Ô Verlaine !
de
Jean Teulé
Du faune sous les buissons des rimes, de l’amoureux à la lyre sous la lune blême, du chantre des Fêtes galantes, du poète éperdu des Romances sans paroles, Jean Teulé dresse dans un Paris goguenard une fresque pittoresque et furieusement criante de la fin du Pauvre Lélian, ses trébuchements, ses chutes, ses lits dans les garnis ou plus souvent encore à l’hôpital.
Syphilis
Altération sanguine
Diabète
Souffle au cœur
Cirrhose du foie
Erysipèle infectieux
Hydarthrose jambe gauche
Pneumonie.
- Avez-vous lu les deux beaux quatrains ?
- T’as tout ça ?
« Fréderic – Auguste Cazals, Bibi – la – Purée et Henri – Albert Cornuty n’en revenaient pas. Leur vieil ami souffrait de tant de maladies qu’il avait fallu accrocher deux panneaux à la tête de son lit pour toutes les énumérer. »
Autour du vieux faune des lubricités, la faune amicale ne manque pas. Aussi variée que la faune et la flore du Jardin des Plantes.
Henri – Albert Cornuty est venu à pieds de Béziers jusqu’à Paris pour voir Verlaine. Un adolescent dont l’oncle débite des bêtes mortes à l’abattoir de Paris – Bestiaux.
« Leurs gueules étrangement renversées semblaient rire de cette position catastrophique. Des employés les conduisaient, sabots aux nuages, sur des charrettes en fer vers la fonderie industrielle où leur chair deviendrait savon, huile, suif à chandelles comme celles à la lumière desquelles écrivait Verlaine la nuit, à Broussais. »
« Vingt ans, blond, avec une mèche lui barrant le front sous un chapeau à large bord, il était vêtu comme un inc’oyable. Gillet d’un mil huit cent trente extravagant, pantalon en spirale et quelle redingote à carreaux verts et jaunes. » C’est là Cazals celui qui a été la dernière grande amitié passionnée de Verlaine, outrancier en tout, esprit, talent et costume.
Toujours avec son grand carton à dessin l’ami Cazals croque le poète Saturnien qui le croquerait bien d’une autre façon !
Un beau soir le Ronsard de la Cour des Miracles arrive au café François- 1er. Il s’installa sur la banquette près de Cazals qui parlait avec des amis.
« C’est alors que Frédéric – August sentit la paume de Verlaine remonter le long de sa cuisse… mais remonter si haut qu’il s’en saisit, se retourna.
- Hé, Paul !
- Tiens, je t’ai écrit le début d’un poème. C’est une œuvre d’anticipation.
Même quand tu ne bandes pas,
Ta queue encor fait mes délices
Qui pend, blanc d’or, entre tes cuisses
Sur tes roustons, sombres appas.
Cazals ne sut pas s’il devait se fâcher ou éclater de rire : - Mais pourquoi tu m’as écrit ça ?
Le vieux faune cligna des yeux.
- Tu ne voudrais pas vivre avec moi ? je te rendrais heureux.
Cazals protesta, ahuri, il avait une petite amie Marie. Verlaine insista.
- Tu crois que ta femme voudrait bien de moi ?
- Oh ! Paul, ça suffit !... »
Puisqu’il ne comprenait rien à l’art, le mythologique poète reprit son journal où il avait griffonné ses vers et demanda l’adresse du petit paysan de Béziers.
- Mais t’es fou, Paul. C’est un enfant !
Le soir le poète était titubant dans la rue, s’accrochant à des réverbères et hurlant :
- Rimbaud !
« Tout à l’heure dans un café, Léon Bloy en avait mal parlé. Paul, assis en bout de banquette du Soleil d’Or où l’on acceptait l’entassement de ses soucoupes, avait entendu le virulent polémiste dénigrer l’œuvre de l’adolescent de Charleville. (Ardennes)
- Bloy, cessez ses plaisanteries aux dépens d’un absent… Et quel absent !
Puis il était sorti sur la place Saint – Michel en hurlant :
- Rimbaud !...
Vacillant, se cognant à des roues de calèches garées, lui qui n’avait jamais eu de logement - Je ne demeure pas, je loge à la nuit - ne savait où aller. Dans la même journée, il avait été refusé par une giletière, une putain, une irréductible hétéro, peut – être un chien…le souvenir irradiant d’un Fils du Soleil.
