Un certain mois d’avril à Adana
de
Daniel Arsand
Nous sommes en avril 1909 à Adana, au sud de la Turquie. Adana, l'opulente plaine de Cilicie, ses champs de coton et ses vergers, le fleuve Seyhan, la mer Méditerranée. Qui aurait pu prévoir que des massacres ravageraient cette terre ? Que la folie saisirait le parti Union et Progrès ? Aucune union en vérité, aucun progrès. Il y a là des amis, des familles, des bergers, le poète Diran Mélikian, Atom Papazian le joaillier, Vahan le révolutionnaire. Ils assistent à la montée de la haine et de l'intolérance. Certains prient, d'autres prennent les armes et combattent. La mort frappera la plupart, l'exil sera le lot de certains. C'est toute la puissance du roman de Daniel Arsand de réinventer une ville et d'évoquer le destin d'un peuple. De donner un visage à l'Histoire.
« C’était une ville, une vraie, et néanmoins elle pourrait disparaître de la surface de la terre sans qu’on le remarque vraiment. Qu’était une ville de plus ou de moins ? Se dressaient mosquées, églises, collèges, couvents, demeures patriciennes. Adana était aussi ici et là un fatras de masures, de taudis, d’antres, elle était grandiloquente et sordide, elle grouillait d’histoires, elle avait Dieu qui veillait sur elle, elle était sans caractère et funeste… »
« Un certain mois d’avril à Adana » est un roman où l’émotion monte page après page.
Un roman splendide et déchirant. Derrière toutes ces voix qui s’élèvent et s’entrecroisent en ce mois d’avril 1909, il y a celle de Daniel Arsand reconnaissable de livre en livre, la « voix » intime si particulière qui évoque l’indicible. En l’écoutant, il me semble entendre et voir entre ombre et lumière comme dans un tableau du Caravage le feu dévorant des humaines passions. Il y a des spasmes de violence, d’amour et de mort dans toute son œuvre.
Ce sont les braises d’un passé infusé dans le sang, la mémoire et le silence.
Le passé de l’Arménie martyrisée, sacrifiée.
« Le silence de mon père, Hagop Arslandjian, m’a accompagné tout au long de l’écriture de ce roman. »
« Le désespoir se désagrège un soir et renaît le lendemain. C’est un phénix. »
Chaque chapitre est tel un vitrail émaillé de sang, tel un ciel insolent de bleu, celui du printemps.
Floraisons…où vont commencer ces terribles moissons de la Mort !!!...
Scènes de la vie quotidienne à Adana. Pensées, dialogues, rêves, désirs, des hommes, des femmes d’Adana.
« Dzadour avait eu l’impression de grandir d’un coup, de se hisser au statut d’homme, ce qui fut profondément troublant. Il avait eu l’impression de se délester d’un harnais, de se libérer d’une entrave. Il serait un jour l’égal de celui que l’on connaissait comme le joaillier Atom Papazian. »
« C’est l’heure d’aller déjeuner.
Pour la première fois la voix de son fils lui fut déplaisante.
Je ne viendrai pas, Dzadour, j’ai du travail.
Jamais jusqu’à ce jour son père n’avait manqué un repas.
Tu m’as entendu ? Je ne viendrai pas.
Dzadour s’était enfui.
Fils !
Il avait prononcé si bas ce mot que même pour un ange l’ordre ou la prière aurait été inaudible. »
« Hovhannès rabotait, ponçait, clouait depuis bien avant l’aube, afin d’être le plus efficace possible tant que la chaleur n’alourdirait pas ses gestes. Il avait fêté la veille ses dix huit ans… Le jeune homme habitait avec sa mère dans une masure à l’orée de la ville. Garinée Bédrossian n’avait qu’une fois partagé sont lit avec un homme. C’était un colporteur. »
Il y a Chirag qui joue dans le jardin et qui regarde danser la poussière.
« Il gambadait, elle dansait avec lui. Il serait danseur. Ou explorateur. Ou les deux…»
Vahan est de retour à Adana… Il était groom dans un hôtel de Constantinople.
