L’alcool et la nostalgie
de
Mathias Énard
Il y a quelque mois maintenant que je voulais écrire une chronique sur ce livre. Le temps voyage et nous laisse sur des quais de partance. C’est là que je suis restée… avec ce goût de l’Alcool et de la Nostalgie qui m’est descendu là, quelque part où le feu brûle encore comme un souvenir qui ne veut pas mourir.
Et pourtant c’est bien de mort dont il est question dans cet ouvrage qui se lit comme on vide un verre sans y penser, en songeant à autre chose… Quatre vingt dix pages pour dire l’amour, l’amitié, pour accompagner le cercueil de Vladimir jusqu’en Sibérie. Quatre vint dix pages pour se rappeler, pour monologuer.
« Volodia, je crois que je ne suis pas fait pour voyager, même avec toi. Seule m’intéresse la perspective de l’amitié, de la rencontre, mais je sais par ailleurs que c’est une chose qui n’est pas facilement offerte au voyageur. Il n’y a que la Patagonie, la Patagonie qui convienne à mon immense tristesse. Mensonge que tout cela. Tu sais ce que c’est tout cela la solitude et l’ennui d’une chambre d’hôtel, où l’on a rien à faire, où l’on ne fait pas ce qu’on devrait faire, dormir, boire, lire, lire où écrire des œuvres inoubliables. Rien de tout cela….
On voyage toujours avec des morts…
Je te ramène à ton village Vladimir, je te ramène chez toi à deux cent vingt trois kilomètres de Novossibirsk, à deux mille huit cent quatorze de Moscou, et cinq mille trois cent quarante de Paris soit une bonne centaine de jours à cheval, de troïka ou de traineau en hiver…
Moi qui hais les voyages, me voila servi, des heures et des heures devant moi, seul avec Vladimir qui ne parle pas, seul avec les souvenirs, l’alcool et la nostalgie voilà tout ce qui me reste, comme disait Tchekhov le médecin mort en buvant du champagne, seul avec des phrases, des vers, des souvenirs… »
Bien souvent, lorsque je décide d’une chronique il y a, penché sur mon épaule, un visage, celui d’un être vivant, ou mort, ou les deux, ou dans mes pensées quelqu’un croisé dans la vie ou sur la toile ce voyage immobile, autant de voies et de voix entrecroisées qui sont là dans l’ombre de mes pensées. Et je sais, que, avec un peu de chance, qu’il y aura en me lisant, une petite émotion, un battement de cœur peut-être, ou seulement un sourire, ou un questionnement « Est-ce à moi que ?... » Oui, peut-être bien…
J’écris toujours pour quelqu’un. Quelqu’un que je connais un peu, ou que je ne connais pas encore. C’est cela, voyager avec les mots, voyager avec les livres on conjugue le hasard… au fil des phrases…
« Cette fameuse âme russe, n’existe pas » écrivait Tchekhov… A savoir… L’âme russe est de tous les ciels, de tous les cœurs, ceux qui sont à vif, ou égarés dans la tendresse… des ivresses impossibles !
Il n’est d’ivresse impossible que dans la déchirure de ce qui ne peut s’oublier.
« Qu’est-ce qu’on cherche dans les déplacements, que veut-on dans les voyages, rien ne me rendra jamais Vladimir… »
« Je me souviens que lorsque nous avions visité la maison de Gorki Vlado m’avait expliqué que chez lui cela ressemblait un peu à ça, des pièces minuscules, une remise, un poêle en faïence ; on avait peur du feu, plus d’un ivrogne avait brûlé vif dans sa baraque en oubliant de retirer les braises le soir… »
Je ne vais pas raconter tout le voyage, ni toute l’histoire… Lorsque j’ai acheté ce livre là, on m’a demandé :
« Il faudra que vous me disiez ce que vous en pensez, je l’ai lu… mais… ce livre… il est… ah !... il laisse une impression terrible… et cette femme, suspendue par des crochets… qui veut souffrir, les crochets et le sang… et ces relations entre ces trois là… Mathias, Vladimir et Jeanne… » J’ai répondu oui.
Je suis bien retournée dans cette librairie, mais je n’ai rien dit. On ne m’a rien redemandé. L’alcool et la nostalgie… On n’en parle guère… C’est passé de mode. On fait semblant d’être joyeux, on détourne les yeux…l’amour, l’amitié… Voyager jusqu’au bout des choses et des sentiments… Qui veut accomplir ce périple ?...
Des crochets de boucher dans les boites de nuits moscovites… pour donner plus de raison aux larmes, pour rendre plus physique la douleur…
Il y a du sang sur la neige en Russie, il y a des morts, des écrivains, des poètes, Essenine, Maïakovski, Gogol, « Les âmes mortes », Tolstoï, Nabokov amoureux des coléoptères, Dostoïevski, « Souvenirs de la maison des morts », le tzarevitch Alexis, mort sur le coup d’une balle derrière l’oreille… Une terrible histoire d’ogres révolutionnaires.
Il y a Mandelstam mort d’épuisement sur le chemin de la Kolyma, mort de faim et de froid…
Dans le vacarme de la mémoire, la nostalgie est aussi innocence et adolescence, pétales multicolores, pivoines et roses dans la procession des jours.
« Les Tzars buvaient du vin portugais, du vin venu des Açores… Ils importaient à grand frais du Vinho do Pico…
Une vie plus tard me voilà dans ce train qui se traîne maintenant avant d’affronter l’Oural…ces mélèzes, ces bouleaux, cette taïga, et le permafrost, cet incroyable sol perpétuellement gelé où dorment toujours les mammouths et les corps oubliés des déportés… »
« Nous rêvions d’une toute autre mort, je sais, nous rêvions d’un sacrifice, d’une noblesse, d’un courage…
Jeanne m’avait bien prévenu, ça ne sert à rien ce voyage, c’était peine perdue, je suis venu pour te ressusciter, pour mourir moi-même, pour te rejoindre je crois…
On ne va jamais au bout des voyages, on s’arrête toujours avant… »
Hécate
Œuvres de Mathias Énard:
La perfection du tir 2003
Remonter l'Orénoque 2005
Bréviaire des artificiers 2007
Zone 2008
Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants 2010
L'alcool et la nostalgie 2011