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19 avril 2009 7 19 /04 /avril /2009 09:24

Gérard de Nerval

Gerad-je-suis-l-autre.jpgou

L’épanchement du songe…

 


     « Etre dans une histoire, un aussi indispensable chaînon et ne se sentir retenu ni du côté du passé, ni du côté de l’avenir… »

 








     Ce que cherche Gérard de Nerval dans les livres, comme dans la femme, c’est sa propre présence, lui que tourmente la peur d’être absent de soi. La recherche de sa propre identité est un élément plus révélateur de sa destinée profonde que la généalogie fantastique qu’il eut l’idée de se construire.

Un champ (propriété de famille) situé sur l’emplacement d’un ancien camp romain, le clos de Nerval lui vaudra son pseudonyme. (Nerva était un empereur.) Sensible à ses origines, il établit une foisonnante collection de notes manuscrites concernant sa généalogie.

 

Horoscope.jpg     A paris à vingt heures, le 22 mai 1808 naissance de Gérard Labrunie, jour de la Saint-Emile (il verra par la suite un signe favorable dans le prénom du Dr Emile Blanche qui le soignera avec dévouement) à cause de cette coïncidence. Il attachera une importance énorme à son horoscope, bien évidemment.

Le petit Gérard une fois baptisé est confié à une nourrice, car deux ans après sa naissance, il perd sa mère. La mort ne cessera de jalonner sa vie.

 



     Au château de Mortefontaine près d’Ermenonville dans le Valois, il grandit dans ce long bâtiment flanqué d’une tourelle où une pièce d’eau servait de miroir au ciel. 
 
      le-ch-teau-de-Mortefontaine.jpgSes rêveries commencèrent là ; replié  sur l’imaginaire dès qu’il comprendra qu’il ne reverra jamais sa mère morte en Silésie, il va recomposer sa destinée. Aucun portrait d’elle, tous disparus ou volés. Il sait qu’elle ressemblait à une gravure d’après Prud’hon ou Fragonard : « La Modestie ».

 

     Son père devient l’obscur ennemi qui l’a «perdue » quelque part en Allemagne, perdue jusqu’à ses lettres, ses bijoux. Malheurs de la guerre et de la fuite. Il pensera que cette fièvre qu’elle avait prise en traversant un pont chargé de cadavres est cette même fièvre qui s’empare de son esprit à intervalles périodiques.


     C’est à Mortefontaine que Sophie Dawes, la baronne de Feuchères lui apparaîtra, furtives visions…

Elle devint Adrienne dans ses récits, il la voit comme une Diane – Artémis déesse des chasses et des forêts.la-baronne-de-feuch-re.jpg











     Plus tard, lorsqu’il ira danser aux fêtes de la St Barthélemy au bal de Loisy, c’est avec une nommée Sylvie qui transparaîtra dans ses récits en prose.


     « Le rêve est une seconde vie » écrit-il.

     Mais la vie est un combat. Le poète des «chimères » s’épuisera une grande partie de sa vie à gagner de l’argent dans le monde littéraire. Il traduit «Faust » à l’âge de vingt ans, malgré une médiocre connaissance de l’allemand, mais Goethe est à la mode ; même si l’exercice est périlleux, il le tente. A cette époque, la méconnaissance des langues étrangères est assez courante.

 

     En 1830, au côté de Théophile Gautier et d’autres, dont Petrus Borel l’écrivain républicain surnommé le Lycanthrope, il assiste à la bataille d’Hernani et boit du punch dans des têtes de mort. Ils admirent Hugo et se souviennent de Napoléon fiévreusement. C’est l’effervescence gothique, la gaieté est putride. On va aux catacombes, on se promène au Père Lachaise,  on voit sous la parure des femmes, le squelette.

     Avec Gautier, il a sans doute en commun cette idéalité de la femme et de la mort, le goût de l’onirisme, voir de l’ésotérisme, du théâtre et celui des voyages. Gautier tombe amoureux de la danseuse Carlota Grisi et esquisse pour elle le thème du ballet «Gisèle » ; Nerval s’éprend d’une cantatrice. Amis leur vie durant, ils écriront, solidaires, des chapitres du feuilleton de la presse, se relayant l’un l’autre.

 

     Jenny-Colon.jpgLe blond, le doux Gérard court donc les théâtres et s’enflamme pour Jenny Colon, cantatrice aux variétés. Gérard rêve… Jenny devenue Aurélia… Pourtant, elle est dans la vie un peu lourde, soucieuse du sens pratique. Elle mettra de nombreux enfants au monde une fois devenue l’épouse du flûtiste Leplus. Transformée en héroïne romantique, il l’aima, l’imagina surtout, mais cette liaison où il demeure impuissant servira de point d’appui à sa mythologie, sera le lien et la chaîne de ses souvenirs chimériques. Il n’importe qu’elle le ruina.

     L’héritage paternel sera englouti, il avait fondé  pour elle, une revue luxueuse qui ne dura pas. « Le Monde Dramatique ».

 

     Par nécessité, le voilà obligé d’alimenter les journaux de chroniques, de feuilletons. Son œuvre devient une marchandise à placer. Nerval en proie à ses servitudes plus que d’autres encore, va voir son monde coupé en deux. L’asservissement au quotidien, la réalité brute a laquelle il se plie, et l’autre où il libère son esprit dans la fréquentation des illuminés : initiation à la franc-maçonnerie, plongée dans la culture ésotérique. Démarches, quêtes d’un perpétuel adolescent dans le monde moderne. Nerval n’est pas un génie à l’état sauvage, comme le furent Rimbaud ou même Lautréamont.

      Il est profondément humaniste, fidèle à sa vocation de se nourrir par pur plaisir à la lecture des classiques. Il s’enrichit sans cesse en sortant de lui-même pour se pencher sur l’expérience des autres. Sa culture est immense, mais ne réside pas qu’en des œuvres figées par le temps. Elle est un style de vie, un don d’observation aiguë, un échange de conversations, un sens du voyage. Pour lui, la connaissance est inséparable de l’action et du lien avec les hommes, car sans cela, elle serait imparfaite et stérile. Cet univers orienté par le rêve et les labyrinthes de la pensée, n’exclue pas une curiosité tendue vers les œuvres du langage dru.

     S’il lit Shakespeare, il puise dans Dickens l’exactitude et la sobriété descriptive. Il apprécie le concret chez Balzac. Le monde des comédiens (Molière, Racine, Théophile de Viau) significations symboliques à ses yeux.

     Il a lu Homère, Euripide, Sappho Virgile, Cicéron, Pétrone. Il se veut fils de la Grèce. La littérature médiévale lui est familière, et le moyen - âge est vivant et peu conventionnel dans sa pensée. Le XVI siècle lui est encore plus favori ; dans le XVIII siècle avec Rousseau il retrouve la contemplation des paysages qui le renvoie au monde de son enfance, à Mortefontaine.

 

     Son versant noir, nocturne, romantique, ésotérique est tout aussi important. Lumière et ombre, grandeur tragique de Dante, voie allemande du coté d’Hoffmann. Il cultive c’est évident une érudition bizarre entraîné par le plaisir d’étonner. Il est capable de dévorer des œuvres orientales en quelques jours. Toute cette science des mots, des livres, qui laissait pantois ses interlocuteurs et qui se bousculait dans sa tête, l’amusait. Il passe vite pour un prophète illuminé dont la raison s’est égarée en Allemagne, dans les sociétés secrètes et les symboles orientaux. Nerval en tire une méthode de connaissance du monde et de lui-même.

 

     Les voyages incessants pour trouver les sujets et les décors de ses feuilletons (toujours gagner sa vie pour mieux la rêver) malgré la maladie et l’inquiétude lui apportent des trêves.


     En 1838, il retrouve Alexandre Dumas en Allemagne, qui écrira parlant de lui «qu’il était un esprit charmant, distingué, chez lequel de temps en temps un certain phénomène se produisait qui par bonheur (ils l’espéraient tous) n’était pas inquiétant. Tantôt il est roi d’Orient il a retrouvé le sceau qui invoque les esprits, il attend la reine de Saba, et alors, il n’est nulle conte qui vaille ce qu’il raconte à ses amis… qui ne savent s’ils doivent le plaindre ou l’envier. Un jour, il se croit fou et raconte comment il l’est devenu et avec un si joyeux entrain, que chacun désire le devenir pour suivre ce guide… tantôt c’est la mélancolie qui devient sa muse, alors retenez vos larmes, si vous pouvez, car jamais Werther, jamais René, jamais Anthony n’ont eu plaintes plus poignantes, sanglots plus douloureux, paroles plus tendres, cris plus poétiques… »

 

     Prisonnier de son univers mental, Nerval promène son corps en bateaux, en coches, en diligences. Homme des missions poussé par la nécessité et l’impatience de ses propres limites, il aiguise sans cesse sa sensibilité et élargie sa capacité de connaissance et de création.


Marie-pleyel.jpg    


      En novembre 1839, au cours d’un long voyage qui le mène de la Suisse à l’Allemagne jusqu’en Autriche où il rencontre Liszt et Marie Pleyel. Il est sorti de sa crise sentimentale, mais la pianiste au visage de «pâle reflet de lune », véritable héroïne romantique aux yeux et aux cheveux sombres, le trouble. Elle l’aidera à dépasser sa passion et son angoisse à travers le mythe. Elle apparaîtra dans le récit «Pandora ».





    robert-le-diable.jpg  En 1840, il revoit Jenny Colon; femme d'un autre, elle est toujours Aurélia.
     En Belgique, un jour de Noël alors qu'elle interprète le rôle d'Isabelle dans "Robert le Diable" de Meyerber, cette représentation l'impressionne par son côté spectral; des nonnes sortent de leur tombe et errent des flambeaux à la main. Il puisera là encore des thèmes qui lui sont chers. 


    



      A son retour, il retrouve soucis et problèmes financiers. Le mois de décembre de cette même année marque profondément le poète, puisque Sophie Dawes s’éteint. La baronne de Feuchères, c’est toute son enfance, c’est Mortefontaine, c’est le domaine familial. C’est aussi la translation des cendres de l’empereur. Il s’est également incorporé dans le mythe Napoléonien, à cause du choix de ce pseudonyme rattaché à cet empereur romain Nerva, qui devint Nerval. Y voit-il de mystérieux signes ?
     « L’extraordinaire fait aussi partie de l’ordinaire » écrit Maurice Blanchot.


     Dès 1841, les premiers troubles mentaux apparaissent. Il a trente trois ans. En 1842, Jenny Colon épuisée par les maternités et les tournées provinciales meurt.

     En 1849, nouvelles crises et séjours en avril – mai chez les docteurs. En 1850 une période de dépression nerveuse l’assaille en juin. Il est soigné de nouveau. En 1851, en février il voyage en Touraine après avoir réglé l’édition définitive du «voyage en orient ». En 1853 il travaille à «Sylvie » il séjournera à la maison de santé municipale faubourg St Denis. Les frais seront pris en charge par le ministère de l’Instruction publique.

     Et en août après avoir été conduit à l’hôpital de la Charité, il entre à la clinique du Dr Emile Blanche à Passy. clinique_dr_blanche.jpg« Sylvie » est parue le 15 août dans la revue des deux mondes. Le Docteur Blanche lui conseille de mettre par écrit ses illuminations. « Diriger mon rêve éternel au lieu de le subir » écrit-il encore. Tout ce qui est dans «Aurélia » a d’abord été vu. Les visions sortent de l’ombre.

 

     Antonin Artaud note que les anciens écrivains alchimiques nourrissaient pour les termes de théâtre une affection particulière. Le symbole est théâtral. Nerval est fasciné par le théâtre ; La création de l’opéra les «Monténégrins » est crée six ans après la mort de Jenny Colon.

                       

                              « Les belles choses
                                N’ont qu’un printemps
                                Semons de roses
                                Les pas du temps »

 

  (un couplet de la chanson gothique de cet opéra.)

 

     Son monde intérieur est théâtre. Le symbole alchimique est comme le double spirituel d’une opération. C’est cela qui a attiré Nerval. Son livre de chevet, un ouvrage du religieux Bénédictin Dom Pernety présente le théâtre alchimique à travers les couleurs.

 

     Cette correspondance d’une couleur pour chaque divinité de la mythologie egypto – grecque séduit l’imagination de Nerval. En lisant Pernety, Nerval se rencontre lui-même. Il ne s’évade pas il se retrouve !

     Il écrit ironiquement à Dumas que ses sonnets perdraient du charme à être expliqués, si la chose était possible.

 

     « El Desdichado » parle toujours à celui qui, insatisfait de soi-même se cherche sans le savoir, il parle à qui rêve, à qui le mystère détient un charme qui transporte. Sans rien savoir, sans rien connaître, ni de l’alchimie, ni des tarots, ni du symbolisme, ni du poète lui-même, les vers de ce sonnet ont un écho.

     Nerval sollicite les visions, refuse de les recevoir passivement. Le mystère de la création poétique : aimanter les mots dont le poète doit régler l’ordonnance.


     « El Desdichado » et «Artémis » écrits à l’encre rouge, furent adressés à Alexandre Dumas le 14 novembre 1853. Le poète, ici est alchimiste. Le 15 novembre, il recopie à l’encre rouge le poème «A Victor Hugo qui m’avait donné son livre du Rhin ».    
     Nerval, lecteur de Pernety savait que rouge correspond au stade ultime de l’œuvre, celui de la fixation. Il écrit également à l’encre rouge, une lettre au Dr Emile Blanche… «mes épreuves sont terminées, et pour parler comme les initiés :  j’ai déposé la clef d’Osiris sur l’autel de la sagesse ».
     A ce moment, il semble vouloir indiquer qu’il a atteint son but, que sa carrière, son œuvre sont achevé. Il a à sa manière accompli le grand œuvre.

 

     Quand Julia Kristeva affirme que la mélancolie Nervalienne est une identification au Christ abandonné par le père, doublé d’un athéisme qui ne croit plus au mythe, elle suggère que sa philosophie est encore un christianisme immanent couvert d’ésotérisme. Un nihilisme secoue l’Europe, de Dostoïevsky à Nietzche : Dieu est mort ! Nerval substitue un dieu caché, une spiritualité diffuse. Mort de la mère, mort de la femme aimée, identification avec la mort même. Toutes apparitions féminines deviennent uniques et se fondent en un seul être, Isis, Marie, Aurélia, Sylvie, Sophie… Diane.

