, l’antisionisme, le sionisme, la menuiserie, le jardinage, la littérature, les tentatives de mariage, il ne progressait que lentement. »
C’est avec Dora, qu’il va connaître un bonheur qu’il ne croyait plus possible. Elle va le rejoindre à Wiener Wald, un sanatorium universitaire.
Franz a un visage décharné, des yeux brûlant de fièvre, des mains d’oiseau… Il commence à être atteint par une tuberculose du larynx. Puis ce sera le sanatorium de Kierling où Dora le verra tous les jours.
Presque aphone, sur recommandation des médecins, il communique par écrit, quelques phrases.
« Si un homme voué à la mort peut rester en vie par bonheur, alors je resterai en vie. »
« Le lilas c’est merveilleux, n’est-ce pas, il boit en mourant, il se saoule encore. »
Son dernier billet, écrit alors que le médecin quitte sa chambre :
« Voila comment le secours repart, sans vous avoir secouru. »
Il ne peut plus s’alimenter depuis trois jours lorsqu’il reçoit les épreuves d’ « Un artiste du jeûne » texte écrit deux ans auparavant. Feuilles et crayons tombent par terre. Kafka pleure, il n’est plus en état de poursuivre ses corrections.
Le 3 juin 1924 l’inconcevable horreur de l’asphyxie l’arrache au sommeil. C’est le commencement des terribles noces avec la Mort de l’éternel fiancé !...
Hécate.