ANNA DE NOAILLES
L'EBLOUISSANTE...
[ 1 ]
Est la femme la plus honorée de la 3° République, à 24 ans, elle est célèbre pour sa poésie, elle est de toutes les réceptions.
Proust l'appelle "la femme - mage", Rilke "la petite déesse impétueuse", Colette parle de sa voix de bronze et d'argent ; Anatole France lui écrit " : - Vous êtes jeune comme la poésie grecque. Vous êtes ingénue et robuste". Et Clemenceau lui dit qu'elle ressemble à Bonaparte au Pont d'Arcole.
Elle aime la nature et l'amitié. On n'en finit pas d'énumérer tous ceux qui l'ont approchée, des écrivains, des ministres, des musiciens, des peintres, des grands de ce monde aux artistes de music-hall.
Elle est la première femme faite commandeur de la légion d'honneur, que Bergson lui remet le 15 février 1931.
Ses obsèques en 1933 sont suivies par dix mille personnes.
- " C'est un peu de radium qui entre sous terre" dira Marie Curie. Et Cocteau lui dessine une petite guirlande de mots.
- "Je ferme les yeux. J'essaie, Anna, de revoir votre sourire."
Elle aimait, elle était aimée, elle écrivait pour qu'on ne l'oublie pas, et qu'on l'aime encore par delà la mort.
J'écris pour que le jour …
J'écris pour que le jour où je ne serai plus
On sache comme l'air et le plaisir m'ont plu,
Et que mon livre porte à la foule future
Comme j'aimais la vie et l'heureuse Nature.
…………
Et qu'un jeune homme, alors, lisant ce que j'écris,
Sentant par moi son cœur ému, troublé, surpris,
Ayant tout oublié des épouses réelles,
M'accueille dans son âme et me préfère à elles …
( L'ombre des jours. )
Anna naît à Paris le 15 novembre 1876. Elle est grecque par sa mère, roumaine par son père le prince Grégoire Brancovan – Basarab.
Dès qu'elle est en âge de comprendre les légendes, Grégoire lui explique celle des princes, ses prestigieux ancêtres. Ils apparaissent puissants et implacables, mais pourquoi l'un d'eux tient-il entre ses mains une colombe ?
La petite Anna harcèle ses bonnes :
- " Est-ce qu'une petite fille a le droit aussi de mettre une cercle d'or sur sa tête ? "
Les bonnes ne savent que répondre. Il en faut plus pour décourager Anna. Elle insiste :
- " Où est la couronne ? "
Les ancêtres du prince Grégoire en portaient tous une, pourquoi le prince n'en eut-il pas porté lui aussi ?
Dès l'âge de cinq ans, elle commence à raconter des histoires à sa sœur Hélène et à son frère Constantin, des fables, des contes de fées qu'elle invente. Elle écrit ses premiers vers autour de neuf ans.
- " Faire des vers, mais cela s'apprend en une heure ! A l'âge de huit ans, j'ai calqué sur deux strophes d'Alfred de Musset un petit poème que j'essayais de rendre correct."
Anna est une enfant anxieuse, plus attentive qu'il n'y paraît de prime abord à l'opinion des autres. La tendresse de ses parents ne lui suffit pas ; elle guette l'approbation et les encouragements de leurs amis, qui, heureusement ne la déçoivent jamais. Une indulgence amusée ne ferait pas l'affaire : il faut un éloge fondé et net.
Rachel Brancovan, la mère d'Anna, paraît dans l'ordinaire de la vie, une personne affable et douce, un peu dormante, comme on en voit beaucoup. Mais une âme explosive sommeille en elle. Dès qu'elle pose la main sur le clavier de son piano, elle est transfigurée !…
C'est pourtant toute une histoire que de l'amener à s'asseoir devant son instrument. Fernand Gregh rapporte qu'elle manque toujours de s'évanouir d'émotion et s'écrie.
- " Non, pas aujourd'hui, je ne pourrai pas ! Ah ! Qu'elle torture ! Non, j'en mourrai, tâtez mes mains, sentez si elles sont froides ! "
Lorsqu'elle joue sa peur nerveuse se fond aux feux de son cœur artiste brûlant de cette flamme qu'elle transmet à sa fille. La princesse Rachel est une femme vive, primesautière, nerveuse, imaginaire, hardie et craintive.
Anna pense qu'elle doit tout à sa mère : non seulement l'amour de la musique, mais aussi l'amour de la poésie.