 

     Nerval a caché la clef des «Chimères » composées selon la symbolique alchimique, suivant une méthode de création qu’on pourrait nommer méthode d’imagination dirigée. Il veut peut-être faire croire qu’elles sont le fruit d’une imagination déréglée.  
     Nerval brouille les pistes ; il sait le prix de la folie, de ses crises. Il maîtrisera dans son art, ce qu’il ne maîtrisera plus dans sa vie. D’une poétique hermétique, il veut faire une source littéraire de rêve. Pari réussi ; Alain Fournier semble avoir été fortement influencé par l’univers Nervalien. Dans «le grand Meaulne », on retrouve cette recherche du temps perdu de l’adolescence féerique. La fête au château est bien dans la lignée et l’atmosphère du château nervalien… Le cinéaste Alain Resnais aurait-il filmé «L’année dernière à Marienbad » avec cet espace mental si particulier transcrit par l’image, sans la connaissance de son œuvre ?

 

Gerad-je-suis-l-autre.jpg                       Avant d’aborder «El Desdichado » plus en détail, je veux signaler une anecdote : dans une brochure qui lui était consacrée et où figurait un portrait de lui, il ajoute un dessin, un oiseau en cage, jouant avec les mots, d’abord la lettre G, puis Gérard (geai - rare) pour signifier que son âme est captive dans le tombeau de son corps. Sous le portrait initial, il ajoute la mention : « Je suis l’autre ».








     Mais la présence des oiseaux qui jalonnent toute son œuvre, cygne, perroquet etc. ne sont pas que des repères symboliques initiatiques. Quand on sait que dans son enfance, il pleura inconsolable la mort d’une tourterelle aux pieds roses, et qu’il eut un perroquet, on ne peut adhérer aux froides analyses du seul savoir. Gérard eut jusqu’au bout cette sensibilité merveilleuse, cette fraîcheur enchantée, même dans le désenchantement. « Nous sommes tous d’anciens perroquets prétendait-il et les perroquets étaient des hommes enchantés ».

 

 

 

El Desdichado

 

Je suis le Ténébreux, - le Veuf, - l’Inconsolé,

Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :

Ma seule Etoile est morte, - et mon luth constellé

Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

 

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui ma consolé,

Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,

La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,

Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie.

 

Suis-je Amour ou Phoebus ? … Lusignan ou Biron ?

Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;

J’ai rêvé dans la grotte où nage la Sirène…

 

Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :

Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée

Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

 

     Bien des interprétations ont été écrites à propos d’El Desdichado, toutes plausibles ; avec le vrai poète toutes les facettes d’une même œuvre offrent des vérités différentes.

Je retiens ici, celle qui me semble initiale, celle de la composition des couleurs dans l’œuvre alchimique.

 

                                   Le règne du noir

                                   Le règne du blanc

                                   Le règne de la citrine safranée

                                   Le règne du rouge.

 

     Le Ténébreux c’est Pluton, ce qui explique le choix de Nerval au début du sonnet, c’est que de tous les Dieux, il fut le seul à garder le célibat, tant sa difformité effrayait les Déesses.
     Le Soleil noir (1° phase alchimique, à cause de sa couleur, il lui a été donné le nom de tête de corbeau) la Mélancolie, c’est la putréfaction de la matière noire ; (c’est parallèlement l’humeur du corps humain, regardée comme une bile noire.)

     Dans le 2° quatrain l’allégorie de la fleur fut une figure emblématique de Nicolas Flamel.
     La Fleur c’est le symbole du blanc. La couleur blanche succède à la noire, le souffre blanc étant le premier degré de perfection. Les philosophes emploient le mot tombeau pour des allégories de la putréfaction de la matière.
     Le pampre c’est la couleur de la rouille… celle de Mars (Mars que l’on retrouve avec Biron, nom d’un guerrier décapité. A noter, que Nerval se pendra ! ) Biron est un personnage de Shakespeare dans «Peines d’amour perdues», l’union du pampre et de la rose c’est donc l’union de Mars et de Venus ; c’est donc le passage du blanc au rouge à travers l’or safrané qui annonce le soleil. La blancheur s’altère, mais la rougeur foncée du soleil dure, parfaisant l’œuvre du souffre, que les philosophes appellent sperme masculin, couronne royale et fils du soleil.

     La rose désigne Vénus. La rougeur appelée mâle, cachée sous la blancheur de la matière nommée femelle, réunis comme deux sexes dans un même corps, font un composé hermaphrodite qui commence dès que la couleur safranée se manifeste.
     Nicolas Flamel, cité par Pernety, qui reprend les dires d’Orphée, disciple d’Hermès, affirme que Diane était Hermaphrodite.

 

     Le Pausilippe et la mer d’Italie représentent le mélange du souffre et du mercure dans l’œuf philosophique. (Pausilypon en grec signifie : cessation de la tristesse.)

     Phoebus c’est le Soleil ou Adonis, l’or philosophique. Phoebus, Amour, le front rouge symbolisent la phase du rouge. 
     Ce que les alchimistes appellent Reine, c’est l’eau mercurielle, ainsi nommée parce qu’ils ont appelé le souffre : Roi. Ils doivent être mariés ; l’eau est l’épouse naturelle et sa mère.


     Pour Nerval dans le poème, le baiser sur le front désigne ce mariage alchimique du Roi et de la Reine, de l’enfant philosophe avec sa mère.  Dans les écrits des philosophes, il est dit qu’il faut marier le Soleil et la Lune, le frère et la sœur, la mère avec le fils. Tout cela n’est que l’union du fixe avec le volatile qui se fait au moyen du feu.

 

    

     La Sirène c’est l’eau mercurielle purifié du souffre impur. C’est Mélusine avant cette purification elle est nommée la Femme prostituée. « Les soupirs de la Sainte », c’est Artémis, Diane, la vierge ailée pure qui accouche dans le «désert des cieux » (par symbolisme, Diane c’est Sophie Dawes la baronne de Feuchère). Nerval est amant et frère de la Femme. Une femme confondue en une seule image, qu’il idolâtre et vénère. Quand son âme retombe à la matière, ces femmes décevantes (hors du mythe) le quittent, le déçoivent où meurent. Et souvent le tout à la fois.
     L’alchimiste fait sortir le blanc du noir, la Sainte et la fée ont franchi l’Achéron, elles ont quitté le monde de la putréfaction, la couleur noire, qui est le monde de Pluton.

 

     Nerval identifié au Ténébreux à l’histoire de Pluton, le sonnet devient sa propre histoire, son malheur sien, sa transmutation en Phoebus sa métamorphose.

     Avec la fleur blanche, il revoit la femme aimée, perdue. Le drame alchimique est son propre drame.

« Ils est certains conteurs qui ne peuvent inventer sans s’identifier aux personnages de leur imagination (- confie Nerval à Alexandre Dumas). Ce qui n’eut été qu’un jeu pour vous … est devenu pour moi une obsession, un vertige. »


     Dans le poème suivant, «Artémis », Nerval affirme son choix définitif pour le nocturne. Le Ténébreux est à la fois le Diable du Tarot et le Diable alchimique, l’Anteros et la noire Hécate, la lune de l’enfer.

 

     Le poète à retraversé l’Achéron et la nuit se referme. Il retourne au monde enseveli de la mélancolie, c’est le refus de la transmutation intérieure.

     En 1853, il termine donc les «Filles du Feu » et les «Chimères ». En 1854, en août il entre chez le Dr Blanche, travaille à «Aurélia ». Il quitte la clinique le 19 octobre, menant une existence errante, difficile, sans domicile fixe.


     Rue-de-la-Vieille-Lanterne-par-gustave-d 

     Le 26 janvier 1855, il est trouvé pendu rue de la Vieille - Lanterne par moins 18° sous zéro.

     L’identité impossible et tellement cherchée se trouve résolue. Mis par la maladie, dans l’impossibilité d’écrire, de produire, de donner, il ne pouvait plus survivre.


     Ses dernières lignes écrites sur un billet laissé à une tante qui l’hébergeait sont un étrange adieu qui renvoient une ultime fois au règne alchimique : « - Ne m’attends pas ce soir, car la nuit sera noire et blanche. »

 

 

     L’œuvre Nervalienne prend son sens dans la mesure où elle dépasse tout entendement réel, écartant toutes les limites.
     Ce langage unique alliant l’intemporel au réel, le souvenir et l’imaginaire, démarche pour comprendre ou devancer ce qui sera fuite, oubli, mort, touche cette part mystérieuse que chacun porte en soi.
     L’émotion dépasse le savoir.

 

 

Hécate.

 

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3 avril 2009 5 03 /04 /avril /2009 20:23

The-Annunciation.jpg







Les préraphaélites

 

Peintres et Poètes

 

UN ART DE VIE…

 




       Lorsque Pablo Picasso quitte l'Espagne pour la France, il s'arrête à Paris. L'Exposition Universelle de 1900 a choisi une de ses œuvres pour représenter son pays. Pour lui il s'agit seulement d'une étape; il veut aller en Angleterre attiré par la peinture des préraphaélites.

 

         S'il n'avait été arrêté par des amis espagnols retrouvés à Montmartre, sans doute, aurait-il poursuivi son voyage. Il a alors 19 ans.

       rossetti1.jpg 
        Les préraphaélites ont pratiquement le même âge quand ils décident de fonder ce mouvement qui va bouleverser l'Angleterre victorienne.

 

         L'une des figures les plus légendaires de ce nouvel Art de Vie est le peintre et poète Dante Gabriel Rossetti.


     En France l'un de ses fervents admirateurs est l'auteur du "Grand Meaulnes" Alain-Fournier; il vénère tout particulièrement le portrait "Béata Béatrix" avec lequel se confond le visage de son amour idéalisé, celui d'Yvonne de Galais, son héroïne.

 

     Si Rossetti à sa mort en 1882 est peu connu en France, Paul Bourget et Maurice Barrès lisent ses poésies. Un peu plus tard Pierre Louÿs en conseille la lecture à Paul Valéry. Un enthousiasme bientôt partagé ; en 1884 Claude Debussy composera une cantate d'après le poème "La damoiselle élue".

 

         La Confrérie Préraphaélite fondée à Londres en 1848 par des jeunes hommes idéalistes et révoltés durera peu.

         William Holman Hunt, Walter Deverell, John Everett Millais ont conclu un pacte avec Dante Gabriel Rossetti : signer leur tableaux en commun avec les initiales P.R.B. (Pre-Raphaelite Brotherhood ).

Plus tard se joindront à eux, Edward Burne-Jones, Walter Crane et William Morris.

         Ils sont d'abord poètes, écrivains mais aussi dessinateurs. Tournés vers Dante et Shakespeare, vers les peintres flamands et les italiens d'avant Raphaël, ils s'appuient sur le passé pour franchir l'impasse du conformisme de leur époque avec toute la fougueuse conviction de leur jeunesse.

         Ils ont entre 19 et 26 ans. Ils aborderont tous les genres: religieux, historiques, symboliques.

         Ils ne savent pas encore que leurs rêves de légendes, de paradis perdu, à travers leurs créations vont influencer toute l'Europe et préparer l'éclosion de l'Art Nouveau.

 

         En 1837 la reine Victoria monte sur le trône.

Enfant de l'Ancien Régime, elle est plus impulsive, plus humaine que la légende le prétend, mais sous l'influence de son mari Albert de Saxe-Cobourg-et-Gotha, Victoria devient l'incarnation de cette lourde respectabilité qu'on surnomme "victorienne": sens aigu de la famille, sentimentalité, respect absolu pour la religion, nécessité du devoir.

 

         Le Royaume-Uni devient le maître  des mers et le propriétaire du plus vaste empire que le monde ait jamais connu. La reine devient l'Impératrice des Indes. Les territoires s'étendent en Australie, aux Antilles, en Afrique et en Amérique du Sud.

        

         Paradoxalement, un doute profond s'installe, la peur de la sexualité s'amplifie, les maîtresses de maison couvrent par pudeur les pieds des meubles ! Et une popularité douteuse est accordée aux versions expurgées de Shakespeare…

         C'est le triomphe économique. Cet âge d'or a cependant son revers ; la civilisation industrielle entraîne laideur, égoïsme, cruauté et mépris envers l'art et l'architecture.

 

         Charles Dickens, le Balzac anglais, illustre magistralement dans ses romans, les coulisses de Londres.

         Il visite les bas-fonds, les prisons, les tripots. Lui-même, à douze ans a connu dans une fabrique de cirage ce que peut être l'humiliation, l'insécurité, la solitude d'une misère qui devait se taire et se cacher.

Chez Dickens tout est noir et blanc, la neige, la suie, la nuit, l'aube. Si le soleil luit, il n'est perçu que par le soupirail d'une cave, ou entre les planches d'un taudis.

Le romanesque et la sentimentalité de son œuvre enveloppent l'horreur. Il réussit à faire pleurer, à provoquer quelques scandales, quelques réformes, mais ne parvient pas à déplacer les tabous victoriens.

 

Les préraphaélites remettent tout en cause. Leur mouvement intriguera l'Angleterre pendant une cinquantaine d'années.

En plein cœur de Londres on voit des jeunes filles vêtues de costumes du Moyen-Âge, et dans certaines soirées des femmes osent porter des robes copiées d'après d'anciens tableaux, avec des lys dans les cheveux.

 

       -Morris-william.jpgWilliam Morris (1834 – 1896) architecte, dessinateur, peintre et écrivain a joué un rôle essentiel dans l'évolution de l'art décoratif en Angleterre, particulièrement dans le papier peint et le textile.

 

         En 1861, il fonde une société de production de meubles, de vitraux et de tapisseries avec Burne-Jones, Ford Madox Brown et Rossetti. 
         Opposé à la révolution industrielle, Morris propose une réforme du cadre de vie, fondé sur un retour à l'esthétique médiévale.

        


        Morris
fut l'un des premiers à s'efforcer de bâtir des liens entre le monde de l'art et celui du travail.

         Il refuse la fabrication mécanique et réhabilite le respect du matériaux, le goût du bel ouvrage et le travail manuel.

 

-         "J'ai essayé de faire de chacun de mes ouvriers un artiste, et quand je dis un artiste, je veux dire un homme".

 

        Militant convaincu, il fonde en 1884 la Ligue socialiste, publie des romans et diffuse ses idées politiques et artistiques.

 

        Mais il est d'abord le poète de la joie retrouvée à travers les légendes arthuriennes, idéalisant l'imagerie des châteaux et des vergers du Moyen-Âge qui représente un monde plus libre et plus serein que celui proposé par l'époque victorienne.

 

« Deux roses à la brune

Rouges sur fond de lune »

 

William MORRIS.

 

Il était une dame en un joli château,

souple comme une lame, aux grands yeux couleur d’eau,

qui chantait ce couplet

lorsque midi sonnait :

 

« Deux roses à la brune

rouges sur fond de lune ».

 

Vint à passer par là un jour du mois de mai,

sur la route poudreuse un galant chevalier

il entendit la dame

qui chantait avec âme :

 

« Deux roses à la brune

rouges sur fond de lune ».

 

Mais ne s’arrêta point malgré ce chant si beau,

sur son vaillant coursier disparut au galop,

laissant derrière lui

le refrain de midi :

 

« Deux roses à la brune

rouges sur fond de lune ».

