Galveston
de
Nic Pizzolatto
1987, La Nouvelle-Orléans. Les temps sont durs pour les petits gangsters comme Roy Cady. Non seulement il apprend que ses poumons sont troués par un cancer, mais son boss l'envoie tout droit dans un traquenard. Il n'a plus qu'un horizon : la cavale. En compagnie d'une jeune prostituée écorchée par la vie, il fuit les représailles sur les routes brûlantes du golfe du Mexique, là où chaque heure conquise porte le goût de la poussière et du sang...
A quoi tient la fascination d'une histoire, à la meurtrissure des personnages, à la beauté poisseuse de son ambiance, aux paysages traversés, au quotidien d'un avenir déjà perdu pour Roy qui semble murmurer pour lui-même dans les pages de ce roman où l'émotion affleure au détour d'une phrase, de mots simples qui en disent long sur quelques êtres égarés au cœur de l'Amérique des déshérités ?...
Plus que narrer le déroulement des événements, je préfère citer quelques extraits de ce singulier roman qui par sa tonalité particulière et sa finesse intimiste laisse entrevoir la trame des pensées qui surgissent quand les souvenirs viennent hanter naturellement comme une impossible consolation.
"Un médecin a pris des photos de mes poumons. Ils étaient plein de rafales de neige.
Quand je suis sorti du cabinet, les gens dans la salle d'attente ont tous parus soulagés de ne pas être à ma place. Il y a des trucs qu'on peut lire sur les visages.
J'ai essayé de concevoir ce que signifierait ne pas exister, mais, je n'avais pas l'imagination nécessaire.
J'avais la même sensation d'étouffer, d'être sans espoir, que lorsque j'avais douze ou treize ans et que je regardais les longs champs de coton... L'idée atroce de l'infini dans le travail. Cette sensation de ne jamais pouvoir gagner.
J'ai pensé à la maison de Sienkciewcz, aux hommes dans l'entrée, au crâne d'Angelo - mais surtout à la vitesse avec laquelle j'avais réagi, à la fluidité sans faille de mes pensées et de mes gestes. Comme si la certitude de la mort avait brûlé tout le superflu, m'avait rendu plus rapide et plus pur - ce qu'elle faisait pour les cow-boys et les bretteurs dans les films que je préférais.
Comme le plus pur des assassins, j'étais déjà mort.
Je me souviens qu'un de mes potes m'a dit un jour que chaque femme qu'on aime est à la fois une mère et une sœur qu'on n'a pas eues; et que ce que nous cherchons toujours, en réalité, c'est notre côté féminin, l'animal femelle en nous ou un truc comme ça. Ce garçon-là pouvait dire ce genre de chose parce que non seulement c'était un junkie, mais qu'en plus il lisait des livres.
J'ai lu un écrivain qui prétendait que les histoires nous sauvent, mais, évidemment, c'est de la bêtise. Elles ne nous sauvent pas.
Les histoires, pourtant, sauvent quelque chose.
Et elles m'ont permis de tuer pas mal de temps au cours des vingt dernières années. Passées, pour plus de la moitié, en prison.
Quant à la leçon de l'histoire, je crois que c'est la suivante = jusqu'à notre mort, on est fondamentalement dans l'inauthenticité.
Mais je suis encore en vie.
Il y a des expériences auxquelles on ne peut survivre ; après elles, on n'existe plus entièrement, même si on n'a pas réussi à mourir. Tout ce qui s'est passé en mai 1987 ne cessera jamais de s'être produit, sauf qu'on est maintenant vingt ans plus tard et que tout s'est déroulé à ce moment-là n'est qu'une histoire. En 2008, je promène ma chienne sur la plage. Ou plutôt j'essaye. Je ne peux pas marcher vite, ni bien.
Quelle année impossible.
L'aube met le feu au brouillard tandis que les cris des oiseaux et la plainte profonde des sirènes des bateaux mobilisent le monde. En septembre, au milieu de la saison des ouragans, les ciels ne sont plus que des rouleaux de plomb qui ressemblent à du sucre filé.
Mon pied gauche se tord vers l'extérieur comme s'il essayait de me quitter... Le bandeau que j'ai sur l'œil gauche me donne une vague ressemblance avec les pirates qui ont jadis régné sur cette côte.
Quand je lisais, je me plongeais tellement dans les mots et ce qu'ils disaient que je ne sentais plus le temps passer comme d'habitude. J'étais étonné d'apprendre qu'existait une liberté qui n'était constituée que de mots.
Tous les soirs, quand je me couchais, j'attendais que le cancer s'étende, mais il restait là sans évoluer, il prenait son temps. J'ai passé presque douze ans comme ça.
Le sable de Gavelston est gros et gris, parsemé de particules oranges et jaunes, et, tôt le matin, les plages sont en général désertes... Quand on marche le matin sur ces plages brumeuses, dans un air épaissi par le sel et par les choses en décomposition, on a l'impression que ces lieux soignent encore la gueule de bois que leur a laissé toute leur histoire."
Quand on a achevé de lire ce roman, on y repense, on revient quelques pages en arrière, rien que pour la délectation délicieusement amère du plaisir d'une émotion à peine perçue, on est toujours plus ou moins en décalage avec nos émotions, que ce soient celles d'un livre, d'un film ou de notre propre vie. Il y a le présent, mais il y a avant, et on y revient quand tout va bien ou ne va plus aussi bien... C'est peut-être la nostalgie, à moins que ce ne soit l'illusion d'une espérance... Il y aurait tant à dire encore sur ce livre profondément bouleversant. Il y a du sang, de la sueur, des larmes, de la pudeur... Mais cela suffit bien ainsi... Il faut le lire, ce sera ma conclusion.
Hécate
Nic Pizzolatto est le scénariste et auteur de "True Detective" chez HBO. C'est un peu son second roman . Le véritable sujet de cette série envoûtante tournée en Louisiane est une intrigue narrée par deux collègues policiers : "Nous vivons et nous mourrons par les histoires que nous racontons." a dit Nic Pizzolatto.
"Gavelston" aux éditions Belfond a été récompensé en France par le prix du premier roman étranger en 2011. Il est disponible en collection de poche 10/18 depuis décembre 2013.