L’Evangile du gitan
de Jean-Marie Kerwich
Mes mots vont se faire discrets pour vous parler de Jean-Marie Kerwich né en 1952 en banlieue parisienne dans une verdine. Il dit tellement mieux que je ne pourrais le faire, comment il a jonglé et craché le feu dans le cirque des siens. Comment poser des mots derrière les siens ?
Lire sa poésie c’est entrevoir l’âme du gitan qui sait voir la vérité des choses dans chaque heure qui monte au ciel, sa voix est celle d’un prophète dans un désert d’infini solitude, habité par une entité que d’autres avant lui ont appelé Dieu.
« Je suis un vagabond comme Halladj ou Kabir étaient tisserands. Un de ces êtres qui ne représente rien pour le monde. Leur pauvreté fut l’origine de la poésie. Les poètes prenaient entre leurs mains un bout de ciel et le caressaient délicatement comme on caresse un nouveau né, et soudain la parole était vêtue de poésie…
Pour gagner quelques sous, je garde un immeuble devant lequel j’essaie à mon tour d’attraper un morceau du ciel. Quand j’y parviens, le ciel se pose sur ma poitrine et il écoute les battements de mon cœur.
Dieu a bien dressé le décor. Le commencement fut terrible : père saltimbanque, mère paysanne. L’école communale où j’étais le dernier de la classe. J’aimais regarder les livres d’images. »
Les images de Jean – Marie Kerwich sont au détour des pages, la poésie soulève son voile et comme lui nous voyons ses yeux…
« Enfant, je portais la sainte auréole du jeune manouche qui devait dérober ce que le monde lui avait volé – c’est-à-dire la grâce d’être ce que j’étais.
Alors je me vengeais, et aucun poireau, chou, ou pomme de terre ne me reprochait de les avoir volés dans le champ de leur paysan…
Les gadgés aujourd’hui connaissent ce langage du départ, mais ils ont beau le connaître, jamais les pommes des vergers ne leur tendront les mains…
Où est-il ce gitan ?... Il marche en évitant les feuilles mortes, de peur de blesser leur doux sourire immortel. Il va de saison en saison, ses pas sont des poèmes. »
Il ensorcelle l’âme ce gitan qui s’est attablé pour écrire et dont «les mains sont sillonnées de routes : on appelle cela les lignes de la main. »
« Ce n’est pas facile d’écrire un poème. Creuser la page blanche pour trouver le tendre mot caché dans les profondeurs de l’âme ; J’ai beau creuser, je tombe à genoux sur la page, épuisé de chercher cette pensée qui pourrait tant m’aider. »
Mais les confidences d’un gitan sont des lettres qui tombent sous les arbres de l’indifférence ; écoutons-le offrir aux désenchantés ce terrible portrait visionnaire :
«Le poète porte les blessés sur ses épaules, ces mots qui se battent pour que le bien règne, mais il tombe dans la boue tandis que les écrivains mondains festoient dans les salons littéraires.
Je ne sais pas écrire avec talent, je ne connais pas la méthode… Pendant que je me tourmente chaque nuit, cloîtré dans ma prison de chair, les faux poètes ripaillent et poétisent sans connaître le vrai sens des mots… je ne connais rien au monde littéraire mais je sais distinguer les bons livres comme je sais reconnaître une simple fleur des champs… Chaque heure de ma vie j’aiguise comme des couteaux mes phrases, à seule fin qu’elles puissent trancher la gorge des mauvais livres. »
Jean – Marie Kerwich n’a pas été baptisé. Les siens croyaient en Dieu et « C’était suffisant pour des nomades ».
« Dieu ne voulait pas me choisir. Il savait que j’étais trop sensible. Je possédais ce qu’il y a de plus encombrant : le sensibilité marié au chagrin.
…Il arrivait quand j’étais enfant que mon père me frappe et je versais des larmes… je ne savais pas qu’un ange recevait les coups à ma place. »
Il y a maintenant l’absence et le silence de cet ange, alors le gitan entre parfois dans une église et en sort rapidement, mais il dit «j’ai tort, les églises tentent de recréer son visage. »
Et il s’en va en donnant une pièce de monnaie à un mendiant.
« Combien de poètes ont sombré ? Même leur propre tombe les a oubliés. Quand je mourrais mes pensées seront orphelines.»
