Le dernier crâne
de M. de Sade
Jacques Chessex
On suffoque dès les premières pages l’air manque sous l’étreinte divinement infernale d’une prose virulente.
Entre ombre et lumière les scènes les plus abominablement obscènes commencent très fort. Damnation !...Nous voici bien dans un voyeurisme tel que l’a fantasmé et mis en scène le plus célèbre et le plus exécrés des libertins : Le Marquis de Sade.
La crudité époustouflante et naturelle du défunt auteur trousse ici un très étrange, et truculent roman drolatique noir sur les tribulations d’un crâne !... Et quel crâne !!!
Rien de la fin de feu le Marquis de Sade n’est éludée. A demi décomposé, soixante quatorze ans voués aux jouissances sodomites marquant la chair de plus d’une empreinte !
« …enfermé à vie à l’hospice de Charenton avec les fous, les agités, afin que la société des honnêtes gens soit préservée des idéologies, thèses, inventions littéraires scabreuses et actions perverses et toujours renouvelée de ce scélérat… »
« Au-dedans ce corps ruiné, la honte des viscères usées, des humeurs louchement infectées ; au dehors une paroles acérée malgré l’infirmité de la bouche, un regard d’azur pur sur les mensonges du monde. »
A croire que Jacques Chessex est allé à Charenton lui rendre de fréquentes visites avant de rendre l’âme à son tour.
« Impossible de lire « Le dernier Crâne de M. Sade » sans penser à chaque ligne que son auteur va mourir et qu’il le sent. C’est un roman crépusculaire et testamentaire » écrit Jérôme Garcin dans la chronique où il relate comment Jacques Chessex qui relisait la dernière phrase de son livre n’avait plus alors que deux heures à vivre.
« Comme nous sommes las d’errer ! Serait-ce déjà la mort ? »
Livre tragique, traité avec un humour endiablé ! Le docteur Ramon, dix neuf ans a obtenu du docteur Doucet l’autorisation de s’intéresser à la santé de M. Sade. Il s’y attache même.
« A-t-il pressenti sa fin, proche ? C’est probable. Ramon est intuitif, cultivé, silencieux. – il écoute plus qu’il ne dit – et sa science des écrits de M. Sade fait le reste. »
Privilège extravagant que de l’avoir rencontré, même en ruine !
Cette scène se déroule le 20 novembre 1814 à dix heures.
– « Ce que j’ai à vous dire est grave. Asseyez-vous et écoutez.
Chambre de M. de Sade. Couleur ambrée de la pièce.
– Je suppose que le docteur Doucet vous a communiqué mes volontés. Il vous a dit que j’interdisais toute ouverture de mon corps ?
– Il me l’a dit, et je ne l’oublie pas.
– Et que j’interdis que l’on dresse une croix sur ma tombe…
Répétez, docteur Ramon. Pas d’autopsie, pas de croix. »
Les choses de la mort vont vite dans les hospices. Pas d’autopsie : Promesse tenue… « Le fossoyeur creuse la fosse, et la dépouille de M. de Sade, enveloppée dans trois linceuls est descendue à l’aide d’une corde dans la terre dure du petit cimetière de l’hospice… Cimetière des fous. Rectangle d’absence. Tout autour les vols de corneilles tournaient sur les campagnes blanches et vides »
Mais là survient le scandale.
Un abbé arrive avec deux aides et plantent si rageusement une croix « dans la terre remuée qu’elle parait s’enfoncer dans le ventre du mort…l’Eglise qui triomphe d’un cadavre, songe Ramon en se détournant. »
Quatre ans plus tard, remaniement du cimetière de Charenton. Le docteur Ramon est là. Et va commencer la folle péripétie truculente du crâne du divin Marquis !
« Tandis qu’une fumée soufrée s’élève du trou le jeune docteur extatique s’exclame : – Monsieur le Marquis est vengé !... »
L’extase de Ramon n’en est qu’à ses prémices. Il se penche sur le trou « les ossements de M. de Sade sont parfaitement conservés dans la position où le corps a été descendu là… L’habit de velours a fondu dans le sol, par zones rongées découvrant les os à peine jaunis mais très nets, les tibias maigres, le sacrum solide, les côtes, le fémur, les clavicules dessinées sur quoi règne le magnifique crâne lisse et poli comme un globe d’opaline. Oh ! le sourire de ce crâne, sa belle mâchoire aux forte dents ! Oh ! le volontaire temporal, les maxillaires et le front intacts, les larges orbites profondes…
Il est une étrange vertu dans les reliques. »
Bien sûr, l’enlèvement le plus romantique se fait. Ramon emporte le crâne sur un linge blanc…et se remémore tous les crânes des saintes reliques… Crâne orné de pierreries et de dentelles… Tous les crânes étudiés dans ses cours de phrénologie, crâne de violeurs, de fous, d’enfants infirmes, d’hommes – loups, de mélancoliques, ou de grandes catins. J’ose à peine dévoiler la description d’une relique de Fribourg où des jarretelles pareilles à des pivoines… …
Toute la seconde partie de ce livre n’est plus que rebondissement de crâne. « Il court, il court le vrai crâne.
Et le crâne du marquis court. Qui le possède, toutes ces années ?
C’est parce que l’homme est seul qu’il a si terriblement besoin de symboles. D’un crâne, d’amulettes, d’objets de conjuration. La conscience vertigineuse de la fin de l’être dans la mort.
Peut-être faudrait-il regarder la passion d’un crâne et singulièrement d’un crâne hanté comme une manifestation désespérée d’amour de soi, et du monde déjà perdu. »
Les années défilent et les pages se tournent, la lecture atteint un lyrisme somptueux, comme un cygne glissant sur l’eau d’un lac.
« Autour de moi descend un soir de mi-automne, où les choses du songe et du visible trouvent leur résonance exacte. C’est souvent celle de la mort annoncée oubliée… »
Le 9 octobre 2009, Jacques Chessex, a relu pour la dernière fois son œuvre. Son bureau dans sa maison de Ropraz jouxtait le cimetière. Pouvait-il prévoir qu’il allait mourir quelques heures plus tard dans une bibliothèque apostrophé avec éclat par un médecin généraliste et père de famille ?
« Mort debout et au milieu des livres. Jérôme Garcin s’indigne : trois mois après la disparition de son plus grand écrivain voici que la Confédération Calviniste brandit l’article 197 chiffre 3 du Code pénal suisse pour dissuader les lecteurs d’acheter « Le dernier Crâne de M. de Sade » mis sous cellophane et frappé du sceau de l’infamie : un macaron précise qu’il est « réservé aux adultes »… Mais que les bigots prennent garde : Sa littérature le vengera. »
Une délicieuse et malicieuse histoire d’Os.
Une Vanité rutilante de mille feux soufrés !
Hécate.