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Chez les fous
Albert Londres
Une anecdote qui ne s’invente pas : j’étais à réfléchir à cet article dans un transport en commun, quand mon attention se trouva attirée par la personne assise en face de moi. Une femme avec un beau visage comme celui des madones pâli par la pénombre des églises, les cheveux tirés en arrière en un chignon serré.
Tout à coup cette dame comme absorbée dans ses pensées, grave et tranquille se mit à bouger les lèvres. Des mots inaudibles s’échappèrent à la cadence monotone d’une prière. Je n’avais pas remarqué un grand sac en plastique posé sur ses genoux d’une marque que je ne citerai pas, mais qui a quelque rapport saugrenu avec le pseudonyme dont je signe mes articles:
Hécate, dans l’antiquité était sensée être placée à l’embranchement des voies.
En grosses lettres publicitaires, je pouvais lire :
« En agissant
Ensemble
On agit
Vraiment ».
Très visiblement cette personne n’avait nullement conscience de la présence des passagers autour d’elle, pas même de mon regard hypnotisé par ses gestes qui par saccades se mirent à frotter le dessous de ses paupières, puis à malaxer le plastic du sac, pour sauter après à son front comme s’il était attaqué subitement par quelque insecte. Ainsi continua-t-elle à soliloquer, hochant la tête spasmodiquement.
J’étais là, saisie, à ne pouvoir la quitter des yeux comme si elle surgissait tout droit des pages du livre d’Albert Londres que je venais de parcourir.
Avec qui parlait-elle ainsi, les yeux perdus, fixés sur des êtres absents ?...
Je faillis manquer mon arrêt, tant elle était digne et sérieuse en dépit de cette agitation dont les intervalles d’immobilités me sidéraient autant que leur cessation subite.
« Notre devoir n’est pas de nous débarrasser du fou, mais de débarrasser le fou de sa folie.
Si nous commencions ? »
En huit chapitres, Albert Londres le prince des reporters plonge en plein cœur de ce qu’on nomme la folie.
D’une plume à rendre jaloux les maîtres du suspense, cet humaniste à l’âme de poète dresse là le plus stupéfiant récit qui soit.
Publié en 1925, ce texte est d’un style d’une modernité incroyable. Rapide, efficace, imagé, il brosse des scènes qui prennent à la gorge, coupent le souffle ! Pathétiques et horrifiques.
Aucun temps mort, un livre fou !
« Je ne suis pas fou ! Du moins pas visiblement, mais j’ai désiré voir la vie des fous. Et l’administration française ne fut pas contente. Elle me dit : Loi de 38, secret professionnel, vous ne verrez pas la vie des fous. »
Le ton est donné ! Et voilà comment débute l’aventure de ce reportage dont rien ne nous est caché avec une drôlerie féroce, une tendresse humoristique qui annonce celle de Desproges.
Un livre fou !
Débordement de sensations qui étranglent d’émotion. Aucun temps mort. Albert Londres camisole ses lecteurs si j’ose me permettre…
Un aperçu… les titres des chapitres :
On m’avait ouvert une cour d’agités.
- Restez-là, les gardiens sont prévenus. Afin de ne pas être pris pour un procureur de la république j’avais le chef couvert d’un béret. De plus, quand on possède un fond d’innocence et que le débraillé ne vous va pas trop mal, on peut fort bien passer inaperçu dans un quartier d’insensés. Les fous n’ont pas d’uniforme. Cela ajoute à la tragique mascarade. En voici deux tous nus. (Ils adorent être nus.) Entre ces deux, un gentleman coiffé d’un melon se promène. Cet autre porte veston et caleçon ; autour de son bras gauche est son faux col en celluloïd. Ils sont soixante-dix environ, en habit de ville, en bourgeron de travail, et déboutonnés par-ci, par-là, en dehors des limites de la pudeur.
Cela ne hurlerait pas trop sans un espèce de putois qui, tout en dénouant une corde, là-bas, au fond, s’en prend à la terre entière de je ne sais quel affront que lui inflige un être invisible. Il se fâche comme si son ennemi était devant lui. Son ennemi est bien devant lui, mais seul il le voit.
Un livre fou… certes oui.
Chapitre IV
· Avec ces dames
- A côté des folles, les fous semblent raisonnables. Ces femmes sont infernales. Toutes ont l’air d’obéir à un ressort qu’elles auraient avalé. Elle se plient, se redressent, gambadent. Elles portent leur bras en ailes de moulin. Il y a beaucoup de cantatrices.. les ballerines ne manquent pas non plus, et les mégères relient les deux… Par temps d’orage, l’intensité de cette diablerie est décuplée.
- Monsieur !
Une rousse qui a l’air d’avoir des serpents dans les cheveux, me saisit par le bras, impérative :
- Monsieur ! J’ai été nommée mère principale des filles de la Charité, chanoinesse de la cathédrale, général en chef du Vatican par sa Sainteté le Souverain Pontife…etc…
On met la ceinture aux audacieuses, aux vindicatives. On compte bien dix ceintures dans cette cour. L’une des agitées marche sans arrêt.
- Asseyez-vous, madame Raymond.
- Je ne veux pas m’asseoir à côté de ces dames. Elles ne sont pas malades. Pourquoi les garde-t-on ici ? elles vont me donner la bonne santé… Arrière !...Arrière !...
A dix pas, une Margoton chante à tue-tête et tourne, derviche emballé.
Que dire du chapitre VI ?
· Une nuit.
- Le mystère humain qu’est la folie s’épaissit pendant la nuit.
L’étonnement, qui, comme une auréole, ne cesse de nimber le spectateur de la vie des fous, grandit alors autour de lui, jusqu’à l’infini.
Les asiles deviennent des cloîtres diaboliques…
Il était onze heures du soir quand je m’amenai devant la grille de la maison départementale de cette ville du Sud…
Le portier dormait. C’était bien l’heure.
Ce livre tient de la farce macabre, de Jérôme Bosch, de Magritte et de Goya et même du french cancan vu par Lautrec ! Une grandiloquence qui rappelle l’époustouflant Grand Guignol…
Ce livre dénonçait crûment ce qui dérangeait. D’où la censure dont il fut victime, car cette série de portraits et d’interviews scandalisèrent le petit monde des psychiatres et des aliénistes. La rédaction du Petit - Parisien passablement effrayé hésita à publier certains articles qui finalement parurent en mai 1925.
Devant le tollé provoqué et les menaces de procès, Albert Londres dut adoucir certains passages… Il venait d’achever un grand reportage sur le Tours de France cycliste : « Les forçats de la route ».
Après avoir dénoncé les bagnes, il s’intéresse à cette autre sorte d’enfermement. Celui des malades mentaux.
Né à Vichy en 1884, celui qui savait faire flamber l’actualité disparaîtra mystérieusement dans l’incendie du bateau qui le ramenait de son voyage en Chine en 1932.
« Albert Londres, un nom devenu synonyme de mythe, la référence absolue en matière de reportage ». (Pierre Assouline dans la biographie consacrée au journaliste)
« Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus que de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie ».
Hécate.