De nombreuses années plus tard, tandis que la princesse Rachel Brancovan quitte doucement la vie, Anna confie à sa mère mourante :
- " Je suis issue toute entière du bois de ton piano."
Anna n'a que trois ans lorsqu'elle vient vivre dans l'hôtel de l'avenue Hoche. Elle y demeurera jusqu'à son mariage, et pourtant elle ne s'y sentira jamais tout à fait à son aise.
Entre l'Etoile et le parc Monceau s'étend le royaume du silence. Pas de voitures, pas d'omnibus, pas de magasins. C'est l'endroit le plus élégant de Paris.
De cette demeure de facture classique, sa mère Rachel en a fait une sorte de palais oriental, mélange de langueur et d'austérité : tentures fabuleuses, bronzes étranges, porcelaines, ivoires, glaces de Venise, de l'or partout, un faste éblouissant.
Anna a consacré quelques lignes au grand salon préféré de sa mère :
"Le salon le plus important de l'hôtel était habillé de peluches couleur de turquoise, meublé de canapés et de sièges dorés, et deux larges pianos y étalaient, côte à côte, le désert laqué de leurs reflets de palissandre, sous un haut palmier languissant."
Elle n'aime guère la salle à manger meublée en style Henri II :
"Le décor de cette pièce spacieuse me déplaisait par les tons heurtés de la peluche bleue des rideaux, voisinant avec des stores coulissés, d'un rouge de pavot, qu'égayait pourtant le soleil de midi."
Il y a aussi le petit salon algérien drapé de pourpre et d'or, et sa cheminée ornée d'une pendule d'onyx, d'un éléphant indien en émail cloisonné et d'un coffret de cristal incrusté de pierreries. Aux murs, il y a les portraits des enfants Brancovan peints par une amie de la maison.
La galerie des ancêtres hospodars, étroite et tapissée de vieux chêne noirci, double le salon sur toute sa longueur. Une grande baie vitrée l'éclaire à chaque bout.
La petite Anna à du mal à se passionner pour les étranges personnages des tableaux :
- "Je sentais en les regardant que depuis des siècles je les avais quittés… Ce riche décor citadin me désolait de mélancolie."
De Paris, elle n'aime décidément pas grand chose ! Elle n'hésite pas à comparer la maison de ses parents à un mausolée, une sorte de cimetière surhaussé.
Elle n'aime ni le quartier de l'Etoile où les platanes sont rare, ni le parc Monceau, pas même la pittoresque Naumachie.
Elevée par des gouvernantes, instruite par des précepteurs, elle voit trop souvent ses parents quitter la maison au moment où il lui faut se mettre au lit. Elle affirme :
"L'enfance est une route ardue."
Un jour une gouvernante l'emmène déjeuner dans un restaurant. Elle avise quelques clients qui lui paraissent très âgés à une table voisine et pose cette curieuse question :
-"Pourquoi leur donne -t-on à manger ?"
Priée de s'expliquer, elle déclare :
-" Il ne faut pas les nourrir, cela prolonge inutilement leur souffrance, il vaut mieux les laisser mourir en paix."
Pour Anna, la vieillesse est une disgrâce irrémédiable, elle ne peut imaginer que ceux qui en sont affligés puissent une seconde tenir à la vie. L'enfant, ce jour là, est sévèrement réprimandée. La gouvernante soupçonnée de favoriser l'éclosion d'une sensibilité exagérée est renvoyée.
Anna est incapable de dissimuler sa tristesse. On la gave de gâteaux, de calepins et de chansons amusantes. Rien n'y fait : Anna est en proie à une véritable nausée. Elle sait alors que là "consolation par le divertissement" lui demeura à jamais étrangère. Et pourtant, au cours de sa vie, les divertissements ne lui manquèrent pas !
Elle n'a que dix ans, lorsque son père le prince Grégoire Brancovan meurt à l'âge de cinquante-huit ans, le 15 octobre 1886.
-"En entrant dans la pièce où ma mère se trouvait assise et comme figée, sans autre expression que celle de la stupeur et vêtue d'un noir opaque, je compris que mon père était mort. Mais je ne voulus pas le savoir. Je tins mes doigts contre mes oreilles pendant des heures, afin de ne pas entendre formuler ce que je n'ignorais plus."
Les promenades sur les Champs –Elysées, les petits théâtres de Guignol, les boutiques de confiseries, la voiture aux chèvres ne suffisent pas à chasser la tristesse ; bientôt Anna refuse de se mêler aux autres enfants.