« Entre groom et prince, y avait-il une immense différence ? » se demande Dzadour qui le regarde, admiratif.
Il y a le poète, Diran Mélikian…
« Je n’ai jamais écrit sur la mort. Comment s’y prendre ? Est-ce que lorsque j’évoque une rose, c’est de la mort que je parle ?... Je sais si peu de moi, des autres, du monde, d’hier, de maintenant, de demain. Sur ce chemin que j’emprunte, j’ai l’impression de n’avoir plus chair ni os, de n’être rien, il m’arrive de connaître l’angoisse, de vivre la peur, il m’arrive tant en un seul jour. »
Il y a Yessayi Zénopian qui hante Adana…et marche dans les rues à la recherche de Vahan.
« Il n’y aurait jamais d’adieu entre eux. Jamais ?»
« Le sang ne fertilise aucune terre, dit Adalet.
Epouse terrifiée vaut mieux que cousine vendue à l’ennemi, se dit Cevat Bey… Ne suis-je pas le vali d’Adana ? Sortez !
Seul il se demanda : Dans mes rêves, qui suis-je ? »
A chacun son histoire, à chacune la sienne… Et l’Histoire d’Adana…
« Le feu enserrait le collège, le masquait. On avait l’impression que ses pierres coulaient telle de la cire… C’est ça, un dragon ? demanda une fillette… »
Depuis quand le printemps enfante-t-il la mort ?...
« Adalet, bâillonnée et poings liés, se persuadait qu’elle pourrait encore enfanter.
Donner naissance à une lignée sans haine et sans reproche.
Ce serait sa vengeance. Ce serait sa grandeur.
Mais qui serait l’homme ?
Le garde lui répugnait.
Elle étouffait. L’homme eut pitié d’elle. Il lui ôta son bâillon.
Ne parle pas ou je serai puni.
Sois tranquille, je n’ai plus de larmes et ne n’ai plus de voix. »
« Il y aurait une nuit plus sombre que toutes les nuits que la ville avait connues et la jour qui la relaierait n’en serait que plus flamboyante. La haine était à la pointe des lames que l’on aiguisait. On fabriquait des torches et le feu s’élevait déjà dans les songes, dans les regards, dans les silences. »
Dzadour va être tué…
« Corps de mon fils.
Phrase sans avenir. »…
« Atom n’avait pas cessé de pleurer tandis qu’il tamponnait épaules et cuisses. Mais qui avait osé dire que les larmes soulagent ?...
De l’index il avait touché la blessure. Sang caillé, sang noir, sang qu’on ne répandrait plus. Comment rejoindre son enfant dans l’abîme ou celui-ci était tombé ?... »
Je ne vais plus rien dire sur ce roman. C’est celui d’un fils qui n’en finit pas d’arracher au silence du père, tout ce qu’il n’a pu dire.
Ce roman c’est la voix de Daniel Arsand… Des mots qui touchent, des mots qu’on ne peut oublier…
Daniel Arsand est écrivain et éditeur. Il est notamment l’auteur de « La Province des ténèbres » (Phébus, prix Femina du premier roman, 1998), « En silence » (Prix Jean – Giono), « Lily » et « Des amants » (Stock, 2008, Livre de Poche 2010). Ses livres sont traduits dans une dizaine de pays.
Bibliographie complète :
- Mireille Balin ou la beauté foudroyée, Éditions de La Manufacture, 1989.
- Nocturnes, HB Éditeur, 1996.
- La Province des ténèbres, Phébus, 1998, prix Femina du premier roman
- En silence, Phébus, 2000, Grand Prix Jean Giono du deuxième roman
- La Ville assiégée, Le Rocher, 2000.
- Lily, Phébus, 2002.
- Ivresses du fils, Stock, 2004.
- Des chevaux noirs, Stock, 2006.
- Des amants, Stock, 2008, Grand Prix Thyde-Monnier de La Société des Gens de Lettres
- Alberto, Editions du Chemin de Fer, 2008
- Un certain mois d'avril à Adana, Flammarion, 2011
Entretien avec Daniel Arsand: Ici
Hécate