Rouge Soutine
de
Olivier Renault
"Fils de tailleur, Chaïm Soutine (1893-1943) a fui très tôt le shtetl de Smilovitchi, en Russie, pour s'initier à l'art avant d'accomplir sa vocation à Paris. Ses couleurs fulgurantes, ses paysages affolés, au bord du cataclysme, ses portraits en font une figure majeure de l'expressionnisme. Sa légende tient autant à la place qu'il occupe dans l'histoire de l'art qu'aux mystères qui entourent son existence. Quand est-il arrivé à Paris ? Quelles relations entretenait-il avec les autres peintres de Montparnasse, notamment Modigliani ? Quel était son rapport aux femmes, à l'argent, à sa production picturale ? Comment a-t-il été révélé au grand public ? Cette évocation de la vie de Soutine en explore les zones nébuleuses et brosse un portrait en mouvement. Elle met en lumière l'intrication singulière de sa vie et de son œuvre."
" Un rouge vif, sanguin, lumineux, qui deviendra la marque de Soutine, sa griffe, sa signature colorée. Lorsqu'il signait ses tableaux il le faisait de son fameux rouge incarnat et vermillon."
Comme le Caravage il signe dans le sang.
Au Louvre il passait des heures devant "Le bœuf écorché" de Rembrandt qu'il admirait avec une ferveur mêlée de crainte respectueuse : "C'est si beau que j'en deviens fou..." De quoi alarmer le gardien du musée !
"Depuis longtemps Soutine veut se confronter à son maître et peindre lui aussi des carcasses de bœuf. Peut-être a-t-il commencé à la Ruche ? C'est ce que pensent certains de ses biographes. La proximité des abattoirs de Vaugirard, les meuglements des bêtes dans la nuit qu'évoque Chagall, les discussions avec les bouchers au café du coin de la rue Danzig..."
L'enfance de Soutine a été marquée par les rites sacrificiels des fêtes juives... " Il a souvent confié qu'à ce moment là il aurait voulu crier, mais que le cri lui restait dans la gorge, qu'il y est encore, et que peindre ses natures mortes est une tentative de libérer ce cri."
En 1921, à l'exposition du café Le Parnasse, le lapin écorché marque le public. Mais Soutine va passer à la taille supérieure. Une carcasse de bœuf...Lui qui travaille lentement (de nombreux modèles en ont souffert : exigence fanatique d'une immobilité absolue.) la carcasse offre l'avantage de rester parfaitement inerte. Au bout de plusieurs jours d'atelier, la viande vire à la charogne...
Les versions de la réaction de Soutine sont diverses lorsque des employés du service d'hygiène viennent frapper à sa porte...
Les légendes abondent autour de Chaïm Soutine. Une enfance pleine de zones d'ombres et les preuves pour la plupart sont anéanties. Soutine dit qu'il ne se souvient pas de la date exacte de sa naissance.
Chaïm Soutine c'est une courbe d'émotion...Un père tailleur. Chaïm est le dixième enfant de la famille. Il y a une version de l'épisode avec ce boucher, il lui fait signe d'entrer, puis dans l'arrière boutique le frappe à coups de ceinturon...On sait que la famille de Soutine outrée, a menacé le tortionnaire. Un arrangement sous la forme d'une indemnité de vingt cinq roubles. La moitié revient à Chaïm qui quitte Smilovitchi. En 1912 il débarque à Paris.
Une amitié immédiate se fait avec Modigliani, et ils cohabitent sous le même toit. En 1916 Krémègne rapporte :
"Un jour je suis arrivé vers 11heures ou minuit à la Cité Falguière. Modigliani avait jeté tous les meubles parce qu'ils avaient été envahi par les punaises. Je suis entré...Modigliani et Soutine étaient couchés par terre. Il n'y avait bien sûr, ni électricité ni gaz. Ils tenaient une bougie chacun à la main ; Modigliani était en train de lire Dante et Soutine Le Petit Parisien".
Soutine est à la fois pudique et impétueux. Il enferme ses tableaux à clef. Même avec la femme qui va partager sa vie et qu'il surnomme Garde, une allemande juive réfugiée comme tant d'autres à Paris pour fuir la montée du nazisme ;Soutine se montre peu loquace. Il ne lui dit rien de ses débuts difficiles et misérables à Montparnasse."- Tu es belle, tu ressembles à un Modigliani ." Ce ne sera qu'après sa mort qu'elle apprendra quel était le rôle capital de son entourage.
Malgré son interdiction Garde l'a vu au travail.
"Il lui arrivait d'étaler la peinture avec ses mains enduites de couleurs, et la pâte restait sous ses ongles. Il ne faisait aucun dessin préparatoire, attaquant son sujet avec les pinceaux et les couleurs. Ses couleurs préférées : rouge vermillon, cinabre incandescent, blanc d'argent. Il me semble qu'il affectionnait le vert Véronèse et la gamme des verts-bleus qu'il utilisait pour peindre les feuillages des arbres. A la fin il jetait sur la toile des traînées de jaune d'or qui faisaient apparaître les rayons de soleil dans ses paysages."
Les opinions sur Soutine diffèrent. Certains le disent laid, d'autres le trouvent beau. La muse de Foujita et de Desnos disait qu'il avait un charme extraordinaire.
"Tous les témoins ont insisté sur la beauté de ses mains, de ses longs doigts d'artiste, ainsi que sur ce geste qu'il a souvent, de ramener la main devant sa bouche lorsqu'il parle, soit par gêne, soit pour ne pas incommoder l'interlocuteur avec son haleine, alors que l'ulcère est au travail..."