Six mois durant, l'hôtel de l'avenue Hoche vit dans ce climat de deuil. Strictement vêtue de noir, Rachel Brancovan, porte lorsqu'elle sort se promener au bois de Boulogne, une épaisse voilette qui l'empêche de respirer à son aise.
Une espèce de directeur de conscience, au zèle religieux sans défaillance ne la quitte pratiquement pas d'une semelle. Il lui parle, ainsi qu'aux enfants, de la mort et de l'au-delà. Il rapporte d'une librairie spécialisée, des livres mélancoliques. Anna lit un titre qui la frappe :
"Au ciel on se reconnaît".
Des mois durant, de nombreuses cérémonies religieuses rappellent le souvenir du défunt et ravivent le chagrin.
La mort du prince Brancovan a mit fin aux déjeuners dominicaux et autres festivités constituant l'essentiel de leur bonheur de vivre.
- "La mort de mon père, en me séparant de cette vie de réceptions et de faste où une sorte de philosophie heureuse s'apparentait, d'une manière noble, aux orchestrations et aux quadrilles étourdissants d'Offenbach, me laissait languissante, et j'eus une peine extrême à continuer d'exister."
Anna songe sans cesse à son père, qui avait eu un si grand rôle dans l'éveil de sa vocation.
Elle revoit les premières années de sa petite enfance, au bord du lac Leman, dans le chalet d'Amphion, où, assis sur le balcon, Grégoire de Brancovan boit du thé et récite des vers de Corneille ou de Racine.
Cette jolie villa est un bouquet de fleurs posé sur le lac, dans le site le plus ravissant de cette côte féerique.
C'est l'image même du paradis pour Anna. Ce nom d'Amphion lui évoquera toujours l'endroit où elle a été le plus souvent et le plus longtemps heureuse !
La véranda est fraîche tout le jour. Le soir, les trois enfants s'y blottissent sur des canapés recouverts de laine et de coussins turcs.
Anna est à la fois oppressée et accablée de bonheur.
Elle se souviendra toute sa vie d'un certain été, où deux fois par jour au moins, un moment était consacré à la lecture du plus bouleversant poème des "Contemplations" de Victor Hugo,
"A Villequier".
- "Au comble du désespoir, nous aussi nous portions le deuil de Léopoldine… Ainsi fus-je initiée poétiquement à la catastrophe et aux cruautés de la nature, dont je révérais les prodigues élans par les stances que Hugo dédiait à la disparition tragique de sa fille."
Elle a grandi à Amphion, sans jamais cesser de contempler le lac.
- "Je dois tout à un jardin de Savoie et au double azur qui m'a ébloui depuis l'enfance. C'est là que l'univers m'a été révélé."
Entre le ciel et le lac, entre la vie et la mort : deux néants, dont l'un est impalpable et l'autre glisse entre les doigts, à l'image d'un temps éternel, que rien ne peut retenir.
- "J'avais la certitude d'être capable de marcher sur les flots. Parfois, au bord du lac Léman, quand la nappe tiède d'une eau bleue bordée d'écume m'invitait à la parcourir, j'ai vu se réduire si étroitement le lien qui nous retient à l'existence que je me suis sentie chanceler avec une préférence égale entre la vie et la mort."
Quand elle écrit le poème de "L'ombre des jours" intitulé "Attendrissement", Anna se rappelle de tous ces chers moments que rien ne détruira à jamais.
Maison où j'ai passé tous les plus tendres mois
De mon aventureuse et frissonnante vie,
Mon rêve vous bâtit dans mon âme ravie,
Et voici qu'aujourd'hui je vous habite en moi !
..............
- Rien n'est changé là-bas, mais j'ai changé moi-même.
Ce n'est plus qu'en rêvant que je revois encor
Ces beau soleils, venus de l'âme et du dehors,
Près de qui, comme un flot d'abeilles qui essaiment,
Mon plaisir tournoyait avec des ailes d'or ! …
( L'ombre des jours )
Sa mère la princesse Rachel trouve un moyen de rompre son deuil obsédant : elle décide de revoir son père Musurus Pacha retiré dans son palais de Constantinople. En outre, elle propose aussi de séjourner à Bucarest afin que Constantin et ses sœurs connaissent enfin le pays de leur père.
- "Soudain la promesse du Bosphore fit renaître chez moi l'instinct du printemps, de la poésie, le délectable plaisir de plaire !"
Plaire ! Elle veut déjà plaire à des garçons, elle souhaite également plaire à des paysages, à des villes, à l'espace illimité !
