Les Contes d'Orsanne
de
Robert Alexis
Les "Contes d’Orsanne", une suite de trois récits qu’on se risquerait à situer entre réalisme et fantastique, mettent en scène un même personnage en différents lieux et différentes époques : Loudun en 1647, un hameau des Deux-Sèvres en 1956, la ruine d’une ville et de sa "fabrique" dans un futur indéfini.
Une fois encore, chez l’auteur de "La Robe", la sexualité occupe sa mission de recherche, puissant levier sous les sphères écrasantes du réel, de la nature et de l’humain. Une fois encore, l’enquête menée sans relâche par celui qui affirme haïr la condition qui nous est faite en ce monde, trouve dans ce roman de quoi s’alimenter aux feux de la pensée et des actes.
Robert Alexis aime à dire qu’il visite les enfers. Peut-être, après tout, est-ce pour nous en protéger.
De l'auteur de "La robe" le monde littéraire ne savait rien. Robert Alexis dans le chatoiement d'un tissu incandescent surgissait de nulle part dans un phrasé aussi confidentiel qu'anonyme. Comme l'aube d'un jour étrangement comparable à la naissance d'une légende il commençait à poser les jalons d'une intrigue identitaire.
Sur la première de couverture des "Contes d' Orsanne" il apparaît comme dans la pénombre d'un tableau entouré de trois femmes, autant de fractions d'effractions dans le temps en un jeu qui reprend le Je narratif de "Nora" et qui encore va multiplier les enjeux dans les ambivalences du désir d'être. Au "Je", plaisanterie grammaticale de Klossovski succède l'épigraphe de Barbey d'Aurevilly : "Il y aura toujours de la solitude pour ceux qui en sont dignes".
Le narrateur est seul ou presque.
"Nora était partie. En quoi avais-je pu être menaçant pour elle ? Un malaise pèse sur les lieux...Une menace ?...
Orsanne avait de quoi faire peur, son toit éventré, ses façades lézardées, et puis ce qui l'entourait : les forêts d'épicéas lugubres au crépuscule, l'étang et sa bordure d'ajoncs, le chemin qui y menait...Oui peut-être était-ce bien là d'où venait la menace. Je ne cherchais pas à être heureux."
Robert Alexis reprend ce ton confidentiel propre à égarer, à attirer...Il apparaît hors de l'ombre pour mieux nous y entraîner.
Il est le Seigneur du château et s'y amuse avec la gravité qu'on lui connaît.
"Oui ! Vraiment ! J'aimais être écrivain !"
Comme un démiurge dans son laboratoire le narrateur observe, se livre à ses occupations familières...une vie qui lui permet de sonder le monde et de tremper la main dans le temps et les matières...
"Je tâtais en aveugle des couloirs de vents tièdes, aimables mais inutiles. Sous la beauté un mécanisme agissait dont personne ne savait rien...le roman permettrait deux entrées nécessaires à sa compréhension : un amour infini car, vraiment pouvait-on espérer planète plus charmante ? La méfiance infinie, pour laquelle j'étais né."
Entre chaque conte, l'entracte ouvre sur un intime qui tout en livrant joue encore sur la fantasmatique où puise tout créateur. Comme autant de reflets où brouiller son image, où entrapercevoir l'identité mouvante de l'être. Thème qui est dans toute l'œuvre de Robert Alexis, une traversée dans le temps où passé et futur semblent tissés de la même fibre que celle de la tunique de Nessus destinée à brûler, à consumer la chair. Amour et haine fusionnés par une Nature aussi fascinante que destructrice dont le désordre obéirait à un ordre du Chaos originel.
"Quel était ce monde qui se jouait de nous ? Je n'en avais pas fini avec lui. Je n'en aurais jamais fini."
L'heure est aux ombres du passé dans le premier conte "La fabrique", froissement d'étoffes dont se nourrit le désir, maître du mystère, sordide ou majestueux.
"Un personnage peut-il échapper à son auteur ? Oui, quand le récit s'achève et qu'il glisse avec ses comparses dans un univers dont le créateur n'a plus aucune connaissance."
Galerie des miroirs où passe le fantasme en tous ses atours et détours...Un frisson qui glace un peu...et éteint le teint !
" Reflets inexacts, suite de morts et de naissances, une suite d'essais !"
"Loudun" est une variation sur la sulfureuse et célèbre affaire des religieuses possédées par le démon et le non moins frénétique procès d’Urbain Grandier. Comment ne pas penser au film "Les diables" de Ken Russel, aux scènes d'exorcismes délirantes d'obscénités !
L'opportunité pour ce diabolique écrivain d'approcher au plus près le Christ.
"Jésus, divin oubli ! Tu es venu pour nous parler des nuits. Elles sont chairs, elles sont l'âme, nous en sommes tissés."
Et si Barbey d’Aurevilly est le fil conducteur comme cela semble l’être, je pense à "L’ensorcelée", à ce prêtre singulier "qui avait le secret de consoler par l’orgueil les âmes ulcérées, comme s’il avait été un ministre de Lucifer au lieu d’être l’humble prêtre de Jésus – Christ".
De l’an 1647 à Loudun, nous voici en hiver 1956 dans les Deux – Sèvres. En une ligne le printemps est là, comme si l’hiver n’était ici qu’un prétexte, une mise au tombeau provisoire, une transition puisque le narrateur nommé lui aussi Grandier, accentue le léger vertige du décalage dans le temps, et déconcerte imperceptiblement, délicieusement. "Passé, présent et futur ne sont rien comparés aux marges des possibilités. "
Le Conte d’été commence, éblouissant retour à la vie, à la nature, à l’amour. "J’étais encore à l’âge où l’on se croit différent des autres…"
Quatre femmes aussi étranges que belles, les tantes du narrateur, autant de visages de la féminité, autant de figures initiatrices. "C’était à celle qui se montrait la plus prévenante, il fallait rattraper le temps perdu, elles ne me laisseraient plus jamais seul, quatre fées enchanteraient ma vie d’homme naissant à défaut de s’être penchées sur mon berceau. "
"Peut-on souffrir d’être heureux ? "
"J’appris les différences en l’acacia et le robinier, l’orme et le charme, les sortes de pins, de hêtres, de chênes, de saules, je m’initiai aux feuilles lobulées, acuminées, lancéolées, pennées ou serrulées, aux types d’écorces, de frondaisons, de fruits, de racines. Moi qui ne connaissais guère que le platane des villes, je découvrais un monde fantastique où se mêlaient les considérations savantes et l’imaginaire excité par des formes suggestives, bras lancés dans le vent, logis des elfes, des êtres légendaires. L’arbre était fait pour les contes, les forêts profondes de Gustave Doré, les jungles du douanier Rousseau, « et savez-vous pourquoi ? Parce qu’il dit ce que nous sommes. Comme lui, nous sommes faits de mouvements immobiles, tête aux étoiles et pieds enracinés, parce que ses ombres et ses murmures sont les nôtres, ses variations aussi. Les formes sont le langage de l’univers. Elles sont dans l’arbre plus visible qu’ailleurs, placées sous le regard avec la divine tranquillité des icones, une solennité que n’ont pas les autres vivants. »
Editions José Corti 2012.
A paraître le 6 septembre
Hécate