 

Car le combat déjà réclamait tous les preux

qui devaient affronter les Rouges et les Bleus ;

en hâte il s’éloignait

du lancinant couplet :

 

« Deux roses à la brune

rouges sur fond de lune ».

 

Et le combat fit rage par monts et par vaux,

du sommet des coteaux jusqu’au bord du ruisseau,

mais quand sonna midi

il entonna pour lui :

 

« Deux roses à la brune

rouges sur fond de lune ».

 

Les Rouges et les Bleus perdus dans la mêlée

ne montraient que des heaumes et des souliers dorés ;

à pleine voix soudain

retentit ce refrain :

 

« Deux roses à la brune

rouges sur fond de lune ».

 

Et les heaumes dorés chargeant avec entrain

cette forêt d’épées dressées sur le terrain,

chantaient en tailladant,

haut et gaillardement :

 

« Deux roses à la brune

rouges sur fond de lune ».

 

Au retour s’arrêta près du château joli,

bien que las et défait et tout trempé de pluie,

pour cueillir à midi

un baiser en sursis :

 

« Deux roses à la brune

rouges sur fond de lune ».

 

Elle fut couronnée un jour du mois de mai.

Tout étincelait d’or, l’allégresse régnait,

quand les trompes d’airain

sonnèrent ce refrain :

 

« Deux roses à la brune

rouges sur fond de lune ».                  

 

« Deux roses à la brune

rouges sur fond de lune ».                  

 

[« Two Red Roses across the Moon »].

 

 

Millais_-_Self-Portrait.jpgSir John Everett Millais (1829 – 1896) est le plus doué des préraphaélites, même s'il doit s'orienter par la suite vers des scènes de genres plus traditionnelles.

Portraitiste renommé, il s'installera avec bonheur dans le mariage et se spécialisera dans des scènes enfantines sentimentales dont l'une "Bubbles" (1855 – 1856) sera répandue partout pour une marque de savon. (Pears)

 

        En compagnie de William Hunt, l'été 1851 il commence d'après nature, le célèbre tableau "Ophélia", utilisant la technique du fond blanc humide et des couleurs pures. Il expose une description méticuleuse des fleurs : pensées, pavots, pâquerettes, myosotis, jacinthes sauvages, orties et lentilles d'eau.

 

   Chargé d'allusions au destin tragique de l'Ophélie de Shakespeare, ce tableau authentiquement préraphaélite contribua à la reconnaissance du mouvement.

 

   Théophile Gautier écrit que :                                                 

        "nul n'a poussé si courageusement son système jusqu'au bout"   

et que       

        "Millais étudie la nature avec l'âme et les yeux d'un artiste du quinzième siècle…"         

que  

        "ses tableaux sont assurément les plus singuliers de l'Exposition Universelle"         

même,      

        "si de loin Ophélie a un peu l'air d'une poupée qui se noie dans une cuvette, approchez et vous serez ravi par un monde prodigieux de détails".

 

        En mai 1870 Arthur Rimbaud écrit un poème sur la mort d'Ophélie.

 Oph-lia-de-millais.jpg


OPHELIE

Arthur RIMBAUD.


                                  I

 

Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,

Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles…

– On entend dans les bois lointains des hallalis.

 

Voici plus de mille ans que la triste Ophélie

Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir.

Voici plus de mille ans que sa douce folie

Murmure sa romance à la brise du soir.

 

Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses grands voiles bercés mollement par les eaux ;

Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,

Sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux.

 

Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle ;

Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,

Quelque nid, d’où s’échappe un petit frisson d’aile :

– Un chant mystérieux tombe des astres d’or.

 

                                  II

 

Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige !

Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !

– C’est que les vents tombant des grands monts de Norwège

T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté ;

 

C’est qu’un souffle, tordant ta grande chevelure,

A ton esprit rêveur portait d’étranges bruits ;

Que ton cœur écoutait le chant de la Nature

Dans les plaintes de l’arbre et les soupirs des nuits ;

 

C’est que la voix des mers folles, immense râle,

Brisait ton sein d’enfant, trop humain et trop doux ;

C’est qu’un matin d’avril, un beau cavalier pâle,

Un pauvre fou, s’assit muet à tes genoux !

 

Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre Folle !

Tu te fondais à lui comme une neige au feu ;

Tes grandes visions étranglaient ta parole

– Et l’Infini terrible effara ton œil bleu !

 

                                 III

 

– Et le Poète dit qu’aux rayons des étoiles

Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis ;

Et qu’il a vu sur l’eau, couchée en ses longs voiles,

La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.                         

      E-Siddal.jpg  

Elle a vingt ans à peine et travaille douze heures par jour dans un magasin de mode pour femmes riches. Elle a une longue silhouette fragile, de mélancoliques yeux verts, une peau blanche, transparente, une bouche sensuelle et une somptueuse chevelure flamboyante.

 
         Elizabeth Siddal sera pour les préraphaélites un modèle fascinant qu'ils rendront immortel, chacun à leur manière.

 

         Pour Millais elle est Ophélie. L'extérieur du tableau peint durant tout un été d'après nature, sera terminé en atelier l'hiver suivant.

 

         Couchée dans une baignoire et revêtue d'une robe rebrodée d'argent, Elizabeth pose. Des chandelles allumées en permanence sous la baignoire maintiennent la chaleur de l'eau. Un soir, elles s'éteignent et Millais ne s'en n'aperçoit pas.

 

         Elizabeth tremble sans savoir si c'est le froid ou ses rêves qui l'engourdissent. De ce refroidissement, elle ne se remettra pas ; pas plus qu'elle ne se remettra de l'amour mystérieux qu'elle voue à Rossetti qui ne voit en elle que l'instrument de son art.

 

         Il la vénère, l'idolâtre à sa manière et finira même par l'épouser, mais il est alors devenu amoureux d'une autre, la femme de William Morris.

        

         Elizabeth peint, dessine, écrit des poèmes, de plus en plus belle, de plus en plus tourmentée.

         Un matin, elle est retrouvée morte au pied du tableau "Béata Béatrix" que Rossetti n'a pas encore achevé. Elle est allongée, un flacon de laudanum vide est tombé de sa main.

        

Dante-Gabriel-Rossetti.-Beata-Beatrix.jp   
      Epuisée physiquement et moralement, elle a choisi de hâter sa mort. Elle n'a même pas trente ans.

 

       Tout le symbolisme restera marqué par sa beauté de flamme consumée ! …


(1834 – 1862)

 



Exténuée

Elizabeth SIDDAL.

 

Tes bras robustes m’entourent,

        mon amour

        Ma tête posée est sur ta poitrine :

Bien que tu me prodigues des mots

        de réconfort,

        Mon âme ne connaît pas le repos :

 

Car je ne suis qu’une créature effrayée,

        Et ne peux d’ailleurs être

Autre qu’un oiseau dont l’aile brisée

        Doit l’emporter loin de toi.

 

Je ne peux te donner l’amour

        Que je te donnais il y a si longtemps,

L’amour qui se métamorphosa et

        me renversa

        Au milieu de la neige aveuglante.

 

Je ne peux t’offrir qu’un cœur naufragé

        Et des yeux languissants de douleur,

Une bouche fanée qui ne peut sourire

        Et qui ne doit plus sourire.

 

Laisse pourtant tes bras autour de moi

        mon amour

        Jusqu’à temps que je glisse dans

        le sommeil :

Laisse-moi alors, sans me dire au revoir,

        De crainte de provoquer mon déclin

        et mes pleurs.

 Sidal.jpg

       





   Peinture d'Elizabeth Siddal




        Emporté par la douleur, Rossetti jette dans le cercueil d'Elizabeth son cahier de poésie.

        Sept ans plus tard, tiraillé par le remords, tout au désir d'exhumer ses poèmes, il obtient une autorisation officielle.

 

         De nuit, dans le cimetière d'Highgate, la tombe est ouverte.  Ô stupeur, dans sa robe de velours, Elizabeth semble embaumée et sa chevelure de feu est déployée sur le capitonnage de soie. Près de la bible, il y a le recueil toilé de vert du poète.

        

         Dante Gabriel Rossetti né le 12 mai 1828 est le fils d'un émigré italien fou de Dante, d'où son prénom. Il réalise peu de tableau, mais c'est vers lui que convergent tous les regards lorsqu'il est question de préraphaélisme.

 

        C'est lui qui a donné le ton de cet imaginaire à la fois littéraire et plastique. Tout le symbolisme européen sera héritier de l'univers  de ce "grand italien tourmenté dans l'enfer de Londres" comme le dit Ruskin, grand critique d'art.

 

       La-Ghirlandatarossetti41.jpg

        Au-delà de l'amour, Rossetti devient l'image de l'angoisse, le fétichiste des lèvres, de la chevelure. Il joue avec l'ondoyante tombée d'un tissu, avec la lumière vive ou automnale. Et il y a les fleurs toujours les fleurs… et plus aucune différence entre la parole, l'écriture et l'image.

 

       

        Après la mort d'Elizabeth Siddal, il achève son tableau Béatrice. La fortune lui est venue soudainement. Il vit dans le domaine de Tudor House, une demeure mythique où la reine Elizabeth I ère  a séjourné, où Erasme a écrit "l'Eloge de la folie".

 

        Dans ce lieu historique la présence du bohème Rossetti a presque allure de scandale. L'habitation est sombre, la seule pièce lumineuse est l'atelier ; trois immenses fenêtres ouvrent sur le parc.  A l'intérieur, il y a des tentures de velours, des canapés, des porcelaines orientales et un mobilier renaissance.

 

        C'est là qu'il peint, identifié à Dante totalement. Elizabeth est Béatrice. A tout jamais transfigurée, sublimée… et lui, hanté par la pureté perdue de son premier rêve préraphaélite.

 

LA SAULAIE 

Dante Gabriel ROSSETTI.

(1828-1882)

 

J’étais assis avec l’Amour sur un puits, à l’orée d’un bois,

Nous nous penchions sur l’eau, moi et lui ;

Il ne me parlait, ni ne me regardait,

Mais touchait son luth qui exprimait

La certaine chose mystérieuse qu’il avait à dire :

Nos yeux seuls se rencontrèrent silencieusement réfléchis

Dans l’eau profonde ; et ce chant devint

La voix passionnée que je connaissais ; et mes larmes tombèrent.

 

Et sous leur chute, les yeux de l’Amour devinrent ceux de ma Bien-Aimée ;

Et de son pied et de son aile

Il fit disparaître la source qui arrosait la sécheresse de mon cœur.

Alors les sombres rides de l’eau se métamorphosèrent en une chevelure ondulée,

Et tandis que je me baissais, les lèvres de ma Bien-Aimée émergèrent

Et inondèrent mes lèvres d’un torrent de baisers.

 

Dante-20Gabriel-20ROSSETTInue.jpg


SYMPHONIE DE JEUNESSE

Dante Gabriel ROSSETTI.

– « Je t’aime, douce amie, comment pourrais-tu jamais savoir
     Combien je t’aime ? »

 

– « Je t’aime de même, et ainsi je le sais ! »

 

– « Chère, tu ne peux pas savoir combien tu es belle ! »

 

– « Si je le suis assez pour régner sur ton Cœur,

     Mon amour n’en demande pas davantage. »

 

– « Mon amour grandit d’heure en heure, chère. »

 

– « Le mien grandit aussi,

 Et pourtant depuis bien des heures l’amour me paraissait en pleine fleur ! »

 

Ainsi devisent les amants, puis les baisers réclament leur tour.

 

Ah ! bienheureux ceux pour qui de telles paroles

Ont servi de langage tout le jour de leur Jeunesse,

Heure après heure, loin de la cohue du monde,

De ses œuvres, de ses luttes, de sa gloire,

De cette ligue des exigences de la vie,

Tandis que l’amour soupirait en silence

Son chant extatique à travers deux âmes confondues.

 


(Fin de la première partie...)

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2 avril 2009 4 02 /04 /avril /2009 15:43

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Les préraphaélites

 

Peintres et Poètes

 

UN ART DE VIE…

                    { 2 }
















        L'ami de Rossetti, le poète Algernon Charles Swinburne   (1837 – 1909) est le dernier à avoir vu Elizabeth Siddal vivante.

Né à Londres en 1837, il déclenche un scandale lorsqu'il publie "Poèmes et Ballades" en 1866. La société anglaise se choque, la critique se fâche. Les insultes pleuvent sur le poète de 29 ans.

 

        Douleur, volupté, désir de fusion, panthéisme et fatalité sont les thèmes de sa poésie influencée par la forme de la ballade, du sonnet ou du rondeau. Mais les censeurs exagèrent ; le poids de l'orgueilleuse société victorienne est terrible !

 

        Le puritanisme règne, les ouvrages religieux dominent et eux seuls ont le droit de parler de l'amour mystique et de la mort. La haute bourgeoisie se cache pour lire des romans !

 

         Algernon-Swinburne.jpgSwinburne, c'est Riquet à la houppe sans princesse. Enfant pâle, petit, fluet, avec une tête disproportionnée surmontée d'une exubérante touffe de cheveux rouges, il passe les onze premières années de sa vie dans l'île de Wight.

 

        Ses relations avec son père sont médiocres, par contre, il éprouve pour sa mère une véritable fascination. Cultivée, elle lui enseigne le français et l'italien. Autoritaire elle interdit la lecture de Byron, et, celle de Shakespeare en version expurgée est la seule autorisée.

  

        Principalement entouré de femmes, en dehors de la lecture, ses occupations sont promenades et baignades. Il montre envers les vagues, une intrépidité qui lui vaut d'être surnommé "la mouette", et manque de se noyer de nombreuses fois.

 

        A Eton, il subit le traditionnel châtiment corporel de l'éducation anglaise. D'abord battu par le vent, puis battu par le fouet, humilié de ne pouvoir entrer dans l'armée, une étrange révolte le dévore.

 

        A 24 ans il découvre ce qu'il appelle ses lectures essentielles : Baudelaire, le Marquis de Sade. Il traduit Villon, lit Pétrarque et Boccace.

" –  Je défends l'art pour l'art contre la rigueur morale", dit-il.

 

        Il trouve refuge et amitié auprès des préraphaélites Rossetti, Millais, Hunt, qui sont eux aussi en rébellion contre l'académisme en vogue.

 

        L'alcool, les mauvais lieux où il cherche quelques parodies d'amour, errant la nuit avec un Rossetti devenu tourmenté et amer, altèrent sa santé. A 43 ans il est muré dans la surdité. Sauvé de justesse par un ami, il quitte Londres, la capitale de sa perdition.

 

        Lorsque ses derniers écrits paraissent, c'est dans l'indifférence générale, mais ils suscitent l'admiration de Verlaine, de Verhaeren. Maupassant préface ses poèmes  traduits en français, et Oscar Wilde proclame qu'il est le seul anglais à avoir lu Balzac.

 

 

 

                         ALLIANCE

 

Algernon Charles SWINBURNE.

