Le requiem de Franz
De Pierre Charras
« J’étais persuadé que si j’entendais de la musique au moment de ma mort ce serait un lied. On m’a répété tant de fois que je suis un maître dans ce genre que j’ai fini par le croire. Même si je sais trop bien que je ne suis un maître en rien, mais un élève en tout. A la toute dernière minute, c’est de la poésie qui viendrait voleter autour de ma tête pour que j’invente une mélodie.
Or c’est une messe que j’entends, pas un lied…
C’est une messe des défunts. Un requiem.
Un requiem pour qui ?
Pour moi, bien sûr !
Déjà !
Je meurs et mon être entier refuse cette réalité. Je la repousse de toutes mes forces. De toutes les forces qui me restent et qui doivent être ridicules.
Dès le début de mon existence, j’ai tutoyé le ridicule.»
Pierre Charras nous livre une voix chuchotant l’âme qui se désincarne, celle de Franz Schubert, simplifiant à l’extrême, ce que fut la vie de ce musicien bohème avant la lettre et qui ne vivait que pour satisfaire le démon intérieur qui le poussait à créer sans la moindre garantie matérielle.
Les honoraires occasionnels qu’il touchait ne lui permettaient pas de joindre les deux bouts. Et s’il est parvenu malgré tout à tenir jusqu’à trente et un ans, c’est bien parce qu’alors la vie à Vienne était facile et bon marché et grâce à la générosité de quelques amis.
En somme sa vie pourrait se comparer à celle du « Propre à rien » ce héros d’une nouvelle de Josef von Eichendorff, hormis que Schubert s’est contenté de chanter les plus belles chansons comme l’a noté Alfred Einstein dans « La musique romantique ».
« Toute ma vie, j’aurai couru derrière l’impossible. Derrière la perfection. Si je n’avais pas été bassement humain, on aurait vu l’impossible devenir accessible et la musique recouvrir toute chose. Si, comme l’a affirmé le fameux philosophe chinois, une image vaut dix mille mots, que dire alors de la petite note noire qui semble danser sur la portée qu’on a tracée pour qu’elle s’ébatte avec ses sœurs ? »
Schubert vénérait profondément la poésie et le piano avec lui est devenu l’instrument universel d’une sensibilité, d’un pouvoir expressif, d’une sensualité qui parle en même temps aux sentiments et à l’imagination.
Romantique par son attitude envers les chansons populaires comme nul autre, Franz Schubert compose sur les poèmes de Willem Müller et de Heinrich Heine, des airs qui vont les faire devenir familiers aux lèvres des plus humbles. Tel le Tilleul du « Voyage d’Hiver » et la Sérénade célèbre du « Chant du Cygne ».
« Mes chants doucement
Te supplient dans la nuit ;
En bas, près de la haie silencieuse,
Bien aimée, rejoins-moi !
…..
Entends-tu le chant des rossignols ?
Ah ! ils t’implorent,
En une douce et plaintive mélodie
Ils t’implorent pour moi… »
« Jamais je n’ai composé en état d’ébriété, je me devais d’être sobre. Je le devais à la musique. Mais après, lorsque les notes avaient coulé de moi comme une sueur, lorsque je me trouvais rendu à moi-même, lorsque je redevenais un gros jeune homme ordinaire, je m’ébrouais et traversais la ville pour rejoindre ceux qui m’attendaient :
D’abord je ne voyais rien, j’entendais seulement leurs cris de joies. Comme si ma présence les sauvait du pire. La buée m’avait sauté au visage et s’était instantanément déposée sur les loupes qui me précédaient en tout lieu. C’était justement ce qui devait me permettre de les reconnaître qui m’empêchait de les distinguer.
Ma vie même aura été l’égal de ces instants de flottement ; un malentendu. »
« Moi c’est Beethoven que j’aurais voulu être… Et je n’étais rien. Je ne suis rien…
Cependant je me suis employé, chaque matin à composer. Mais j’ai surtout illustré la mélancolie et la souffrance qui m’habite où que j’aille.