Perdu dans la rue il vomit sa solitude, son absinthe, ses amis disparus ; Villiers de l’Isle – Adam - Tu nous fuis, comme fuit le soleil sous la mer -, ses amants, ses maîtresses. - J’ai toujours été amoureux d’un sexe ou deux.
A la vue de son pitoyable spectacle, les bourgeois se tordirent de rires…
Paul arriva chez Guignard où les gueux du quartier dormaient à l’abri pour un sou. Dans l’ancien frigidarium des Thermes du Nord, les pauvres venaient maintenant dormir à la corde. A un mètre cinquante du sol, Guignard tendait une ficelle le long du mur en guise de balustrade, et les indigents alignés y posaient leurs avant – bras, debout, une joue au creux d’une épaule. Quand l’un d’eux bougeait, tous les autres ondulaient comme des barques sur la mer.
Il en était là.
Lui, né dans la bourgeoisie de Metz, n’en revenait pas de sa dégringolade.
- Ah ! quand même, c’est emmerdant la misère lorsqu’on a su ce que c’est d’être un peu à son aise… »
Ecartelé entre les deux pieuvres qu’il a aimé, qu’il aime encore, il a besoin d’une femme et, elles en usent et en espèrent ces deux là, la Nini Mouton et l’autre, la Philomène qui le trompe avec un cocher et qui travaille pour le souteneur Lacan. La petite ardennaise de dix neuf ans avait vendu ses manuscrits laissés à l’hôtel.
- As – tu vu mes bottines, comme elle sont du dernier v’lan ? Je voulais te rendre tes sous, mais tu sais comme je suis, j’ai tout dépensé… Est-ce que tu pourrais écrire d’autres poèmes d’amour sur moi ? Des longs.
- Je voudrais que tu m’aimes.
Le faune dolent était jaloux des clients de la petite catin. Il cherchait à en rire, mais ça le torturait…
De la Sagesse aux Fêtes galantes, que la Bonne Chanson est triste…et le Bonheur illusoire !
Eugénie l’accueillera à bras ouverts, le maternera, le pouponnera, puis lui reprochera de ne pas davantage profiter de sa renommée.
De l’or des Illuminations, de l’or des rêves tomber dans l’ordure de l’affreuse réalité que c’est dur !
Je suis venu, calme orphelin
Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes des grandes villes :
Ils ne m’ont pas trouvé malin…
A vingt ans un trouble nouveau,
Sous le nom d’amoureuses flammes,
M’a fait trouver belles les femmes :
Elles ne m’ont pas trouvé beau…
Eugénie savait qu’elle partait des poumons, mais elle s’accrochait à l’argent du poète, celui qu’il n’avait plus, qu’il n’avait pas, ou si peu…
Le jeune prêtre que Verlaine a horrifié à confesse est plus terrifié encore du comportement de Nini Mouton.
- Et les fameux billets de l’étranger, c’est quand qu’on en verra la queue d’un ?
- Quand j’aurai écrit.
- Ecris ! Un fainéant qui n’écrit plus… Mais si tu ne me laisses rien Paul, de quoi je vais vivre quand tu seras mort.
Le buveur de rêves, le musicien des mots, le poète des exquises impressions, des douceurs sanglotantes dans les silences du soir, c’est Verlaine…
Les choses qui chantent dans la tête
Alors que la mémoire est absente
Ecoutez, c’est notre sang qui chante…
Ô musique lointaine et discrète !
Ecoutez ! C’est notre sang qui pleure
Alors que notre âme s’est enfuie,
D’une voix jusqu’alors inouïe
Et qui va se taire tout à l’heure.
Entre les lignes, entre les mots de Jean Teulé, se glissent les miens, se glisse le fantôme du Pierrot lunaire aux yeux de mongol, au front large qui s’affolait de ne pas être plus agréablement tourné.
- Rimbaud ! reviens…
« La dernière fois qu’il l’avait vu, c’était dans la banlieue de Stuttgart. L’autre l’avait roué de coups et laissé à demi-mort au bord du fleuve Neckar. Il avait voulu retrouver l’Arthur en Allemagne pour tenter de le convertir au catholicisme.
« Verlaine est arrivé ici l’autre jour, un chapelet aux pinces… Trois heures après, on avait renié son Dieu et fait saigner les 98 plaies de Notre Seigneur » raconta Rimbaud.
Ô les ombres du passé… La mort avait fait sa moisson. Elle avait emporté Lucien Viotti… Lucien Létinois…le pâle reflet où il cherchait encore le Fils du Soleil… Dans la fleur de l’âge !...
