Mystères de Lisbonne
De
Camilo Castelo Branco
(1825 – 1890)
Avertissement
« Essayer d’écrire un roman est un désir innocent. Le baptiser d’un titre pompeux serait un prétexte ridicule. Prendre une nomenclature, éculée et vieillie, la graver au frontispice d’un livre et s’enorgueillir d’avoir un parrain original, cela, chers lecteurs, est une supercherie dont je suis incapable.
Ce roman n’est ni mon fils, ni mon filleul…
Ce roman n’est pas un roman : c’est un journal de souffrance, véridique, authentique et justifié. »
Pour la première fois « Mystères de Lisbonne » paru en 1854 est traduit et publié en France aux éditions Michel Lafon en 2011. Son auteur Camilo Castelo Branco enfant naturel né à Lisbonne en 1825 perdit sa mère à l’âge de deux ans et son père à huit ans. Recueilli par une tante, puis par une sœur aînée, il quitta sa ville natale pour le nord du pays. Un curé de village s’occupa de sa première instruction.
Il semble que la fiction romanesque pourrait bien être brodée sur le canevas des réalités de la vie très mouvementée de Camilo…
« J’étais un garçon de quatorze ans, et je ne savais pas qui j’étais.
Je vivais en compagnie d’un prêtre, d’une dame que l’on disait sa sœur et de vingt garçons, mes condisciples. Parmi eux, certains plus instruits des choses du monde me demandaient parfois si j’étais le fils du prêtre. Je ne savais pas quoi répondre.
Bien que ce prêtre, semblât un homme fort vertueux il n’aurait pas été extraordinaire que je fusse son fils.
Je voulais savoir qui j’étais.
Serais-je le fils d’un cordonnier ? Serais-je une chose que ce prêtre avait trouvé au coin d’une rue, comme il aurait trouvé un chat ? Serais-je le fils d’un voleur exécuté que l’abbé aurait accompagné à la potence ? Ces questions commencèrent à ronger mon cœur.
Je n’étais que João. Et mes camarades donnaient à mon nom des intentions moqueuses. Ces enfantillages me faisaient rire, mais c’était un rire que l’on aurait pu appeler un sanglot. »
Essayer de narrer l’avalanche des événements qui s’enchaînent et se déchaînent tout au long de ce fabuleux roman serait déflorer le plaisir d’en tourner les pages, pages qui sont comme les rideaux d’un théâtre où se dissimulent des secrets qui à peine révélés entraînent vers de nouveaux mystères. João que protège le Père Dinis donne d’emblée le ton de la sensibilité douloureuse et ardente qui parcourt tout le roman. Roman étourdissant, fascinant qui effare par sa dramaturgie. Oserait-on encore écrire ainsi ? Et pourtant que de délices dans cette écriture brûlante où les passions toutes d’ombres et de sang sont entre larmes et prières !
Un trait acidulé, parfois virulent et plein d’humour fait naître un sourire et tempère le paroxysme romantique d’une tendre mélancolie.
« La pudeur a un instinct qui devine non les secrets, mais l’embarras des personnes susceptible de les raconter. Des circonstances de ma naissance, je me passais volontiers, c’était l’histoire de mon père, dont j’avais gravé dans mon imagination, comme si je les avais embrassé mille fois, les traits du visage, dessinés par l’abbé, profonds et saillants. »
« N’idéalisons pas trop, (nous dit Camilo Castelo Branco) car le temps ne s’y prête pas. Matériellement, rien n’est explicable ; tous comprennent. Les subtilités de l’esprit, laissons-les à ceux qui sentent en eux l’éther d’extases communicatives. »
Le père Dinis dont les identités sont multiples est l’un des personnages qui détient les fils emmêlés de la vie des hommes et des femmes qui hantent d’abondance toute l’œuvre…
Au XIX° siècle le droit d’aînesse réduisait au néant la destinée des jeunes gens de la noblesse. Riches de titres, pauvres matériellement l’amour ne les conduisait qu’aux affres du tourment. Les grilles des couvents n’étaient que des protections précaires.