(1837 / 1909)

 

Si l’amour était semblable à la rose,

    Et si j’étais comme une feuille,

Nos vies croîtraient ensemble,
Que le temps soit triste ou chantant,
Dans les prairies venteuses, dans les enclos fleuris,

    Que le plaisir soit vert, que le chagrin soit gris ;

Si l’amour était semblable à la rose,

    Et si j’étais comme la feuille.

  

Si j’étais semblable aux paroles,

    Et si l’amour était mélodie,

A deux voix, dans une seule

Félicité nos lèvres se mêleraient,

Et nos baisers seraient heureux comme les oiseaux

    Qui, à midi, jouissent d’une douce pluie,

Si j’étais semblable aux paroles,

    Et si l’amour était mélodie.

 
Si tu étais la vie, mon aimée,

    Et si moi, ton amour, j’étais la mort,

Ensemble nous serions neige et soleil,

Avant que mars n’offre au temps

Le narcisse, le sansonnet suaves

    Et le souffle fécond des heures,

Si tu étais la vie, mon aimée,

    Et si moi, ton amour, j’étais la mort.

  

Si tu étais serve du chagrin,

    Si j’étais page de la joie,

Nous jouerions des vies et des saisons durant

Avec regards amoureux et perfidies,

Larmes du soir et du matin,

    Ris de jeune fille, de jouvenceau,

Si tu étais serve du chagrin,

    Si j’étais page de la joie.

   

Si tu étais dame d’avril,

    Si j’étais seigneur en mai,

Nous déploierions des feuilles des heures durant

Et, des journées entières, ferions moissons de fleurs,

Jusqu’à ce que le jour s’enténèbre comme la nuit

    Et que la nuit resplendisse comme le jour,

Si tu étais dame d’avril,

    Et si j’étais seigneur en mai.

 

  Si tu étais reine du plaisir,

    Si j’étais roi de douleur,

Ensemble nous irions chasser l’amour,

Pour arracher les plumes de ses ailes,

Régler son pas,

    Et brider son bec,

Si tu étais reine du plaisir,

    Et si j’étais roi de douleur.

 

        Swinburne et Rossetti sont attaqués avec une virulence qui peut faire sourire aujourd'hui, par un poète écossais malchanceux et aigri, Buchanan.

 

        Avec dégoût il condamne Rossetti et les préraphaélites par deux adjectifs : "maladifs" et "efféminés".

 

        Sacrilège : les baisers qui prolifèrent dans les poèmes de Rossetti ! L’un de ses sonnets ne se termine-t-il pas ainsi :

-        "Et dans un baiser sa bouche devint son âme."

 

        Rodin très proche de la sensibilité de Rossetti, taillera dans le marbre la célèbre sculpture "Le Baiser". Beaucoup d'autres artistes suivront ce thème.

 

        Mais pour le puritain Buchanan, Rossetti "est pornographe, exhibitionniste et … esthétique ! " Ce qu'il estime la suprême insulte.

 

        Buchanan dans sa rage, dénonce les ravages causés par l'influence de Baudelaire, "ce véritable fils de Méphistophélès."

 

        Ce pervers n'a-t-il pas traduit Edgar Poe ! N’est-ce pas là le signe d'une nature malade.

 

        Et Gautier qui préface "Les Fleurs du Mal" est mis dans le même sac. Swinburne a voulu surpasser Baudelaire, Rossetti a illustré Poe. Ils appartiennent donc à la même race pernicieuse. Baudelaire est leur parrain ! (Miraculeusement William Morris est épargné).

 

        Au passage il déplore les répugnantes héroïnes des français : vampires, chattes ou femmes - chats qui ont contaminées les poètes anglais.

Le français est bien la source du chancre qui dévore la nation anglaise. Buchanan est persuadé de mener une campagne de salubrité publique. Il a pourtant pratiquement disparu de la plupart des dictionnaires.

 

        Rossetti néanmoins, sera profondément affecté par ses attaques dans la presse durant les dernières années de sa vie. Ses yeux faiblissent, il craint de perdre la vue et ne peint plus que des aquarelles.

 

        Avant de mourir, un soir d'avril, lors d'une belle journée, affaibli nerveusement et malade, il avait dit à sa sœur Christina :

- "c'est beau – le monde et la vie elle-même – je suis heureux d'avoir vécu."

 

 

        Oscar_Wilde.jpgDéterminé par l'univers préraphaélite, Oscar Wilde (1854 – 1900) dandy anglais, écrivain poète, conférencier, veut faire une place à la beauté dans le rigide monde victorien.

 

        Disciple de Morris, il dénonce la laideur industrielle qui détruit les paysages et produit des objets de laideur. Il va désormais  mettre son succès, son intelligence insolente, ses talents de conteur au service d'une réforme militante.

          Wilde se fait professeur de beauté ! 
Pour lui, la vie se doit d'imiter l'Art.

 

          A Paris, il découvre les décadents, le symbolisme et bien sûr les toile de Gustave Moreau. (1826 – 1898) 

          Ne voilà-t-il pas qu'on reproche à Gustave Moreau d'être trop littéraire pour un peintre ! Il se fait traiter d'illuminé avec les femmes fatales vêtues de gemmes et d'orfèvrerie qui hantent ses tableaux !

 

          Influencé par les miniatures persanes et les émaux du Moyen-Âge, son œuvre, à la fois mythologique et onirique est une révélation qui correspond aux fantasmes de l'époque.

         

          Chez Moreau qui vécut avec sa mère jusqu'à l'âge de 58 ans, la sexualité est sublimée par le rêve ; la chair n'est pas uniquement source de volupté, mais tristesse.

 

          Somnambulique, nue ou couverte de bijoux, comme chez Baudelaire, la femme apparaît dans une séduction de fatalité.

 

          Les critiques ont réussi à attirer les foules au salon de 1876 : plus de cinq cent mille visiteurs viennent voir "Salomé" et "l'Apparition". Il est le phénomène du moment.

 Gustave-Moreau-Salom-.jpg                                                                   




         Zola écrit :


        "Gustave Moreau a dédaigné la fièvre romantique, il s'est lancé dans le symbolisme. Après avoir regardé ses tableaux… vous vous en allez avec le désir invincible de peindre la première souillon venue que vous rencontrerez dans la rue".

         

          En cette fin de siècle "Salomé" symbole de  pulsion d'érotisme  et de mort, obsède tous les artistes tant en peinture qu'en littérature et poésie. (2789 poèmes seront recensés en 1912 !)




         

         

        Après Mallarmé, Oscar Wilde décide à son tour d'écrire une "Salomé" : elle danse depuis tant de siècles dans la peinture et les livres ! Celle de Moreau le comble et l'inspire.

        Il parcourt Paris, cherchant des idées, des détails ; rue de la Paix, il examine les vitrines pour y trouver les parures, les colliers :

-        "Il faut que les perles expirent sur sa peau" dit-il. Chaque passante lui apparaît comme une princesse de Judée.

 

          Un jour qu'il discute de tout cela, Rémy de Gourmont intervient : il confond deux Salomé, l'une est fille d'Hérode, l'autre une danseuse de la bible.

          Wilde écoute et dit :

-        "Ce pauvre Gourmont nous raconte-là la vérité d'un professeur. Je préfère l'autre vérité, la mienne qui est celle du rêve. Entre deux vérités, la plus fausse est la plus vraie."

 

          Un soir, en manque d'inspiration devant sa page blanche, il va au Grand Café, boulevard des Capucines : un orchestre tzigane joue. Il fait venir à sa table le chef d'orchestre :

-        "Je suis en train d'écrire une pièce sur une femme qui danse nu-pieds dans le sang d'un homme qu'elle désirait et qu'elle a tué. Je veux que vous me jouiez quelque chose en harmonie avec mes pensées."

 

          L'orchestre joua alors une musique si terrible et si sauvage, que tous se turent et se regardèrent le visage livide.

 

          Oscar Wilde rentra chez lui et se mit à écrire en français. La pièce sera interdite en Angleterre.

 

          Wilde vécut quelques années dans la solitude à Paris sous le pseudonyme de Sébastien Melmoth avant de succomber à une méningite le 30 novembre 1900.

 

 

 

Salomé           d'Oscar Wilde (extrait)

 

-        Salomé, dansez pour moi.

 

-        Je n'ai aucune envie de danser, tétrarque.

 

-        Salomé, Salomé, dansez pour moi. Ce soir, je suis si triste. Si vous dansez pour moi vous pourrez me demander tout ce que vous voudrez et je vous le donnerai.

 

-        Vous me donnerez tout ce que je demanderai, tétrarque?

 

-        Tout, fût-ce la moitié de mon royaume. Comme reine, tu serais très belle Salomé.

 

-        Je danserai pour vous tétrarque. J'attends que mes esclaves m'apportent des parfums et les sept voiles et m'ôtent mes sandales.

 

-        Je te donnerai ce que tu voudras. Que veux-tu, dis ?

 

-        Je veux qu'on m'apporte présentement dans un bassin d'argent…

 

-        Qu'est-ce que vous voulez qu'on vous apporte dans un bassin d'argent, ma chère et belle Salomé, vous qui êtes la plus belle de toutes les filles de Judée ? Quoi que cela puisse être, on vous le donnera. Mes trésors vous appartiennent. Qu'est-ce que c'est, Salomé ?

 

-        La tête d'Iokanaan.

 

-        Non, non Salomé. Vous ne me demanderez pas cela. N'écoutez pas votre mère. Elle vous donne toujours de mauvais conseils.

 

-        Je n'écoute pas ma mère. C'est pour mon propre plaisir que je demande la tête d'Iokanaan, dans un bassin d'argent. Vous avez juré, Hérode. N'oubliez pas que vous avez juré.

 

-        Je vous ai toujours aimée… Peut-être, je vous ai trop aimée.

La tête d'un homme décapité, c'est une chose laide, n'est-ce pas ? Ce n'est pas une chose qu'une vierge doit regarder. J'ai une grande émeraude ronde que le favori de César m'a envoyé… C'est la plus grande émeraude du monde. Demandez-moi cela et je vous le donnerai.

 

 

-        Je vous demande la tête d'Iokanaan.

 

-        Salomé, vous connaissez mes paons blancs… leurs becs sont dorés et les grains qu'ils mangent sont dorés aussi et leurs pieds sont teints de pourpre. Il n'y a aucun roi au monde qui possède des oiseaux aussi merveilleux. Eh ! bien, je vous donnerai cinquante de mes paons. Seulement il faut me délier de ma parole et ne pas me demander ce que vous m'avez demandé.

 

-        Donnez moi la tête d'Iokanaan.

 

-        Salomé, pensez à ce que vous faites. Cet homme vient peut-être de Dieu. C'est un saint homme. Je suis sûr qu'il vient de Dieu. Aussi peut-être que s'il mourrait, il m'arriverait un malheur…

 

-        Donnez-moi la tête d'Iokanaan.

 

-        J'ai des bijoux cachés ici que même votre mère n'a jamais vus, des bijoux tout à fait extraordinaires. J'ai un collier de perles à quatre rangs. On dirait des lunes enchaînées de rayons d'argent. On dirait cinquante lunes captives dans un filet d'or.                                  

 

J'ai des améthystes de deux espèces. Une qui est noire comme le vin. L'autre qui est rouge comme du vin qu'on a coloré avec de l'eau.

J'ai des topazes jaunes comme les yeux des tigres, et des topazes roses comme les yeux des pigeons, et des topazes vertes comme les yeux des chats. J'ai des opales qui brûlent toujours avec une flamme qui est très froide, des opales qui attristent les esprits et ont peur des ténèbres…

 

J'ai des chrysolithes et des béryls, j'ai des chrysoprases et des rubis, j'ai des sardonyx et des hyacinthes et des calcédoines, et je vous les donnerai tous, mais tous, et j'ajouterai d'autres choses… Je te donnerai tout ce que je possède, sauf une vie. Je te donnerai le manteau du grand prêtre. Je te donnerai le voile du sanctuaire.

 

-        Donnez-moi la tête d'Iokanaan.

 

 moreausalome.jpg



                          Salomé 

Oscar Vladislas de Lubicz-MILOSZ.

 

- Jette cet or de deuil où tes lèvres touchèrent,

Dans le miroir du sang, le reflet de leur fleur

Mélodieuse et douce à blesser !

 

La vie d'un Sage ne vaut pas, ma Salomé,

Ta danse d'Orient sauvage comme la chair,

Et ta bouche couleur de meurtre, et tes seins couleur de désert !

 

- Puis, secouant ta chevelure, dont les lumières

S'allongent vers mon cœur avec leurs têtes de lys rouges,

- Ta chevelure où la colère

Du soleil et des perles

Allume des lueurs d'épées-

 

Fais que ton rire ensanglanté sonne un glas de mépris,

O Beauté de la Chair, toi qui marches drapée

Dans l'incendie aveugle et froid des pierreries !

 

Salom--huile-sur-toile.jpg

                         Hérodiade
Théodore de BANVILLE

(1828-1891).

 

(…)

 

Voyez-la, voyez-la venir, la jeune reine !

Un petit page noir tient sa robe qui traîne

En flots voluptueux le long du corridor.

 

Sur ses doigts le rubis, le saphir, l’améthyste

Font resplendir leurs feux charmants : dans un plat d’or

Elle porte le chef sanglant de Jean-Baptiste.

 

« Les Princesses », Juin 1854.

 

 Salom-.jpg

 

 

 

                            Hérode
Albert SAMAIN

(1858-1900).

 

(…)

 

Et le roi sent, frisson d’or en ses chairs funèbres,

La vipère Luxure enlacer ses vertèbres ;

Et, tendant ses vieux bras de métaux oppressés,

 

D’une bouche repue, incurablement triste,

Pendant qu’à terre gît le chef de Jean-Baptiste,

Il boit le sang qui brûle au bout des seins dressés,

 

Et l’irritante horreur des grands yeux révulsés.

 
 

    
  Salom---Aubrey-Beardsley.jpg       Vincent Aubrey Beardsley illustre la Salomé d'Oscar Wilde dont il fait la connaissance par l'intermédiaire d'Edward Burne-Jones. Ce peintre anglais le plus renommé de la fin du 19° siècle en France, s'est donné pour mission de créer une sorte de contre – sortilège de la beauté pour un monde désenchanté.

 

        Beardsley a 18 ans. Comme Swinburne, il joue la carte de la provocation en imposant un style complètement nouveau et fracassant, utilisant surtout les noirs et les blancs. C'est l'événement le plus marquant depuis William Blake que chérissaient les préraphaélites.

 

        Prince du dandysme, il porte à sa boutonnière une rose fanée ; son cabinet de travail est tendu de noir, les fenêtres sont closent et, lorsqu'il se met au piano, il assoit un squelette à ses côtés. Son salon est tapissé d'estampes japonaises dont il s'inspire. A 26 ans Il mourra de tuberculose à Menton.