Vieux pantalons et bottes gitanes, il va Jean – Marie Kerwich répétant que la vie d’un homme n’est pas intéressante et de nous montrer sous la tente d’un cirque avec les flambeaux de la féerie, comment la feuille rouge d’un érable devient un soir au Canada et la Pensée une Arabie ambulante…
La sienne marche pieds nus, il est allongé sur son lit, l’encrier de son âme est vide… Il pense à son enfance… que les platanes seuls regardaient… Il pense à cet homme de bronze cloué sur la croix dans une église au Canada, à cette beauté du diable qu’il ne possédait plus, à la férocité d’une jeune fille dont la fausse douceur mentait et lui mordait son âme.
« Je ne relis jamais ce que j’écrit ; je ne trouverai plus mon chemin pour partir ailleurs. Mes phrases sont des villages pour les âmes en peine. Mieux vaut ne pas se retourner vers eux, ça ferait pleurer l’encre des mots écrits…
J’ai du mal à tenir une plume : ma main droite a trop longtemps tenu en équilibre sur un portique de cirque. »
Faut-il nommer le cirque Bouglione, le cirque Romanès, la tournée des cabarets, et le feu des érables accordé au feu de son cœur ?...
Jean – Marie Kerwich dialogue avec celui qu’il est et restera jusqu’au bout, un nomade venu d’un passé ancestral, à jamais étranger à l’état sédentaire et qui l’oblige à allonger sur la feuille blanche comme un linceul sa lancinante musique de mots de chair et de vent.
« Car mes pensées et moi ne sommes pas faites pour être dans un livre mais pour hurler au vent sur les chemins de l’âme qui ne s’arrêtent nulle part. »
Et parce que ses mots sont comme des défunts qui nous murmurent à l’oreille, que le chapiteau de son aïeul venu à cheval de Hongrie a été cousu jour après jour avec des linceuls volés pour en faire la toile d’un cirque, tout un monde invisible prends corps :
« Pour que les phrases soient ivres, il faut que le poète ait bu un bon vin solitaire de la couleur d’un tapis d’orient noué à la main par une douce jeune fille que la méchanceté des hommes n’a pas encore violée.
La vie est terrible et pourtant le blé pousse encore, les fleurs sauvages fleurissent, elles ne peuvent s’empêcher de pardonner c’est plus fort qu’elle. »
Quand le spectre de la Mort profile son ombre sur la pâleur de la page, simple et nue, compagne à venir, il nous la montre comme un gitan sait la regarder. Ses parents donnaient alors des représentations, lui il jonglait et son père faisait danser les caniches « dans des mouroirs où on se débarrasse de cette lépreuse qu’est la vieillesse. »
Parmi les fauteuils roulants en cercle où se tenaient les vieillards ridés, il raconte que devant mettre un costume d’acrobate, il entra dans une chambre au hasard :
« Un vieux monsieur était couché sur son lit je le priai de m’excuser, puis lui demandai pourquoi il ne venait pas se distraire un peu. Mais il ne me répondit pas et je compris qu’il était mort. J’avais inconsciemment parlé à la mort et elle m’avait répondu par ma simple présence. »
Lire la poésie innée de Jean – Marie Kerwich, c’est comme entendre au détour d’un chemin de ronces, une guitare, celle dont il joue quelquefois, quelque soir, à Marseille, terrain des voyageurs. A moins que ce ne soit le son de sa plume grattant le papier où il couche le sourire blessé des anges…
« Mais maintenant je dois retrouver ma vie nomade. Il est temps d’atteler mon cœur et de partir. »
Comment ne pas joindre à la voix de Jean-Marie Kerwich celle de Tony Gatlif qui a consacré sa vie à filmer la vie des Roms, des tsiganes et qui avec son dernier film « Liberté » nous rappelle que sur les deux millions de ces bohémiens qui vivaient en Europe 250 000 à 500 000 ont été exterminés dans les camps nazis.
L’exubérance de la musique, la flamme des robes des femmes sur le noir délavé des habits des hommes sont tressés avec l’osier de la douleur. Etre sédentaire, c’est ne plus être sur la route qui va… Les fantômes vivent dans les pierres !
« Liberté » est littéralement possédé par la poésie de l’âme tsigane, les roulottes, les violons, les voix gutturales ardentes. Même les arbres dansent… Quand vient la tragédie s’installe le Silence.
« A Auschwitz, la seule révolte a été celle des gitans, qui quand ils ont compris qu’ils ne reverraient jamais les leurs se sont jetés sur les nazis et les kapos » (Tony Gatlif)
« Liberté » !... L’Ode qui grise et bouleverse. L’Odyssée des gitans.
« Si quelqu’un s’inquiète de notre absence
Dites-lui qu’on a été jeté
Du ciel et de la lumière
Nous les seigneurs de ce vaste univers…
A force de leur limer la peau
Ils sont partis pieds nus là-bas
Là où les anges et Dieu
N’existent plus… »
Hécate.