Anna ne garde pas un souvenir très marquant de la Roumanie où elle est constamment malade, et dont elle voit peu de choses.
Et puis j'ai voyagé, petite fille encore
Dans ce pays doré, raisonneur et naïf
Je me souviens des jours sans fin, couleur d'aurore,
Des enfants nus, des bœufs, des murs blancs et des ifs.
(Le souvenir des aïeux)
"extrait"
[ Derniers vers ]
A Constantinople, du palais de Musurus Pacha où domine le marbre bleu, la vue est superbe. Le regard porte jusqu'aux Eaux Douces d'Asie. Dans le palais, d'un confort relatif, le matin l'on déjeune de confitures de roses ou de bergamotes, puis l'on s'amuse.
Anna prise de mélancolie, de rêverie, ressent un sentiment de solitude parmi des jeunes femmes qu'elle compare à des roses qui se fanent ! Ces jeunes femmes ne sont préoccupées que de deux choses : un élu rare à venir, et manger.
Anna commet la folie d'avaler d'une traite 42 abricots. Il s'ensuit indigestion et fièvre. Elle met tout le reste de l'été à se remettre de cette indisposition. Triste, malade, éloignée de toute distraction, immobile dans son lit drapé d'une moustiquaire, elle écoute sa mère jouer du piano.
- "Ah ! Pourquoi nous avait-on éloignés cette année des douceurs familières d'un lac en Savoie ! "
Lors du retour sur le bateau, elle croise un officier de marine de 37 ans : Pierre Loti.
Lorsqu'elle le revoit quelques années plus tard, elle est violemment troublée, elle vient de lire "Pêcheur d'Islande", elle va sur ses dix huit ans, et, ô miracle, il la reconnaît.
- "Quoi donc ! l'écrivain qui, par ses livres de génie, m'installait au paradis, avait distingué, plusieurs années auparavant, une petite fille en larmes qui, à force de souffrance sentimentale aspirait à l'anéantissement sur le pont d'un bateau turc !"
Celui qui va vraiment redonner le goût de vivre à Anna et à sa mère, c'est le pianiste Paderewski, la coqueluche des publics féminins de toutes les capitales de l'Europe centrale.
- "Je vis une sorte d'archange aux cheveux roux, aux yeux bleus, purs, durs, examinateurs et défiants, tournés vers l'âme. Combien me plut immédiatement cette allure de vagabond de race noble et fière."
Anna oublie d'un coup tous les jeunes gens fugitivement admirés, et sa mère sort enfin de son deuil.
Et ce sont les premiers bals. Anna souvent souffrante, fatiguée, est étonnée de constater que la douleur peut, l'espace d'une soirée céder du terrain.
- "Je passe toutes mes nuits en bals et soirées, et je dors tant bien que mal le jour ; c'est une désorganisation complète, affaiblissante à tous les points de vue, où réside le plaisir du monde.
Plus moyen d'être à soi-même et à ses amis ; c'est payer bien cher, n'est-ce pas, une jolie valse, un danseur passable et un verre de champagne."
Elle rencontre le comte Mathieu de Noailles, un parti non dénué de prestige. C'est un garçon de belle allure, un mètre quatre-vingt-deux, blond aux yeux bleus : il la trouve terriblement attirante, elle le fascine. Ils ont les mêmes fréquentations, les mêmes préoccupations. Dans ce terreau idéal, s'épanouit ce que l'on nomme habituellement l'amour.
Sans doute, Anna n'est pas exactement le type de femme qu'il faut à Mathieu. Du côté d'Anna, Mathieu est-il bien l'idéal masculin de ses rêves d'adolescente ? Mais n'a-t-elle qu'un seul idéal ? L'amour l'intéresse bien plus que l'homme.
Sans doute pressent-elle qu'aucun homme au monde ne lui apportera jamais le délicieux désordre de la passion. Elle songe déjà qu'il lui faudra connaître beaucoup d'hommes, les séduire, se les attacher. Cela seulement, lui apportera l'éblouissement.
Le mariage a lieu le 18 août 1897. Plus de trois pages du registre des actes de l'état civil sont nécessaires pour énumérer les titres du jeune couple.
Sans se montrer totalement frigide, Anna ne sera jamais portée sur l'amour physique. Les étreintes la laissent insatisfaite. Elle leur préfère de loin les jeux de la séduction.
Elle met au monde un fils, Anne - Jules, le 18 septembre 1900. Un jour d'ardeur dans son enfance, elle avait souhaité un enfant né d'elle.
Fin de la première partie.
Hécate.