        L'univers décadent est en marche, le symbolisme s'impose.

 

       AubreyBeardsley-Hollyer1.jpg



        Beardsley est le premier artiste avec lequel l'œuvre d'art cesse d'être une pièce unique. Il reproduit ses œuvres par centaines, voir des milliers d'exemplaires grâce à des procédés photomécaniques.

 







        Si les préraphaélites peuvent apparaître aujourd'hui comme des esthètes  gorgés de littérature, dont les qualités picturales ne furent pas toujours à la hauteur de leurs intentions, ils ont apportés au milieu des conventions, de la confusion et de la laideur, une bouffée d'air pur.

 

      vitrail.jpg  Parmi leurs principaux emblèmes figurent le lis, l'iris, le volubilis, la fougère, le pavot et le paon, cet oiseau – fleur.

 

        La femme unie à la fleur, longs cheveux déployés en volute : l'Art Nouveau est né ; une porte ouverte toute grande sur le modernisme, une opposition au pessimisme par la passion, la lumière triomphante de l'ombre, l'utile et la beauté à travers la forme. Le rêve et la vie réconciliés.

 




        L'art au quotidien se répand dans toute l'Europe, Alphonse Mucha et ses affiches, les vitraux de l'école de Nancy, les fontes des balcons et du métro parisien d'Hector Guimard. Un quotidien métamorphosé, joyeux ou triste devenu un Art de Vie.

 

                                                     Hécate

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15 mars 2009 7 15 /03 /mars /2009 15:28

         Pierre Combescot

 

"Pour mon plaisir

et ma délectation

               charnelle. "

 

 

            Certains lieux nous marquent. Certains livres nous interpellent, nous renvoient vers le passé. Tel celui-ci de Pierre Combescot, écrivain dont je n’avais lu aucun livre, qui vient de publier « Pour mon plaisir et ma délectation charnelle ». Tout un programme !

           
           

             
               
Si ce n’avait été le bandeau rouge sang ceinturant le livre avec la mention
                                                         « GILLES DE RAIS »
serai-je entrée acheter ce roman ? Pas si sûr !

            Et si je n’avais, dans ma très petite enfance fréquenté au hasard d’un été lors d’une tournée familiale de visites de châteaux de Touraine et d’Anjou, l’un des fiefs de ce maréchal de France me serai-je penchée sur ce « Barbe Bleue » popularisé par la plume de Charles Perrault pour le plaisir des enfants et des psychanalystes ?

            Autant de questions qui resteront ici sans réponse.

 

Comment parler de ce court roman ? Difficile en effet…

 

             D’abord quelques lignes sur l’écrivain dont Jérôme Garcin prétend que « les bons sentiments l’assomment et la cruauté l’excite, et qu’il est normal que l’homme en vînt à s’acoquiner avec le plus noir des barons, le plus pervers des Maréchaux de France ».

 

            Je reviens donc à mon domicile le livre sous le bras et découvre qu’un hebdomadaire non lu encore commentait la sortie du dit roman !

            Donc là encore, nulle influence, si ce n’est celle du souvenir de cette enfance dont la fraîcheur n’a guère d’égal que la noirceur des ruines de Champtocé où se posèrent mes innocents pieds enfantins !  Excès de bleu dans le ciel, excès de broussailles, de ronces, de lierre dévorant des pans de murailles, une tour éventrée comme ouverte par une épée rageuse, une herbe raréfiée…

            Ce n’était pas la fébrilité du tourisme actuel. Champtocé était comme hors du temps. Un gamin dépenaillé pour quelque monnaie conduisait les curieux par un sentier étroit jusqu’aux ruines.

 


           Dès les premières pages Pierre Combescot narre la conduite au supplice de Gilles de Montmorency-Laval, comte de Brienne, baron de Rais, maréchal de France par un matin du 26 octobre 1440. 

            « Il assume crânement son destin. De la foule qui l’accompagne en procession monte des chants et des prières. Nul cri de haine mais une compassion générale. Chacun prie pour l’âme du maréchal. L’admirable vertu de la mort commence à opérer. « Pardonnez-lui, Seigneur, frappez-nous plutôt ». Ce fut un tueur d’enfant, un pédéraste, un sodomite, une bête enragée ; il eut de grands vices mais n’en n’appartient que d’avantage à notre pauvre humanité. »

           

            Pages élégiaques d’où s’élèvent les brumes du matin qui errent sur les domaines du condamné.     « Et derrière les épaisses roselières le Grand Lac où enfant il allait se baigner l’été à l’heure où les vapeurs du soir rendent les choses indistinctes, entraînant à sa suite des pages pour leur apprendre des jeux impudiques. Il avait joui d’un grand prestige, grâce à une virilité bien au-dessus de son âge qu’il exhibait avec cynisme.

Il hume les embruns iodés qui lui arrivent de l’ouest et, lentement, il se réveille de son mauvais rêve. De l’envoûtement qui l’a poussé dans le crime.

           Quand cela prit-il son monstrueux essor ? Tout ce sang répandu pourquoi ? Il n’eut su le dire. Cela lui paraît à présent si loin, d’une autre vie. Celle d’un monstre, disent-ils. »

 

            Il est facile de fracasser un souvenir, plus difficile de faire surgir cet étrange Gilles de Rais, quand l’imaginaire a devancé depuis longtemps la plume d’un auteur.

            Hors, s’il y a fort fracas dans ce roman, c’est celui des armes, des armures. Un tourbillon de couleurs, celui des étendards. Des piétinements de chevaux. Des cris. Des odeurs. En trois lignes, un coursier tombe, une jugulaire s’ouvre. Le sang coule et puis cinq mille chevaliers jonchant déjà le sol.

            On est étourdi.

 

            Les pages blanches sont devenues l’écran noir d’un film qui se déroule à une cadence haletante. A peine si la mémoire retient tant de noms tant ils pleuvent en avalanche.

            Né à Champtocé  Gilles de Rais grandit dans toute cette fureur d’alors. Le rythme du roman est effréné. Puis une phrase retient, haute, puissante. Une image, un tableau : « Et la Reine Isabeau continue à se farder telle la Grande Prostituée. Ce soir comme tous les soir, elle attend un page à qui elle donnera une pièce d’or et qui s’en ira tout fier se vanter auprès de ses camarades : j’ai baisé la vieille et je l’ai fait rugir de plaisir. La Reine rugit de plaisir et la France de douleur. »      Phrase reprise, comme une complainte d’antan.

 

           

        Puis la mêlée  reprend. Quelques poses, ici et là, qui arrêtent le temps, l’espace s’entrouvre… l’art, en quelques phrases de placer les personnages. « Le Roi s’est dissimulé derrière ses courtisans. Troupe de rapaces lugubres voletant autour de lui comme autour d’un mort avec leurs jupons godronnés, leurs manches interminables leurs poulaines aux pointes menaçantes.

            Gilles est dans l’assistance. Est-ce là une femme ? Non c’est un garçon ? Il est captivé. Le désire-t-il ? Il y a peu de distance entre l’érotisme et la Sainteté !  De ce qui est béni à ce qui est maudit. Il est ébloui. Il est troublé. »

            Gilles a vu Jeanne la Pucelle. C’est le 6 mars 1429 à Chinon.

 

          

            
          Des couleurs à la nuit. De la guerre à la musique. De la musique à la chasse. « Il passe comme l’éclair à travers les landes et les bosquets. Les épines ensanglantent son front. Il chasse à l’épieu. Il poursuit la bête aux torches jusqu’au creux de la nuit. Ce n’est plus le gibier qu’il traque ; il veut sa vengeance contre l’injustice contre le monde entier qui l’a fait comme il est.

            Au matin il visite sa chapelle et fait chanter sa chorale d’enfants. Il a une prédilection pour ces voix d’anges qui viennent atténuer les cris qui montent des cachots des hautes galeries de Machecoul, de Tiffauges, de Champtocé… Ses battues infernales deviennent légendaires.  Ses valets d’écurie, les gardes chasses sont regardés comme des diables. C’est une horde de loups qui passe ».

 

            Oui, Pierre Combescot fait revivre tout de sa plume magistrale. Champtocé… et le reste… Champtocé, cette tour à l’escalier éboulé, où sans rien connaître de Gilles de Rais, l’enfant que j’étais fut saisie par la noirceur des pierres. Les pluies n’avaient point lavé la suie des flammes. On murmurait que Champtocé avait été brûlé sitôt la condamnation du maréchal de France. Je ne sais ce qu’il en fut. Pierre Combescot se tait là-dessus. Je sens encore cette odeur étrange de fumée s’exhaler des pierres… un poids fut sur moi, indicible. Pas la peur. Une gravité, une ombre funeste… Cette odeur de fumée fut-elle inventée ?... Il me semble la respirer encore…

            Pierre Combescot raconte avec une tranquillité naturelle  l’inquiétante ambiance, les cadavres jetés dans les oubliettes que ses hommes de mains doivent retirer quand on vient sans crier gare visiter Champtocé. Combien de cadavres ? Une quarantaine, une cinquantaine le maréchal ne sait plus bien. Un amas de squelettes et de chair putréfiés. On entasse les restes. A Machecoul ou ailleurs on brûle les enfants éventrés, violés, sodomisés.

            Incandescence et ombre. Sang et flamme. Suie et enfer. Un destin. Champtocé, quoi donc a noirci tes pierres ?

            Le garnement qui guidait les rares visiteurs devait charmer le spectre de celui qui hantait peut-être encore ces murailles dans l’insolence du jour.

            Je ne le saurais jamais… Sinon qu’il m’en reste des empreintes profondes.

           

            Pierre Combescot est le magiste qui évoque la démesure d’un homme dont le temps était déjà dans la démesure des crimes, des pillages, des possessions. Alors de là, à devenir possédé par le démon, par le désir…

            « Gilles a beaucoup bu. Le vin est l’un des moyens de dissiper l’idée du néant qui le trouble depuis longtemps. Il se sent vieux. L’ennui de l’âme, au lieu d’apaiser ses passions, ne fait qu’irriter son imagination et ses désirs…

            Le décor de la terreur est planté. Le garçon recule d’effroi. Mais non, cela n’est rien. Et Gilles de le caresser encore… Le garçon s’apeure. Il voudrait fuir. Gilles le retient et lui déchire ses vêtements. Dans un coin de la pièce, tapi dans l’ombre Poitou regarde. Il affûte les couteaux. Il a deviné tout de suite qu’on en viendrait là… »  Plus loin, après ce que je ne cite pas la narration se poursuit : «  Le garçon est à ses pieds, sans vie. Le sexe de Gilles est toujours en érection. Poitou est sorti de l’ombre. Il lui tend un énorme couteau ».

            Pourquoi en ajouter ? Il faut lire le roman. Voir comment ce même Gilles de Rais était un causeur spirituel, un hôte attentif, le raffinement en personne…Il a su faire de Tiffauges, de Machecoul sombres forteresses, des lieux uniques. Les essences de ses jardins sont rares. Les roses y ont un parfum exquis. C’est un délicat notre Maréchal.

 




Tiffauges 




 

           





             188 pages d’effarements, de monstruosités, de Diableries, d’évocations dans les brumes de la nuit. L’or, l’alchimie…

            Et pour apothéose :

             «  Eclatent alors des requiems et des glorias. Vient-il à l’esprit de Gilles à cet instant que lui, l’assassin, est conduit comme un saint à son supplice alors que Jeanne, la Pucelle, fut menée au bûcher en butte aux injures et aux crachats comme une criminelle.

            …Pour mon plaisir et ma délectation charnelle ! »

 

            A quoi il ajouta en sautant du tombereau devant trois gibets dressés :

              « O vous, surtout, dont j’ai fait mourir les enfants ! Par la Passion de Notre Seigneur, je vous en supplie, priez Dieu pour moi. De bon cœur, pardonnez-moi le mal que je vous ai fait, ainsi que vous désirez vous-même de Dieu merci et pardon… »

 

Edition Bernard Grasset

Février 2009.

                                                                                  Hécate.

Œuvres de Pierre Combescot :

  • Louis II de Bavière, Lattès, 1974
  • Les Chevaliers du crépuscule, Lattès, 1975
  • Les funérailles de la Sardine, Grasset, 1986 - Prix Médicis 1986
  • Les Petites Mazarines, Grasset, 1990
  • Les Filles du Calvaire, Grasset, 1991 - Prix Goncourt 1991
  • La Sainte famille, Grasset, 1996
  • Le Songe du Pharaon, Grasset, 1998
  • Lansquenet, Grasset, 2002
  • Les Diamants de la guillotine, Robert Laffont, 2003
  • Ce soir on soupe chez Pétrone, Grasset, 2004
  • Pour mon plaisir et ma délectation charnelle, Grasset, 2009

           

                                                                                             


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11 mars 2009 3 11 /03 /mars /2009 08:39

En hommage à Jean Genet le grand coup de cœur de mes 16 ans en entendant pour la première fois le superbe poème...

« Le condamné à mort »

 

      Jean Genet

 
     Ecrivain, dramaturge, poète, auteur célèbre pour la beauté violente et éblouissante de ses œuvres tel que «  Miracle de la Rose », « Notre Dame des fleurs », « Querelle de Brest », « Les Bonnes », « Les Paravents », « Les nègres » et d’autres encore, Jean Genet est connu pour ses liens avec d’autres grands noms du monde littéraire et artistique : Cocteau ; Marguerite Duras ; Sartre ; Giacometti.

 

 «  - Vous êtes un très mauvais voleur, mais un très bon écrivain » lui fût il dit, car nombreuses furent ses condamnations pour vols, et nombreux ses séjours en prison.



     Sa vie commence le 19 décembre 1910, dans un hôpital public. Enfant de l’assistance, il restera, jusqu’à l’âge de vingt et un ans pupille de l’état.

     C’est à cet âge qu’il obtient un acte de naissance et découvre le nom de sa mère. Quand il tente d’en s’avoir plus, on refuse de le renseigner. Il peut seulement découvrir que sa mère l’avait gardé pendant 7 mois avant de l’abandonner.

 

         Confié comme c’est la coutume à des parents nourriciers dans le Morvan, il passe auprès des autres enfants pour un citadin, voire un dandy. Il sait que parvenu à l’age de 13 ans, limite inéluctable, il devra quitter son foyer d’accueil.

         Très vite la lecture devient sa passion. Il emprunte des livres à la bibliothèque : Victor Hugo, George Sand. Il adore aussi les feuilletons de Paul Feval, et les romans populaires.

Soixante ans après, ses camarades de classe d’alors se souviennent qu’il chapardait déjà des plumiers, des crayons, de petites choses, mais ne gardait rien pour lui. Il était réservé, solitaire. Son plus grand plaisir, lire. Même pendant la récréation dans la cour, il lit accoudé à un muret.

