VATHEK
et ses épisodes
de
William Beckford.
(1760 / 1844)
Vathek, neuvième Calife de la race des Abbassides, était fils de Motassem, et petit-fils d'Haroun Al-Rachid. Il monta sur le trône à la fleur de l'âge et les grandes qualités qu'il possédait déjà faisaient espérer à ses peuples que son règne serait long et heureux. Sa figure était agréable et majestueuse mais quand il était en colère, un de ses yeux devenait si terrible qu'on n'en pouvait soutenir les regards et le malheureux sur lequel il les fixait, tombait à la renverse et quelquefois même expirait à l'instant: Aussi, dans la crainte de dépeupler ses états et de faire un désert de son palais, ce prince ne se mettait en colère que très rarement.
Comme il était fort adonné aux femmes et aux plaisirs de la table, il cherchait par son affabilité à se procurer des compagnons agréables; en quoi il réussissait d'autant mieux que sa générosité était sans bornes, et ses débauches sans retenue; il n’était nullement scrupuleux et ne croyait pas comme le Calife Omar Ben Abdalaziz, qu'il fallût se faire un enfer de ce monde, pour avoir le paradis dans l'autre.
Il surpassa en magnificence tous ses prédécesseurs. Le palais d'Alkorremi que son père Motassem avait fait bâtir sur la colline des Chevaux Pies, et qui commandait toute la ville de Samarahb ne lui parut pas assez vaste; il y ajouta cinq ailes, ou plutôt cinq autres palais qu'il destina à la satisfaction particulière de chacun des sens.
Dans le premier de ces palais, les tables étaient toujours couvertes des mets les plus exquis qu'on renouvelait nuit et jour, à mesure qu'ils étaient consumés; tandis que les vins les plus délicats et les plus excellentes liqueurs, coulaient à grands flots de cent fontaines qui ne tarissaient jamais: ce palais s'appelait le Festin éternel ou l'Insatiable.
On nommait le second palais le Temple de la Mélodie, ou le Nectar de l'âme. Il était habité par les plus habiles musiciens et les plus grands poètes de ce temps, qui, se dispersant par bandes, faisaient retentir tous ceux d'alentour de leurs chants toujours variés.
Le palais nommé les Délices des yeux, ou le Support de la mémoire, n'était qu'un enchantement continuel. Des raretés, rassemblées de tous les coins du monde, s'y trouvaient dans une profusion qui aurait ébloui, sans l'arrangement avec lequel elles étaient étalées On y voyait une galerie de tableaux du célèbre Mania, et des statues qui paraissaient animées. Là, une perspective bien ménagée charmait la vue; ici, la magie de l'optique la trompait agréablement tandis que le naturaliste déployait d'un autre côté les divers dons que le ciel a fait à notre globe. Enfin, Vathek n'avait rien omis dans ce palais de ce qui pouvait contenter la curiosité de ceux qui le visitaient, quoique la sienne ne fut pas satisfaite; car il était le plus curieux de tous les hommes.
Le palais des Parfums, qu'on appelait aussi l'Aiguillon de la Volupté, était divisé en plusieurs salles où brûlaient continuellement, dans des cassolettes d'or, les différents parfums que la terre fournit: des flambeaux et des plantes aromatiques y étaient allumées, même en plein jour; mais on pouvait dissiper l'agréable ivresse dans laquelle on y tombait, en descendant dans un vaste jardin, où l'assemblage de toutes les fleurs odoriférantes faisait respirer l'air le plus suave et le plus pur.
Dans le cinquième palais, nommé le Réduit de la Joie, ou le Dangereux, se trouvaient plusieurs troupes de jeunes filles, belles comme les Houris, et prévenantes comme elles, qui ne se lassaient jamais de bien recevoir tous ceux que le Calife voulait admettre en leur compagnie; il n'en était point jaloux ayant ses propres femmes dans l'intérieur du palais qu'il habitait. Malgré toutes les voluptés où Vathek se plongeait, il n'en était pas moins aimé de ses peuples, qui croyaient qu'un souverain qui se livre au plaisir n'est pas moins propre à gouverner que celui qui s'en déclare l'ennemi. Son caractère ardent et inquiet ne lui permit pas d'en rester là. Il avait tant étudié pour s'amuser du vivant de son père, qu'il savait beaucoup; mais ce n'était pas assez pour lui; il voulait tout savoir, même les sciences qui n'existaient pas. Il aimait à disputer avec les savants; mais il ne voulait pas qu'ils poussassent trop loin la contradiction : aussi fermait-il la bouche aux uns par des présents, tandis que ceux dont l'opiniâtreté ne pouvait être vaincue par sa libéralité, étaient envoyés en prison pour calmer leur sang: remède qui souvent réussissait... … … …
Editions José Corti Domaine Romantique.