VS
de
Zsuzsa Rakovszky
1889, prison de Klagenfurt, Autriche-Hongrie. Un Hongrois, Sándor Vay, inculpé pour escroquerie, se retrouve dans une cellule pour femmes : une fois ses habits retirés, cet écrivain talentueux, grand séducteur et voyageur, s'avère être une femme... VS est basé sur la vie de la comtesse hongroise Sarolta Vay (1859-1918), qui vécut en homme, mena une carrière littéraire et consomma deux mariages avant que le scandale éclate.
Nourri des journaux de prison de Vay, de son autobiographie, de ses poèmes et de ses lettres d'amour adressées depuis sa cellule à la femme de sa vie, ce roman retrace un parcours hors du commun dans le cadre haut en couleur de la monarchie austro-hongroise en déclin. V S se défendra, opposant l'identité à laquelle il se sent appartenir à celle que l'on voudrait lui imposer de force. Ce roman profond et marquant qui pose la question de la construction de l'être face à la "normalité", révèle l'une des plus importantes romancières hongroises, traduite ici pour la première fois en français.
Une écriture intense et fiévreuse qui semble être celle-là même qui fût celle de Sándor Vay, un être hors du commun dès l'enfance, doté d'une nature aussi tourmentée que passionnée. Un roman qui est le roman d'une vie bouleversée et bouleversante.
"Ma chère, mon unique !
Je sais que je ne te reverrai plus-oui, je sais avec ma raison qu'il en est ainsi, mais mon cœur n'a jamais accepté cette vérité et ne l'acceptera jamais- et pourtant, quand viendra le moment où je devrai lâcher ce dernier fétu de paille auquel je m'agrippe de toutes mes forces, ballotté sur la mer du désespoir, je sais alors que mon cœur torturé s'arrêtera de battre dans ma poitrine, tel un mécanisme sans âme, si toute ma joie de vivre - Toi ! Toi ! m'est ôtée pour toujours ?
...Un jour, alors que nous nous connaissions depuis peu, tu m'avais dit que tu aimais tant le conte Les Cygnes sauvages quand tu étais petite. T'en souviens-tu? Cette nouvelle preuve de parenté d'esprit m'avait alors littéralement foudroyé, car moi aussi j'aimais ce conte autrefois - je m'étais si souvent vu à la place des pauvres princes ensorcelés, me demandant ce qu'ils avaient pu éprouver en se voyant pour la première fois sous la forme d'un oiseau, quand ils avaient vu pour la première fois dans le miroir du lac des yeux ronds d'oiseau et non des yeux humains, qu'ils avaient poussé un cri rauque de désespoir et que de leur gorge était sorti un cri rauque d'animal et non d'humain!..."
Séparé de celle qu'il aime, Sándor Vay dans sa cellule a obtenu plume et papier et, dans l'attente de l'issue de son jugement il écrit lettres, poèmes et aussi le récit de sa vie à la demande du DR Birnbacher en vue d'une expertise pour le tribunal impérial et royal de Flagenfurt.
"L'accusée va sur ses trente ans, elle est de petite taille (environ 1m.50). Les traits du visage sont fins, son regard est vif et méfiant, elle porte les cheveux coupés courts, lors de son arrestation elle était vêtue d'une chemise d'homme, d'un pantalon et d'un manteau. Ses mouvements sont rapides et sans grâce, dépourvus de la douceur caractéristique des gestes féminins.
- Je n'ai trompé ni induit en erreur personne! Surtout pas ma chère...Melle Engelhardt et sa famille! Depuis le premier instant, mes sentiments étaient les plus sincères qui fussent...et même maintenant, ils demeurent inchangés à son endroit, et je ne comprends pas pourquoi...
- Oui, sauf que vous êtes habillée en homme et vous efforcez d'apparaître en tant qu'homme en toutes circonstances. Pourquoi faites-vous cela si vous ne voulez induire personne en erreur?
- Pourquoi ? Parce que je suis un homme et que je veux l'être! Nul ne saurait me l'interdire! Je veux signifier à travers ma tenue qui je suis et pour qui j'entends qu'on me prenne!"
Dans les souvenirs de son enfance qui sont remis au DR Birnbacher étonné de l'épaisse liasse, on apprend que pour éviter d'être incorporé l'âge venu, dans l'armée du gouvernement honni de Vienne, que ce fût sous le nom de Sarolta que portait la sœur jumelle de S.Vay décédée prématurément, nom qui a été enregistré à l'état civil par le père de l'enfant.
D'une intelligence et d'une imagination vive qu'enflammait la lecture de Jókai , Heine, Byron, Walter Scott, S.Vay aimait par-dessus tout la poésie.
"Seule la poésie exprimait les sentiments ineffables et insaisissables qui troublaient mon cœur durant mon adolescence."
Les déchirements commencèrent lors d'une confrontation avec la grand-mère de S.Vay qui ne comprit guère son refus de porter une jolie robe.
- Nous ferons de toi une jeune fille très convenable.
- Il n'en est pas question! rétorquai-je avec passion. Donnez-moi à manger : vous m'avez promis de me donner à manger si je revêtais ce déguisement. Le reste ne m'intéresse pas.
- Pourquoi un déguisement ? Une jolie robe à la mode : toute autre fille serait heureuse de l'avoir ?
- Sauf que je ne suis pas une fille! déclarai-je d'une voix farouche.
Forcé par l'aïeule à se regarder dans un miroir, S.Vay dans un état de colère désespérée ouvrit les yeux.
"Je ne sais pas à quoi je m'attendais, mais ce que je vis dépassa mes pires appréhensions. Une personne inconnue, pâle, menue, aux traits fins, plus laide que belle se tenait devant moi et me regardait, et je sentais que chacune de ses fibres m'était étrangère. D'ailleurs elle ne me ressemblait même pas, ou plutôt, elle ne me rappelait point l'être qui était moi dans mes rêves...Je levai le poing et l'abattis de toutes mes forces sur le miroir. La glace se fendit en toile d'araignée - durant un moment rien ne bougea puis les tessons de verre tombèrent sans bruit sur l'épais tapis tandis que le sang jaillissait de ma main."
Ce sera alors ce qui décida que S.Vay soit placée dans un pensionnat de jeunes filles.
"...je savais désormais avec une certitude indéniable que ma grand-mère avait commis une faute monstrueuse à mon encontre en me forçant à revêtir des habits de fille et en m'enfermant dans un institut de jeunes filles : en effet, comment pouvais-je être une jeune fille, puisque je ressentais un désir aussi fort, aussi impérieux? Car je n'étais pas celle qui est désirée, j'étais celui qui désire! Celui qui se prépare à ravir l'objet de son désir et non celle qui est ravie - comment dès lors pouvais-je être une fille ?"
"J'erre parmi les arbres comme un revenant,
Cherchant la trace des chers instants révolus.
Derrière les rideaux, dans les appartements,
La vie continue sans moi, je suis superflu.
Le feu dans l'âtre répand lumière et chaleur,
Se reflétant sur les visages assoupis.
Allons, vivez heureux, goûtez votre bonheur!
J'ai toujours été un étranger dans vos vies.
Le firmament rougeoie au-dessus du sommet,
Mais sur l'autre rive, le ciel est déjà noir.
Qui étais-je? Rien que l'être qui t'a aimée.
Et tout le reste n'était qu'un jeu de miroirs..."
Hécate.