 
     Ce qui marquera particulièrement Jean Genet, ce sera son séjour à la colonie pénitentiaire de Mettray. Après maintes péripéties, René de Buxeuil qui est aveugle, compositeur et chansonnier Parisien se trouve à le prendre à son service. Genet a 14 ans à ce moment. Un jour, il revient après avoir dilapidé l’argent des commissions. René de Buxeuil porte plainte. Ce sera la prison. Après 45 jours de détention, il arrive, menottes aux mains à Mettray.








                             Jean Genet à seize ans, 
                                    colon à Mettray en 1927
 

Pas de mur, des haies de laurier, des bordures de fleurs, mais une discipline de fer, terrible.

Lever à 5 heure du matin l’été, 6 heure en hiver. Tout est réglé, 8 fois par jour la prière, même l’heure pour aller aux toilettes est déterminée et limitée.

Un travail intense (13 heures par jour) aux champs l’été et l’hiver à la carrière de pierre ; d’autres sont aux ateliers : maçons, forgerons, cordonniers.

Une heure seulement pour l’étude. Ils sont nombreux à souffrir de faim, un garçon meurt pour s’être bourré d’avoine et de foin destinés aux vaches, certains se mutilent pour aller à l’infirmerie. Interdiction de parler pendant les repas.

 

Si un garçon est surpris à se masturber, il est condamné à huit jours de quartier de discipline. Vingt kilomètre par jour à tourner en rond dans la cour. Sur deux ans passés à Mettray, Bernard Coffler entré à la même période à Mettray que Jean Genet,  passera une année à tourner en rond ainsi ! pour faute d’obéissance.

 

Jean Genet dira que paradoxalement dans cet enfer, il était heureux. D’abord, jusqu’ici Genet s’est senti un marginal, un voleur, un rêveur, un liseur, un enfant trouvé. A Mettray, pour la première fois, il est accepté par les autres. Il n’est plus le garçon efféminé méprisé, mais une beauté convoitée par les colons. Sans un caïd, un protecteur, à la colonie pénitentiaire, impossible d’échapper aux sévices, aux viols collectifs même.

 

 Dans le journal du voleur il écrit :

 

     [ Quand j’étais à la colonie pénitentiaire de Mettray, on m’ordonna d’assister à l’enterrement d’un jeune colon, décédé à l’infirmerie. Les fossoyeurs étaient des enfants. Après qu’ils eurent descendu le cercueil, je jure que si un croque mort, comme à la ville, eut demandé : « La famille » je me serais avancé, minuscule, dans mon deuil. ]

 

         Genet tire une fierté sombre et ardente de son appartenance avec les hors-la-loi. Il est chez lui. Durant un an, à Mettray, sa conduite est exemplaire. Placé comme ouvrier agricole chez un cultivateur, il s’enfuit pour gagner Paris. Il fait très froid.

Le 8 décembre 1927, dans le journal local « La France du Centre » un entrefilet parait :

 « Jean G… 16 ans évadé de la colonie de Mettray a été arrêté, rue Nationale et inculpé de vol d’une couverture. Il a été déféré au parquet. »

Pour le punir de son évasion, à Mettray il est mis au cachot. Des murs noirs sur lesquels peints en blancs, ces mots sont là, sous ses yeux : « Dieu te voit .» Un grand nombre d’enfants enfermés dans cette cellule, glaciale, nus et aspergés d’eau froide, en mourraient.

 
     Genet s’évade à travers les rêves, nourris par la littérature. C’est à cette époque qu’il découvre Ronsard, dont presque tous connaissaient au moins un sonnet par cœur. Toute sa vie, toute son œuvre ne sera alimentée que par Chateaubriand, Racine, Dostoïevski ou des magazines comme « Détective » ou des romans d’aventures signés Gustave Le Rouge, Xavier de Montépin, Ponson du Terrail. Des classiques ou des fadaises, évitant la littérature ordinaire, volontairement.

Il revendique hautement ce qu’il est. C’est un révolté fier. Faible devant la beauté d’un regard, d’un geste, ému à en pleurer. L’écriture est en lui, fantasme inoculé à Mettray qui, plus tard idéalisé, transparaîtra dans ses livres ; et tout de lui sera transposé, entremêlé, les êtres rencontrés, son propre vécu, brouillant les pistes à loisir, mais jamais pour minimiser ses actes, par une sorte de farouche pudeur jusque dans l’impudeur même.

 

     Mettray fut si dur, qu’il n’hésita pas à contracter un engagement volontaire de deux ans à l’armée pour s’y soustraire. Il avait 19 ans.

 

      La colonie pénitentiaire de Mettray sera fermée 10 ans plus tard, dénoncée par la presse pour les souffrances physiques et la corruption morale qui sévissaient dans ces prisons d’enfants, ces maisons de supplices.

 Des noms de surveillants sadiques furent mentionnés. Le but majeur de ces colonies ; fournir à l’armée, les pensionnaires de Mettray ; et procurer à l’agriculture une main d’œuvre gratuite.


    

















 Jean Genet à 36 ans.

      Jean Genet écrivit son célèbre poème « Le condamné à mort », en prison à Fresnes et qui fût mis en musique et chanté par Hélène Martin par la suite.

 

     Il raconta, selon Sartre que parmi les détenus, l’un d’eux faisait des poèmes à sa sœur, poèmes pleurnichards idiots qu’ils admiraient beaucoup « - A la fin, agacé, je déclarai que je pourrais en faire autant, ils me mirent au défit et j’écrivis « Le condamné à mort ». Railleur, un des détenus lui dit après avoir entendu la lecture du poème  inspiré par Maurice Pilorge.

     « Des vers comme ça, j’en fais tous les matins ».

 

     Maurice Pilorge jeune assassin de 20 ans, mort la tête tranchée avec l’élégance d’un dandy.

Alors que le bourreau le bousculait, il répliqua :

     « Si vous êtes pressé, prenez ma place, voulez-vous ».

 

     Et juste avant d’être décapité, il avait donné sa montre à son avocat.

 « Vous pouvez la porter sans crainte d’être contaminé et merci pour tout ce que vous avez fait pour moi. Vous méritiez un meilleur client ».

 
     Pendant le procès, Pilorge avait adressé des sourires et des grimaces à la foule, et déclaré en apprenant la sentence :

     « Enfin, maintenant on ne peut plus me refuser de cigarettes. La vie est belle. »

 

     « - J’ai dédié ce poème à la mémoire de mon ami Maurice Pilorge dont le corps et le visage radieux hantent mes nuits sans sommeil », déclare Genet dans la postface du « Condamné à mort ».

 

 

Le condamné à mort

(extrait)

 

SUR MON COU sans armure et sans haine, mon cou

Que ma main plus légère et grave qu’une veuve

Effleure sous mon col, sans que ton cœur s’émeuve,

Laisse tes dents poser leur sourire de loup.

 

Ô viens mon beau soleil, ô viens ma nuit d’Espagne,

Arrive dans mes yeux qui seront morts demain.

Arrive, ouvre ma porte, apporte-moi ta main,

Mène-moi loin d’ici battre notre campagne.

 

Le ciel peut s’éveiller, les étoiles fleurir,

Ni les fleurs soupirer, et des prés l’herbe noire

Accueillir la rosée où le matin va boire,

Le clocher peut sonner : moi seul je vais mourir.

 

O viens mon ciel de rose, ô ma corbeille blonde !

Visite dans sa nuit ton condamné à mort.

Arrache-toi la chair, tue, escalade, mords,

Mais viens ! Pose ta joue contre ma tête ronde.

 

Nous n’avions pas fini de nous parler d’amour.

Nous n’avions pas fini de fumer nos gitanes.

On peut se demander pourquoi les Cours condamnent

Un assassin si beau qu’il fait pâlir le jour.

 

Amour viens sur ma bouche ! Amour ouvre tes portes !

Traverse les couloirs, descends, marche léger,

Vole dans l’escalier plus souple qu’un berger,

Plus soutenu par l’air qu’un vol de feuilles mortes.

 

O traverse les murs ; s’il le faut marche au bord

Des toits, des océans ; couvre-toi de lumière,

Use de la menace, use de la prière,

Mais viens, ô ma frégate, une heure avant ma mort.

 

 

 

PARDONNEZ-MOI mon Dieu parce que j’ai péché !

Les larmes de ma voix, ma fièvre, ma souffrance,

Le mal de m’envoler du beau pays de France,

N’est-ce assez, mon Seigneur, pour aller me coucher.

                   Trébuchant d’espérance

 

Dans vos bras embaumés, dans vos châteaux de neige !

Seigneur des lieux obscurs, je sais encore prier.

C’est moi mon père, un jour, qui me suis écrié :

Gloire au plus haut du ciel au dieu qui me protège,

                   Hermès au tendre pied !

 

Je demande à la mort la paix, les longs sommeils,

Le chant des séraphins, leurs parfums, leurs guirlandes,

Les angelots de laine en chaudes houppelandes,

Et j’espère des nuits sans lunes ni soleils

                   Sur d’immobiles landes.

 

Ce n’est pas ce matin que l’on me guillotine.

Je peux dormir tranquille. A l’étage au-dessus

Mon mignon paresseux, ma perle, mon Jésus

S’éveille. Il va cogner de sa dure bottine

                   A mon crâne tondu.

 


Hécate. 

 

 

 



      


    

 

 

   

 

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1 mars 2009 7 01 /03 /mars /2009 08:33

Iwan Gilkin
              Le mauvais jardinier 
                                     amoureux 
                                            des fleurs du mal…
















          



          « Leurs somptueux bouquets détruisent la santé.

            Et c’est pour en avoir trop aimé la beauté
            Qu’on voit dans les palais languir les blanches reines.

            Et moi, je vous ressemble, ô jardiniers pervers !

            Dans les cerveaux hâtifs où j’ai jeté mes graines,
            Je regarde fleurir les poisons de mes vers. »

                                                  ( Gilkin « Le mauvais jardinier » extrait)

 

         
      Il est mince, effilé, d’une nervosité presque maladive, ses yeux bleus de myope sont perçants. Raffiné, parfumé, il porte des cravates blanches, des gilets de velours multicolores et une immense cape à l’Espagnol. Il coiffe d’un chapeau à larges bords sa sombre chevelure ébouriffée et met ses bagues sur ses gants comme Baudelaire et Barbey d’Aurevilly. Il fascine par son intelligence et sa culture. Sa plume est un scalpel, il dissèque profondément, cherchant le mal, comme un chirurgien appliquant un méthodique savoir.

 


       
          « Coupant, fendant, creusant les chairs

          Avec des hâtes convulsives

          Et les repliant toutes vives

          Comme deux volets large ouverts,

 

          Et j’arrache en criant de joie,

          Rouges, fumants et bondissants,

          Les cœurs vierges, les cœurs puissants,

          Les cœurs d’amour, les cœurs de proie.»
                                     (Gilkin «Le sculpteur » - extrait)

 

     « Son œuvre est terrible entre toutes écrit Maurice Maeterlinck. L’horreur est exactement ici l’exaspération de la splendeur, le blasphème est le dépit de l’adoration inavouée, la cruauté est le spasme suprême de la pitié et la haine est la frénésie de l’amour… Il faut louer spécialement le «sadisme » de M. Gilkin… Le sadisme, au sens où je l’entends, est le trésor vivant et sans tache de la chasteté. »

 

      « Seul, je me connais. Seul, je sais ce que je suis.
         Seul, j’allume ma lampe en mes sinistres nuits.
         Et seul, je me contemple et, seul, je me possède.

        Je me couche, comme un chartreux, dans mon linceul,

                  Et, loin de tout désir qui me flatte ou m’obsède,
                  Je goûte, comme Dieu, le néant d'être seul. »

                                                 ( Gilkin «Le mensonge » extrait).

 

 

         Né le 7 janvier 1858 à Bruxelles, Iwan est un enfant protégé par une mère tendre, un père attentif. Ses tantes en raffolent et le bourrent de sucreries. Il s’amuse avec des boites de couleurs, joue des pièces dans son petit théâtre de carton ou gambade dans le jardin avec sa sœur.

         Il a une passion : les serrures. Il les bouche, les détraque ou les démonte, celles des buffets, des commodes ou des portes ; et toutes subissent un sort malheureux. Les punitions demeurent impuissantes ! A 4 ans il sait lire, et c’est alors pour lui un délice, la comtesse de Ségur l’enchante tout comme «les mille et une nuits », entrecoupée de quelques mièvreries pour la jeunesse…

         A six ans, il prend ses premières leçons de piano. Il est si doué, que plus tard il aura à choisir entre une carrière dans le droit ou celle de virtuose.

De cette enfance, il garde le souvenir ensoleillé, malgré de nombreuses maladies dont le croup (on en mourait à l’époque) et qui le laissera sujet à des pharyngites rebelles.

        Grandi en milieu fermé, il n’a aucun contact avec l’extérieur, les Gilkin se tenant à la vie de famille, hormis une relation avec un voisin vieux professeur de latin et de grec, et une autre avec un jeune ménage vivant à l’écart avec leur fille. Iwan découvre le «vert paradis des amours enfantines » à l’ombre d’une tendre amitié amoureuse.

 

           A dix ans, c’est le choc. Il est inscrit à l’Institut St Louis, et c’est la fin des années insouciantes. Mal préparé aux contacts, timide, il est d’abord la tête de turc de la classe. Jamais il n’avait approché d’autres enfants.

          A onze ans, touché par la fièvre typhoïde, on le croit perdu. Deux mois après alors qu’il se lève tout juste, il retombe atteint par la variole. Quatre semaines plus tard sa mère le coiffe et tous les cheveux restent sur la brosse ! Convalescent, le voilà avec une bronchite ! On est fin mars, pas question de retourner à l’école. Début août, la veille du départ rituel en vacances à Ostende, voilà qu’une rougeole le couche pour trois semaines !

          Entre dix et quinze ans Iwan traverse une  crise de mysticisme, classique certes, mais qui prend chez lui une ampleur exceptionnelle. Il répugne à la violence, même pour se défendre et un prêtre vient lui dire – «Si vous recevez un coup, il faut en rendre deux. C’est le seul moyen de vous faire respecter ».

         Il est profondément troublé. Quel est ce mystère ? Où est la vérité ? Où est le mensonge ? – « Dès ce jour, il y eut dans mon cœur si pur et si candide une petite fêlure. »

 

         Cependant, il est encore heureux. A dix-neuf ans sa santé se renforce, il marche beaucoup, pratique un peu l’escrime, mais les livres, la musique, la vie de l’esprit sont toute sa raison d’être.

         Lorsque sa sœur quitte l’Institut Heger – Parent, c’est là que Charlotte Brontë avait été sous – maîtresse autrefois, c’est l’adieu à sa première jeunesse. Il fait son inscription de première année de doctorat en Droit en octobre 1878 et très vite, il se mêle à la vie animée et joyeuse de Louvain. Un soir il rencontre un étudiant en lorgnon avec une grande tignasse blonde qui rugit des vers : Emile Verhaeren.