Partout où mes amis ne sont pas, et le vin. Et Dieu !
Il a du talent Dieu, mais il n’est pas drôle. Ce n’est pas un ami.
Les amis je ne les retrouvais pas qu’au café… Il nous arrivait aussi de nous écarter de la ville, pour nous rendre chez l’un chez l’autre, à la campagne. Je m’installais au piano où trônait un verre toujours plein. J’avais beau m’appliquer à le vider, il était toujours plein. Comme par miracle ! Mais c’était par amitié, aujourd’hui je le sais. »
Celui qui a tant composé, laissé derrière lui, plus de six cents lieder dont le chanteur et ami, Joseph von Spaun disait : dans cette catégorie, il reste insurpassé…chacun de ses lieds est en réalité un poème sur le poème…, Pierre Charras lui fait avouer :
« Elle m’aimaient les jeunes filles, comme on aime un petit chien, ou un jouet. Jamais elles n’ont supposé que j’espérais davantage. Qu’un homme se tenait près d’elles. Avec son désir.
La première qui m’avait donné son corps, ce n’était pas une jeune fille. Pas une dame non plus. C’était une putain.
C’est pourquoi je mens lorsque je dis qu’elle m’a donné son corps. Il faut bien avouer qu’elle me l’a vendu. Loué. La seule chose qu’elle m’ait laissée gratuitement, elle ou l’une de ses semblables, c’est la maladie dont j’ai tant souffert et qui aujourd’hui, me tue. »
C’est Franz Schubert qui m’a amenée à lire ce livre de Pierre Charras. Sa musique, ses lieder… écoutés, aimés, ses cordes qu’il a su faire vibrer si profondément, non seulement dans le quatuor « La jeune fille et la mort », qu’illustra Moritz von Schwind à la mine de plomb sur papier jauni et que j’ai vue lors de l’exposition « L’Âge d’or du romantisme allemand» à l’époque de Goethe à Paris, moment d’indicible émotion…mais aussi l’Adagio du quintette pour deux violons alto et deux violoncelles en ut majeur composé l’année de sa mort, où frémit la fiévreuse tendresse d’une inquiétude sans mots !...
Bien sûr aussi me faudrait-il citer « Le Roi des Aulnes » de Goethe, « Le Poteau indicateur » auquel Heinrich Mann devait penser quand il écrivit « La danse pieuse », tant une phrase au début de son roman en est une évidence.
« Le Voyage d’hiver » plus que « Le Chant du Cygne » est le saisissant testament de Schubert.
« Allons ! Je n’irai plus bien loin
Avec mon bâton de voyageur.
Corbeau, permets-moi de connaître enfin
Ce qu’est la fidélité jusqu’à la mort ! »
(Krähe)
« Ce n’est pas pour rien que j’ai composé, il y a longtemps un lied sur un poème de Matthias Claudius qui montrait la Mort venant chercher une très jeune fille. J’en ai même tiré un quatuor à cordes, dernièrement.
Je suis cette jeune fille.
Bien sûr la mort a toujours été présente dans ma musique, écho exquis d’un mystère intime, derrière la gaîté fragile du violon, au-delà de la danse que commandait l’ivoire du piano, sous les langueurs du violoncelle, mais c’était la première fois, et la seule, je pense, où la mort apparaissait comme un véritable personnage… Et cela dès la blanche pointée initiale, dès le ré.
« Je viens en amie », disait-elle « Je ne suis pas cruelle », murmurait-elle, rassurante.
La mort sera ainsi serrée entre le ré de mon Quatuor et le mi de mon Requiem. Elle sera prisonnière de ma création, captive de ma musique… »
Pierre Charras est l'auteur de nombreux romans, dont "Comédien", "Dix-neuf secondes" (prix Fnac 2003) et "Bonne nuit, doux prince" (prix des librairies Initiales).
Hécate.