Il n’avait plus été que l’ombre de Femmes, l’ombre de Hombres. (Publié sous le manteau et vendu nulle part.)
Ces passions que seuls nomment encore amour
Sont des amours aussi, tendres et furieuses,
Avec des particularités curieuses,
Que n’ont pas les amours certes de tous les jours.
Dans le paysage du désespoir, une orgie de luxures…
Chair ! Ô seul fruit mordu des vergers d’ici bas…
Si Rimbaud avait la Magie, Verlaine se dira un peu Sorcier. De son éditeur Vanier qu’il accusait de le voler en gros il disait qu’il se vengerait ; - Je lui ai dit que quand je crèverai, il mourra dans la même année.
Verlaine ne s’était pas trompé.
A l’hôpital, adossé aux oreillers, il recevait comme un Mandarin des lycéens - rimeurs de Condorcet piqués de bonne heure par la tarentule poétique. Ils se présentèrent :
Les Vers-libriste
Les Magnifiques
Les Instrumentistes
Les Egotistes
Les Amoraux
Les Désenchantés, mouvement sans élan.
Ces adolescents avaient découvert les poèmes de Paul chez Vanier. « - Mais on ne savait pas que vous existiez. Les professeurs ne nous avaient pas dit. Heureusement le bouche à oreille…
- Hier, ils étaient à la liqueur vos chocolats. Ce que j’aime dans le chocolat c’est la liqueur.
En quittant l’hôpital ils se lamentèrent.
La légèreté de Verlaine a quelque chose de déprimant… sinon les autres furent ravis. Un Amoral avait même glissé sous son oreiller une petite fiole interdite. L’absinthe, sa fée verte, son lait de sorcière…
Des violences de satyre en colère, des tendresses à n’en plus finir…quand dégrisé, l’absence de Jadis lui parle de Naguère. Des grains de chapelet, des grains de caprice et des grains de raisin chapardés à Bacchos quand il fait la rime à Eros. Eternellement jeune d’élan et d’âme dans un corps usé jusqu'à la corde !
C’est la fin et c’est le début de la Gloire. Le vieil enfant est un Prince au Pays Poésie, et ses admirateurs ont la jeunesse qu’il aimait sous un ciel de diamants !
« Le mercredi 1er janvier 1896, Verlaine sentit à de mystérieux signes que la mort rôdait autour de lui…
- Mon père et ma mère sont morts un mois de janvier…
La nuit du 8 janvier : « Verlaine gisait, à demi nu, sur les tomettes près d’un seau hygiénique renversé. Un vent glacial soufflait par le trou du papier huilé de la fenêtre. »
Nini Mouton descendit pour demander de l’aide, puis finalement resta dormir chez les concierges.
« Quatre étage plus haut il n’y avait plus de feu dans la cheminée. »
Liturgie intime et ultime. La congestion pulmonaire l’emporta.
« Cazals sortit des crayons et des feuilles de papier à dessin. La nuit tomba. Cornuty alluma les trois bougies roses qui ornaient la cheminée, et contempla le poète. Les reflets des bougies roses animèrent les ombres et comme Verlaine eut toujours le teint blême, son visage sembla à peine plus pâle que d’habitude et il donna l’illusion, à cause de cela d’être moins mort que les autres morts. »
«Ah, dans ces deuils sans rachats
Les Encors sont les Déjàs ! »
« Ils furent cinq mille, dix mille selon la police !
Quand le cortège se reforma, la rue Soufflot fut noire de monde. C’était un long trajet de cinq kilomètres pour aller au cimetière des Batignolles.
Ce fut une promenade un peu débraillée, un désordre bon enfant qui aurait plu au Pauvre Lélian. Toute impression funèbre avait disparu. Verlaine entrait dans la gloire. Et cette radieuse matinée d’hiver fut pour tous le début de son apothéose… »
A la tombée de la nuit le bras tendu de la statue de la Poésie qui décore le faîte de l’Opéra s’était détaché avec la lyre d’or qu’il soutenait et vint s’écraser au sol à l’endroit exact où le cercueil de Verlaine était passé le matin même.
Ô Verlaine !...
Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme !
Un arbre, par – dessus le toit
Berce sa palme.
La cloche, dans le ciel qu’on voit,
Doucement tinte,
Un oiseau sur l’arbre qu’on voit
Chante sa plainte…
Hécate.