En 1923 on l'a vu assis au bord d'un chemin de village avec sa boîte à couleurs et son chevalet posés à côté de lui. Des heures plus tard, il est là, toujours assis, la tête dans les mains. "- Pourquoi cette longue attente? Et Soutine de répondre : - J'attends que le vent se lève."
Soutine est le peintre qui a rendu le vent visible.
"J'assassinerai un jour mes tableaux ! " avait dit Chaïm Soutine. Quand il peint, il est dans un état second. Il détruit facilement ce qu'il estime n'être pas bon. Travailleur et artisan de l'art, peu enclin à fréquenter les gens fortunés, il se sent bien avec les villageois, les paysans. La notoriété n'aura guère d'influence sur son caractère et son comportement. Tourmenté, inquiet, il n'aime pas être vu à l'œuvre. Un jour qu'un curieux le regardait à peindre le grand frêne de Vence, Soutine prend sa toile et y fout son pied dedans.
"S'il s'habille désormais avec raffinement, il n'a malgré tout qu'un seul complet, bleu marine croisé, quelques chemises et une unique paire de chaussures. Vestiges des temps de misère où, dans des lieux peu sûrs, les voleurs rôdaient : il ne fallait rien posséder qui puissent les attirer. Le seul luxe de Soutine, ce sont des chapeaux gris, élégants, fort coûteux. A l'arrivée de l'hiver, il s'achète un par-dessus. Pour le reste, il ne détient que sa tenue de travail de peinture...
Pour l'argent, Soutine conserve ses vieilles habitudes : il transporte son pécule sur lui, dans la poche intérieure de sa veste, ou le cache dans des endroits improbables. Les banques ne lui inspirent pas confiance..."
Souvent accusé d'égoïsme, Soutine est aussi capable de rendre service. Il brise ses meubles pour faire du feu par une nuit glaciale alors que deux modèles grelottent et lui demandent de les héberger pour dormir. Kiki devenue célèbre n'oubliera pas cette générosité désintéressée.
"Les juifs de France sont de plus en plus menacés. Ils ont ordre de se faire recenser avant le 20 octobre 1940. Soutine se soumet à cette obligation. Garde passe quelques jours au Vel d'Hiv avant d'être transférée à Gurs dans les Pyrénées-Atlantiques. Elle finira par sortir de ce camp de concentration...Mais elle ne reverra jamais l'homme qu'elle aime."
Pour Soutine, à nouveau l'errance. Marie-Berthe Aurenche (épouse de Max Ernst) qu'on appelle Ange Noir va être présenté à Soutine. "- Quelle imprudence !" aurait dit Maurice Sachs.
Muni de fausses cartes d'identité, Chaïm Soutine et l'Ange Noir vont vivre d'auberge en auberge à Champigny-sur-Veude dans un premier temps. Dans une ferme sur la route de Chinon, Soutine se remet à peindre.
" De nombreux paysages à dominantes bleu et vert, ponctués de petites touches de rouge, comme un rappel : une toiture, une cabane lointaine, quelques fleurs, sa signature. Si le rouge se fait plus discret, c'est sans doute qu'il y a assez de sang et de fureur dans l'histoire en cours...La douceur de la Touraine peut-être, ou le désir de répondre par de la quiétude à la violence des événements...Soutine veut guérir et vivre."
- Vous avez été très malheureux Soutine ? lui demande-t-on. L'air surpris, il répond.
- Non ! Pourquoi ? J'ai toujours été heureux.
Paradoxe ? Joie orgueilleuse ? Simple dénégation ?
Les toiles de cette période ne sont jamais tendues, mais punaisées à des cartons ou des planches, ce qui lui permet de couper et de réduire le champ de sa peinture, dira Laloë qui le fournit en couleurs.
Les disputes avec Marie-Berthe n'arrangent pas son ulcère. A l'hôpital de Chinon où il se tortille comme un ver, il demande à être opéré. "Sa compagne s'y oppose. Par inconscience ou par pure panique ? On l'ignore..."
Le 7 aout 1943 ramené à Paris par une ambulance, il est aussitôt opéré de son ulcère perforé devenu cancéreux, il est trop tard.
Chaïm Soutine repose au cimetière Montparnasse. La pierre tombale est discrète, une dalle de granit noir. Non loin de la tombe de Baudelaire.
Quand Modigliani déclamait Dante (La Divine Comédie ne le quittait jamais,) Soutine attendait d'être rentré pour lire Baudelaire a écrit Dan Franck que je viens de relire.
Modigliani est au Père-Lachaise...
"Il faut dix verres à Soutine pour qu'il se perde un peu à lui-même, accepte de se lever et d'esquisser quelques pas d'une danse maladroite qu'il accompagne de deux couplets en Yddish. Après quoi, il se rassied et pleure...
Un peu plus tard, si Amedeo demande à Soutine de chanter de nouveau, il répond qu'il ne sait pas.
- Alors dis quelques mots en Yddish.
- Je ne connais pas.
- Mais hier...
- Tu n'as pas bien entendu.
- Et ton prénom ? Chaïm, ça ne veut pas dire vie ?
- J'ai oublié."
Hécate.
Exposition temporaire Chaïm Soutine, l'ordre du chaos.
Musée de l'Orangerie
3 octobre 2012 - 21 janvier 2013