 

        « Nous n’avions pas la moindre retenue. On nous eût pris pour de jeunes peaux – rouges hurlant des chants sauvages. Tout un hiver nous portâmes des vestons de velours gorge de pigeon, queue de paon, nèfle écrasée. On écarquillait les yeux en nous voyant passer » écrira – t – il plus tard parlant des membres de la «Jeune Belgique » cette revue littéraire qui était le centre du renouveau de la littérature de langue française des années 1880.

         Fondée par Max Valler, adepte d’un esthétisme proche de celui d’Oscar Wilde, cette revue fait découvrir au public «Les chants de Maldoror » de Lautréamont. Max apporte un jour à ses amis attablés au café un volume jaunâtre écrit par un inconnu… un comte… de Lautréamont. Gilkin s’empare du volume, l’emporte chez lui et toute la nuit, il lit avec une passion désordonnée. Sans tarder, sur son conseil, ses amis courent se procurer un exemplaire de «cet étrange bouquin ».


          «Nous nous battrons disait Max Valler, contre les eunuques qui envient notre virilité, contre les vieux genoux qui convoitent nos crinières. »


         Hélas, Max Valler meurt à l’âge de vingt-neuf ans, les poumons ravagés. C’est une année sombre pour «La jeune Belgique ». Max était à l’origine de tout et il était un animateur sans égal, «fin, brillant, souple et hardi comme la lame d’un fleuret, charmant jeune homme, beau comme Raphaël adolescent, impertinent comme un page, adroit comme un diplomate, un jeune prince échappé d’une toile de Van Dyck » dira Gilkin qui reprit la revue plus tard avec Albert Giraud en 1893.

 

       «  Les queues de siècles se ressemblent, toutes vacillent et sont troubles » écrit Huysmans. C’est dans cette atmosphère de décadence de la fin du 19° siècle qui obsède aussi Maeterlinck, Verhaeren, Rodenbach et Giraud, que Gilkin éprouve un désarroi qui avive son inquiétude.

       Après une enfance surprotégée, la ruine de son père l’a ébranlé et il découvre la misère urbaine. Précoce dans ses lectures, fragilisé par les émotions qu’elles suscitent (par Shakespeare «il est saisi comme un homme qui entendrait tout à coup les étoiles parler. » « Le Paradis Perdu » de Milton lui révèle surtout la grandeur de Lucifer, et «L’enfer » de Dante le fascine par ses images terrifiantes – alors que Baudelaire ne le bouleversera que bien plus tard – et l’inquiétante beauté des poèmes de Swindburne l’enthousiasment, il les fait venir de Londres alors qu’il lit à peine l’anglais !) Gilkin ne résistera pas au pessimisme qui submerge l’époque.

      Sa bibliothèque contient des ouvrages souvent rares ayant trait à l’alchimie, la théosophie, l’occultisme (comme Gérard de Nerval) ; également des études sur le bouddhisme ou la magie des Chaldéens, des œuvres de Paracelse, Albert le grand, Fabre d’Olivet, Stanislas de Gaïta, Eliphas Lévi, (que Lautréamont lisait à Montevideo) des traités de Papus et bien évidemment « l’Amphithéâtre des sciences mortes » de Péladan.

 

       Gilkin écrit : « Ah ! je ne voudrais pas être le créateur. Les maux de l’univers me briseraient le cœur. »


       Dix-sept années d’une longue crise qui aboutit à «la Nuit », une crise qu’il a à peine sentit venir tout au feu de ses activités, de ses amitiés, et d’une exubérance étonnante. « La Nuit » est selon ses propos, une «poésie du désespoir de l’homme tenté, qui a cédé à la séduction du mal, qui a éprouvé la vanité de tout et qui, tout en aspirant à la mort, seul terme possible de son effroyable spleen, la redoute parce qu’elle s’ouvre sur le mystère terrible de l’au-delà. »

      Celui que l’on appelle ironiquement le «sosie » de Baudelaire, «l’imitateur forcené » est vigoureusement défendu par Albert Giraud : « La Nuit » est plus sombre et plus tragique, c’est le livre le plus pessimiste qu’un poète ait écrit, l’authentique livre du mal qui torture une conscience «les vraies fleurs du mal, les voilà. »

               

       « Tout, sentir et penser est artificiel

Pour l’esprit affaibli qu’un mal essentiel

Frappe incurablement de dégénérescence.

 

Mais, sans même y songer, nous rampons à genoux

Aux rayons du grand art chauffant notre impuissance :

Il a vécu pour nous ! Il a rêvé pour nous !  »

                 (Gilkin «Esthètes » extrait)

 

        Chez Gilkin pas trace de sensualité amoureuse, la femme, la nature sont des pièges. Henri de Régnier salue «une puissance de ténèbres et d’ébène dans l’imagination et le style ». Mallarmé goûte  «le ton incantateur solitaire aux mots comptés ». Verhaeren place Gilkin au premier rang des poètes belges. Il voit en lui le poète «de la race des artistes malades pour qui le monde ce n’est plus la création d’un Dieu, c’est l’univers d’un Satan ».


         Gilkin pourtant est joyeux par disposition naturelle ! Il a des gamineries d’âme, des étourderies pour les plaisirs qui passent. « L’aube » et «La lumière » qui devaient dissiper les vapeurs méphitiques de la «Nuit » ne verront pas le jour. Gilkin ne s’en est pas expliqué.

 

  « Les yeux ensanglantés de pourpre et de carmin,

    Cette nuit j’ai noyé le spleen qui me consume

    Dans les flots cramoisis d’un océan de vin.

 

    J’ai bu. Pour me saouler j’ai bu jusqu’au matin

    Le bourgogne entêtant dont la vapeur embrume

                           Les yeux ensanglantés de pourpre et de carmin. »

                               (Gilkin «Mer rouge » extrait)

 

         La dualité est en lui, et il ne s’en cache pas. Il aime la compagnie, la plaisanterie. Il mange copieusement, franc buveur avec ses amis, il n'a rien d’un ascète se couvrant la tête de cendres.

        Particulièrement discret sur sa vie privée, la quarantaine atteinte, toujours célibataire, jamais une allusion à quelque femme. L’amitié tient une place passionnée.

         C’est donc la surprise totale lorsqu’en juillet 1898 il se marie. Après sa douloureuse crise spirituelle et une appendicite qui le met entre la vie et la mort, Gilkin a rencontré Jeanne Cortuyvels la sœur d’un ami. L’année suivante il publie «Le cerisier fleuri ». Où était le Gilkin qui se délectait «du monstrueux plaisir de souiller l’idéal » ?

         On ricane sur ses états d’âme de rechange. Gilkin se tourne vers le théâtre, écrit des pièces, lit Dostoïevski.

         Malade, prématurément vieilli, il garde le goût des longues conversations, des réunions d’amis, parfois jusqu'à cinq heures du matin. Son charme, sa vivacité d’esprit, son sens critique sont toujours là, toujours en éveil.

         En 1924, il meurt d’une angine de poitrine. La mort lui épargne une longue agonie et il entre rapidement dans la nuit avec tous les honneurs.

 

                   « Rien ne s’anéantit. Tout ce qui fut, persiste.

                     Les crimes d’ici-bas renaissent dans les cieux. »

                           ( Gilkin «Symbole. » extrait.)

 

         A quinze ans, je recopiais sur un cahier à la couverture rouge, les poèmes que le hasard me prêtait, d’une écriture minuscule. L’encre a pâli. Il y a parmi eux, deux poèmes d’Iwan Gilkin : « Le mauvais jardinier » et «Le sculpteur ». Je peux dire que durant quarante ans, je n’ai cessé d’être à la recherche de ce Gilkin mystérieux dont je ne connaissais rien… Quête inlassable… Pas tout à fait vaine… Quelques poèmes apparaissent à travers des anthologies et qui sait, un jour, peut-être un peu plus...

 

 

                                                                                                                Hécate.

 

Principales œuvres d’Iwan Gilkin ( 1858 – 1924 ) :

 



La damnation de l’artiste 1890.     

Ténèbres 1892.

Stances dorées 1893.

La Nuit 1897.

Le cerisier fleuri 1899.

Prométhée 1899.

Jonas 1900.

Savonarole (théâtre) 1906.

Le sphinx 1923.

Egmont (théâtre) 1926.

 

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25 février 2009 3 25 /02 /février /2009 08:15


Quand le désir est une robe écarlate…

 

            Nombreux sont les commentaires élogieux sur « La robe », le premier roman  de Robert Alexis, aussi ai-je été un certain temps, indécise à y ajouter le mien.

 

            J’ai été amenée à lire « La robe » tout à fait par hasard. J’ignorai tout de ce livre, comme j’ignorai qu’un mystère planait sur l’auteur et que ce mystère interpellait le monde de la littérature intrigué par ce roman absolument étonnant,  comme surgi de nulle part. (Le Soir)

 

            Maintenant il est possible de voir le portrait de Robert Alexis sur le site de son éditeur Corti, de lire l’entretient que lui a consacré « Le Matricule des Anges » d’octobre 2008, au moment où « La robe » sous un nouvel habillage de couverture ressurgissait en collection Points. Le thème y est brièvement résumé :

 

            « Un jeune officier issu de la noblesse embrasse la carrière militaire, mais goûte peu à l’atmosphère paillarde de la caserne. L’ennui s’évanouit par miracle devant une italienne somptueuse déesse des mœurs libertine. L’amour et la fascination l’égarent dans un dédale de perversions inattendues avec pour seule liberté le choix de sa propre rédemption… »

 

            Ce roman est très court. Très troublant. Aucun excès de style, sinon la beauté de l’écriture merveilleusement hors du temps, fluide et suggestive. Vêtu de l’élégance de ses mots, elle séduit et entraîne le lecteur en des lieux où pèse la morne attente d’une guerre qui n’en finit pas de venir. L’histoire de ce jeune officier de garnison réservé qui rencontre une jeune femme très audacieuse ne fait qu’esquisser le début d’une aventure puissamment bouleversante et dévastatrice.

 

            Cette « Robe » est cousue d’une main experte par un créateur qui semble avoir choisi le tissu le plus précieux qui soit : la faille incandescente de la chair où chatoie l’incarnat des fantasmes assoupis dans les vaporeuses draperies de l’inconscient.

 

            Les premières pages qui s’ouvrent sur les confidences d’un inconnu dont nous ne saurons presque rien sont prenantes :

 

            « Je l’avais suivi toute l’après midi. Il n’avait pas cessé de marcher d’un pas lent et égal. Je m’étais insensiblement rapproché de lui. Il se retournait souvent marmonnant à mon adresse des discours inaudible. »

 

            Qui, au cours de sa vie, n’a jamais fait une rencontre presque similaire à celle-ci ?... peut-être bien, mais une rencontre comme celle là, rarement !...

 

            Le lecteur sans qu’il ne s’en aperçoive devient le confident du narrateur, il semble que tout ce qu’il va entendre lui est destiné, indirectement certes et même s’il n’en est pas persuadé, il lui sera impossible de ressortir de ce livre dans l’état où il y est entré.

Certains livres même une fois refermés continuent leur histoire et cheminent en nous, comme autant de réminiscences étranges lovées dans les zones inexplorées de nos pulsions les plus refoulées.

 

            Pas de lieu précis, pas de dates situant le roman, hormis quelques indications d’importance. Le nom de Freud… la brève apparition du dérangeant sexologue allemand Magnus Herschfeld suffiront à éveiller juste ce qu’il faut d’attention le moment venu.

            (A savoir que Magnus Herschfeld faillit être lapidé, qu’en Autriche il essuya des attaques personnelles, des coups de feu et qu’en 1933, les services hitlériens non seulement envahirent sont Institut de Science de Sexologie, mais emportèrent diverses papiers lui appartenant. Herschfeld par chance était à l’étranger ; certains de ses ouvrages furent brûlés.)

 

            Le roman aborde la transgression avec une fermeté rare, plonge dans la sphère des interdits. Le dépassement de toute limite préconisé par Hermann, un singulier mercenaire s’avère être le père de la jeune femme dont s’est épris l’officier, il organise des fêtes où l’orgie et le stupre se célèbrent comme autant de passages obligés pour atteindre la libération des points de retenue édifiés par les lois sacralisées de la morale.

 

            « Nous traversâmes d’autres pièces, toutes le théâtre de scènes fantastique. Je crus vivre l’un de ses cauchemars inexorable qui ne trouve de fin qu’avec un réveil brutal, tout en sueur dans le silence de la nuit. »

 

            Le jeune officier pressent dès cette soirée, qu’un piège machiavélique le cerne de toute part. Quand la transgression devient aussi effrayante que fascinante, le passage à l’acte devient inéluctable. La transgression étant par définition une action qui franchit une limite : « désirer c’est déjà agir ». Hors les propos tenus par Hermann à l’issue de cette fête, ne feront qu’augmenter la confusion des sentiments qui s’empare de lui et ne le quitteront plus.

 

            « Hermann était là, assis sur un banc, il semblait nous attendre. Je m’étonne encore de ses premiers mots, si logiquement placés à la suite de tous ceux que j’avais entendu ce soir là. Il s’adressa à moi, comme s’il m’avait toujours connu : - Chaque homme porte en soi son point de retenue ; voila ce qu’il faut découvrir afin de se libérer… D’abord comprendre !… Puis se débarrasser… Pour cela la manière ne peut qu’être violente… »

 

            Les méthodes sidérantes de celui qui n’est ni un médecin, ni un fou et qui détaille avec détermination toutes les phases d’une cure dont il affirme que ceux qui acceptent cette soumission en dépit de leur répugnance s’en trouve au final tout à fait satisfais, déroutent le jeune officier. L’aplomb de cet Hermann se double d’une force physique peu commune qui le trouble.

 

            « - Je sus avec certitude que l’on ne pouvait entretenir avec un tel personnage un commerce d’égal à égal. Son apparente sollicitude à mon égard devait être calculée ; il cherchait à gagner ma confiance dans un but mystérieux. »

 

            Hermann apparaît ici, comme une sorte de Gurdjieff qui apparaissait encore lui-même 25 ans après sa disparition, comme une sorte de loup-garou cynique, brutal avec ses disciples et ses proches dédaigneux de la vertu. Hermétique et déconcertant, sa critique radicale de l’homme et du monde l’avait amené à balayer sans merci tout le bric-à-brac accumulé dans le penser humain. Sa bienveillance était sans douceur. « Aimer ce n’est pas consoler c’est guérir. Et plus la maladie est grave, plus le remède est violent. » Mais un état de liberté intérieure peut elle appartenir à l’homme ordinaire ? (Citation empruntée à Michel Waldberg).

C’est presque sur cela que repose toute l’énigme de ce roman !