Lorsque João rencontre sa mère Angela de Lima, devenue Comtesse de Santa Barbara, ce ne sera que pour la perdre bientôt. Comme dans un roman d’Anne Radcliffe le passé étend sur cette femme éplorée l’obscurité obsédante de son passé. Episode gothique que le récit de sa séquestration, s’il n’était teinté de la désespérance farouche de son mari le Comte de Santa Barbara face à l’indifférence forcenée d’une épouse pareille à une esclave morte dont le cœur n’appartenait qu’à celui qu’elle appelait son ange de nostalgie ; le père de João… Le bourreau s’avère être le père de la Comtesse, le marquis de Montezelos…
« - Je suis le dépositaire de vos biens. En voila une énigme… déclara le Père Dinis à João …c’en est fini de ce Joãozinho … monsieur Dom Pedro da Silva.
…Je ne sais quoi vous dire en ce tournant hasardeux, et le plus inattendu de votre vie.
Ce que je puis vous prédire, c’est que la femme à qui vous accorderez votre première affection vous sauvera ou vous perdra… »
Ce n’est là qu’une infime partie de ces aventureuses histoires et confidences qui sont comme autant de confessions…
Gitans, flibustiers, marchandes de morue, nonnes, salons, alcôves, duels apparaissent le plus naturellement du monde, tel un certain Alberto de Magalhães étalant les merveilles d’une richesse fabuleuse.
« Ses voitures déprimaient l’orgueil des courtisans. Son manoir, édifié avec une promptitude magique et paré des plus superbes inventions en or, avait irrité la rudesse insolente des seigneurs détenteurs de terre.
Alberto de Magalhães venait du Brésil. Quand et d’où il était parti, personne ne le savait, et il ne donnait pas l’occasion qu’on le lui demandât. La propension pour ce qui avait trait au mystère s’était chargée de le rendre célèbre. L’homme portait beau. Il avoisinait les quarante ans… »
« - Qu’ai-je à voir avec Alberto de Magalhães ? » se demandera Pedro da Silva.
J’ai lu « Mystères de Lisbonne » avant de voir le film de Raoúl Ruiz dont j’étais impatiente pourtant, mais les caprices des programmations en salle en avaient décidé autrement. Le hasard a voulu que je me jette avec avidité sur l’œuvre en un premier temps. Cette édition est préfacée par le cinéaste.
« Personne n’échappe à son destin, disaient les anciens Germains. Et les fictions de Camilo le confirment, mais c’est le destin lui-même qui nous échappe. Le Fatum…
Les médecins aliénistes des XVIII° et XIX° siècle distinguaient deux types de comportements extrêmes chez les fous : enthousiasme et mélancolie. Camilo, lui, les confond, nous invitant à voyager dans un monde de joyeuses infortunes et de triomphes pénibles. Et le monde de l’« incroyable mais vrai » des péripéties propres aux Mystères de Paris cède la place à celui du « vrai parce qu’incroyable » des Mystères de Lisbonne.
Et quand Paulo Branco m’a proposé de réaliser les Mystères de Lisbonne, j’ai compris que j’attendais en fait ce genre de proposition depuis des années. »
Les éloges autour du film sont des plus mérités. La mise en scène est somptueuse, onirique tant par la beauté des couleurs, de la lumière et le temps est suspendu… Les heures glissent, la camera s’attarde, virevolte, caresse…
Les héros de Camilo Castelo Branco prennent corps, vont, viennent comme de fantomatiques disparus ramenés à la vie. L’enchantement est total. Visages, châteaux, paysages…baignent dans l’irréalité d’un songe.
La musique de Jorge Arriagada et de Luís de Freitas Branco (1890 – 1955) compositeur classique portugais, accompagne majestueusement ce long fleuve de plus de quatre heures. Les chapitres sont ingénieusement signalés par un petit théâtre en carton absolument délicieux, un jouet d’enfant, dont le décor se renouvelle aux grès des intrigues.
Les six épisodes destinés à la programmation télévisée complètent le film avec bonheur. (ARTE le jeudi 19 mai et vendredi 20 mai 2011 à 20h30).
Dois-je dire que je vais du film au livre, et du livre au film? Inséparables désormais dans la complétude l’un de l’autre.
« Si quelqu’un me demandait de résumer ma position par rapport au film Mystères de Lisbonne, (écrit Raoúl Ruiz), je dirais qu’elle fut celle d’un jardinier.
Un jardinier d’amour
Arrose une rose puis s’en va.
Un autre la cueille et en profite.
Auquel des deux appartient-elle ? »
Hécate