 

            Fortement perturbé par Hermann, le jeune officier songe à démissionner en proie à un malaise indéfinissable. Non seulement, il n’a pas revu la jeune italienne, mais il découvre qu’un complot a été déployé autour de ses amours dont l’instigateur ne serait que cet Hermann qui combat les névroses de l’habitude en des débauches où l’inceste s’ajoute à un usage extrême de la sexualité. Un entretient avec l’aumônier de la garnison va l’édifier sur les transgressions pratiquées par le terrible Hermann.

 

            Fuir... mais n’est-il pas trop tard ?... Tous les éléments du drame ne sont pas encore en place… Une robe va le jeter dans des égarements dont il se défend. Une robe à peine entrevue un soir dans la vitrine d’une rue obscure où il rode, trompant son mal être. Le jeune homme sent battre son cœur éperdument d’un affolement qu’il ne sait nommer. Il n’a pas revu de longtemps la sensuelle italienne dont l’absence le tourmente moins que cet Hermann, disparu lui aussi de la ville. Des bruits circulent. La police suspecterait un riche propriétaire d’être l’instigateur de soirées décadentes que la rumeur diabolise.

 

            La robe va envahir toutes ses pensées, devenir le centre d’une obsession incontrôlable. Il lui faut la revoir. La regarder encore. A peine revue, cette robe prend une place démesurée. Une longue robe rouge.

 

            A quelle femme, cette robe est-elle destinée ? A partir de ce moment, une vertigineuse emprise va guider tous ses gestes. Il ne sera plus lui-même. L’attraction de cette parure s’avère être une jouissance qui défie toutes les formes de pudeur et d’interdit imposées à l’homme.

 

            Quand il le réalisera, il sera trop tard : la robe sera devenue l’ultime piège. Aucun repos tant qu’il ne connaîtra pas l’identité de la femme accordée à cette « pure merveille » la faille rouge qui le fait défaillir… ce n’est que le début d’un amour hors norme.

 

            A-t-on jamais sondé de si près les profondeurs de l’être, les terrifiants délices de se découvrir par-delà l’apparence ? L’identité froissée toute entière dans l’étroitesse du corps…

 

            Le lecteur va blêmir, frissonner, il va être bouleversé, troublé, révulsé peut-être et peut-être enfin qui sait, sera-t-il désolé ou soulagé parvenu à la dernière page, ébranlé pour longtemps par cette robe de faille rouge…

            Quand le désir est une robe …

 

Hécate

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6 février 2009 5 06 /02 /février /2009 21:29


Une éducation libertine
ou
"La tentation d’exister"

De Jean-Baptiste Del Amo

Prix Laurent – Bonelli  2008.

 

Le siècle des lumières a été pertinemment évoqué par deux écrivains sélectionnés par « Virgin Mégastore » lors de la rentrée littéraire 2008.

 

Robert Alexis avec « Les figures » chez Corti.

Jean-Baptiste Del Amo avec « Une éducation libertine » chez Gallimard.

 

Deux romans qui étonnent par leur exploration fouillée de l’intime, leurs atmosphères glauques et oppressantes.

 

         Deux plongées au dix-huitième siècle cauchemardesques et sensuelles que je ne puis que conseiller à ceux qui n’auraient pas encore lu ces livres je les invite vivement à passer de l’un à l’autre comme je l’ai fait moi-même.

 

        « Une éducation libertine »  d’emblée impose toutes les puanteurs de Paris.

 

         Interminablement le début du roman roule ses flots nauséabonds. Il surprend. Il inquiète. Je n’ai pris connaissance de quelques commentaires le concernant qu’après l’avoir lu.

 

         Encensé, parfois critiqué (il ne serait pas à la portée du grand public, ce que je ne pense pas car jamais il ne lasse). On peut douter tout d’abord que le récit ne s’embourbe (tant de fange !) hors il n’en est rien. Point de déception.

 

         On évoque Süskind (Le parfum), Zola (Le ventre de Paris), Balzac et même le Marquis de Sade.

         J’ai retenu une amusante et audacieuse comparaison sur un Blog : « Cioran épousant Anne Rice ».

         Un clin d’oeil sans doute au « Précis de décomposition »,  un autre à « Lestat le vampire ». Pour ma part, dans cet ordre d’idée je dirais que j’y vois « La tentation d’exister », puisqu’il s’agit de l’histoire d’un jeune homme qui quitte sa province dans l’espoir d’une ascension dans la société.

 

         « Gaspard marchait vers la Seine comme on vient à la vie, dépouillé de toute expérience… Face à la ville, des émotions le submergèrent, l’assaut phallique de la capitale déflorait son esprit à chaque pas.

         Gaspard épongea à nouveau son front. Il ne savait où aller, voulant rejoindre la Seine, mais ne pas l’atteindre trop vite… Que ferait-il une fois sur les rives, sinon rafraîchir sa vilaine face ? La chaleur intransigeante le pressait de s’y rendre, de jeter à sa peau cette vase… »

 

         Ces quelques phrases dérobées au roman de Jean-Baptiste Del Amo, vingt six ans, donnent le ton.

Il ne s’agit pas seulement d’une « éducation » mais de la découverte abrupte du désir tentaculaire, d’un apprentissage du pouvoir sensuel.

 

         Le fleuve qui traverse et accompagne tout le roman véhicule toutes les immondices de la nature humaine corrompue par la mort qu’elle porte en elle dès la naissance.

 

         Robert Alexis, Jean-Baptiste Del Amo jettent chacun de biens singuliers éclairs sur l’éveil des pulsions, les dérives de la chair.

 

         Robert Alexis dissèque l’aliénation, cerne la quête identitaire,  traque les déviances du désir. Etienne de Creyst dans « Les figures » est un médecin qui découvre les multiples possibilités de l’humain.

 

         Jean-Baptiste Del Amo, emprunte à Géricault ses sombres couleurs pour dépeindre les méphitiques émanations d’un Paris enserré dans les anneaux monstrueux du Fleuve, présence omniprésente qui obnubile le jeune Gaspard qui vient de fuir Quimper et les laideurs repoussantes de son enfance. Il nous méduse, il nous suffoque et plus encore nous fascine quand il fait surgir dans ce décor crépusculaire l’étonnant Comte Etienne de V… libre-penseur philosophe et débauché.

 

         Deux romans qui semblent se répondre et se compléter. La quête de l’identité est là, palpable, ignoble, acculée, décuplée.

 

         Gaspard est prêt à céder à l’apathie. Entre tentation et dégoût. Entre répulsion et attrait. Hideur des corps, insoutenables odeurs, nausées refluant à la gorge se succèdent jusqu'à l’intolérable.

 

         L’écriture minutieuse, s’attarde, précise, développe sans cesse l’irrespirable, accentue le malaise. La passivité de Gaspard accroît l’horreur de ce qui l’entoure. Irritante latence, odieuse.

 

         « L’homme coupable du crime avait fui, ou on ne l’avait pas retrouvé comme nombre de viols commis à la sauvette. Où, dans cette ville pouvait-il se trouver en cet instant ? A quoi pensait cet homme ? Gaspard s’essaya à pénétrer dans l’esprit d’un violeur supposé. Cette pensée le laissa absolument vide.

         Avait-il fui Quimper pour ce Paris là ?

         Avait-il préféré l’infâme à l’infâme, avait-il quitté la mer mangée de suie pour la Seine, aussi ténébreuse, aussi dévorante ? »

 

         L’ambition serait-elle dans ce roman le prétexte d’un autre besoin plus obscur ? Si cela n’était, les phrases ne seraient pas aussi haletantes, harcelantes, moites comme une chair qui en cherche une autre, inavouable tourment. L’excitation naît de l’ambiguïté entretenue et aiguisée dans un clair-obscur qui devient l’écrin même du désir.

 

         Gaspard subit déjà l’attraction de l’eau, comme celle d’une féminité qui le répugne tandis que l’assaut sexuel du Fleuve l’atterrent et l’attire. Comme Narcisse au bord du miroir, il est happé par le fatal et mouvant reflet dont il pressent l’emprise, il rêve jusqu’à défaillir cet autre lui-même où se transposer quitte à mourir à sa réalité.

 

         Il n’est pas innocent que ce soit une citation de Gabrielle Wittkop qui précède la première page du roman.

 

         « Mais pourquoi parler avec tant d’obstination de ces fressures ?... simplement parce qu’elles sont en nous, le jour et la nuit. »

 

         La morbidité parcourt l’œuvre. La seule lumière qui daigne apparaître n’est autre que celle radieuse qui se dégage du libertin Comte Etienne de V. beau comme un vampire dont la morgue toise les cadavres qui réjouissent sa vue. Jouissance, délectation des vices dont il se pare, comme il pare son corps d’or, de velours et de dentelles.

 

         On peut songer au Comte de Rochester cet autre libertin dont l’imposture et les extravagances ne cessèrent pas même au lit et au jour de sa mort.

 

         Gaspard anéanti découvre le luxe splendide du désir le jour où le Comte entre dans la boutique du perruquier où il est apprenti.

 

         «Ne cherchez pas et vous trouverez ». (Encore une citation de Gabrielle Wittkop qui n’est pas dans le roman, mais elle est si évidente) car Gaspard n’a pas cherché le cynique Comte Etienne de V., l’un et l’autre se sont trouvés.

 

         « L’oubli. Ce par quoi nous périssons ? Ah ! Je vous le dis voilà une des anomalie de notre race ».

         Gaspard ne va pas pouvoir oublier le Comte de V. tout instruit qu’il soit de ses qualités : « Sans vertu, sans conscience. Un libertin. Un impie. Il convoite les deux sexes. »

 

         « Qu’attendait-il du Comte ? Que cherchait t-il vraiment ? Pourquoi ne pouvait-il résister à cette attraction dirigeant sa marche le plongeant dans ce somnambulisme éveillé ? Gaspard n’était sûr de rien, n’attendait aucune réponse… Il éprouvait le besoin suffocant de trouver cet homme, de se livrer à lui et cette nécessitée se localisait au creux de son ventre, logée dans ses viscères. Cet amas incandescent  développait une ramure dans chacun de ses organes. – Faites de moi votre semblable… »  chuchotera Gaspard au Comte de V. à la page 149… le roman n’en compte pas moins de 431 et la tension ne se démentira pas.

 

         « La scène était celle d’un émoi pathétique, d’une déclaration affligeante, mais Etienne parut s’en amuser car il sourit, saisit le bras du jeune homme et le força à se rasseoir : - Bien sûr, il est inutile de préciser qu’à chaque chose va son prix… dit-il sur le ton de la confidence. »

 

         C’est aussi du prix de chaque chose dont il est question dans « Les figures » de Robert Alexis.

         Etienne de V. dans l’aisance de son inclination sans limite pour les plaisirs éveille en Gaspard une abondance de sensations qui vont le livrer aux tourments qui iront croissant.

 

         « L’incertitude était un tison brûlant sans cesse enfoncé dans son ventre. »

 

         Jean-Baptiste Del Amo élabore ses phrases, excite l’esprit, crée un lyrisme violent, putride, aliène l’imagination, ouvre l’œil, aiguise l’oreille, stimule l’odorat. Le lecteur devient un voyeur qui surprend l’accomplissement d’actes sexuels, comme s’il regardait par le trou d’une serrure.

 

         Il parvient même à rendre perceptible les sursauts de la conscience surprise par les impulsions d’un corps dont elle croît détenir le contrôle et qui la dépassent. Accéder à l’essence de sa nature, s’en découvrir dépendant portera Gaspard à un acte irrationnel, celui de la mutilation de sa propre chair. Reprendre possession de son corps, dépasser l’abjection, arracher de soi l’innommable.

 

         Dans la confusion des actes, chercher l’accouchement de sa dualité, l’âme dans l’organique, percer l’irritant mystère de l’être… Qu’y a-t-il par-delà l’apparence ?

 

         La rencontre avec le Comte Etienne de V. ne sera pas sans de multiples répercussions. Il sera plus que dérouté par son comportement. Devenir semblable à cet être qui le comble d’un inouï plaisir, il va en découvrir le prix… mais quel prix !

 

         Bien des événements vont se succéder dans l’existence de Gaspard.

 

         « Quarante mille putains régnaient sur Paris… certaines filles indépendantes se prostituaient durant l’hiver, courues par les libertins que la saison morte ennuyait  mais qui désiraient satisfaire leurs extravagances et non s’enticher d’une courtisane. »

 

         La rencontre d’Emma qui vend son corps, comme lui vendra le sien, illumine la turpitude désespérante de l’hiver où Gaspard tente de survivre.

 

« - Je m’appelle Emma, c’est mon vrai prénom… - Je m’appelle Gaspard. Comme si cette confidence autorisait plus encore leur rapprochement, elle se serra contre lui. Il n’y avait dans cette étreinte ni désir, ni sensualité, seule une communion, une alchimie inespérée… » « L’heure n’était plus aux combats,  Gaspard en convint, mais à la résignation. Cette décision qu’il crut sage annonça sa profonde et définitive métamorphose. »

 

         « Les gestes désincarnés », sans l’illusion d’un peu d’amour ou de tendresse ne vient que renforcer « l’écho d’une colère, d’un indéracinable déni». 

 

         Gaspard revendique son nom s’accroche à un semblant d’identité comme d’autres s’affublent d’un nom d’emprunt afin de la réduire. Devenu de lit en lit, le giton de l’errance, il renoncera à être nommé, à « protéger sa dernière once d’humanité ».

 

         « Fallait-il que des êtres tels que lui, rejetés des hommes, servissent à épancher la lâcheté, l’avilissement d’un monde ?... S’il se défendait d’être la cause que ceux-ci entretenaient leur vice, il finit par concevoir que son corps méritait leur répulsion… Gaspard sentit croître en lui une répugnance, intrinsèque à la rage qu’il ressentait pour l’humanité. »

 

         Obsédantes et belles pages dans « l’hébétude des journées ». Le prix demandé est lourd. Qui ne s’égarerait dans le labyrinthe d’une absence de certitude ?

 

         L’ombre du Marquis de Sade projette une philosophie entachée de sang et de douleur. Hegel affirmait :

 

         « Ce dont l’homme a besoin, ce n’est pas ce qui lui est donné par la nature extérieure, mais d’un monde fait par lui et pour lui seul, approprié à sa méditation intérieure, à l’entretient de l’âme avec elle-même ».

 

         Le monde où est jeté Gaspard est-il propice à l’éveil de la sensibilité ?

         Et le nôtre ?

 

         Il reviendrait à Jean-Baptiste Del Amo de débattre de ce questionnement ?

         Le passé éclaire peut-être ce qui se cache derrière les ombres projetées sur notre aujourd’hui.

 

         Ce roman est un immense fleuve surchargé de visions hallucinées, de lueurs infernales sur de pitoyables destinées. L’effroi y étouffe le sanglot de l’angoisse. Gaspard va accomplir sur son corps des actions extrêmes. Les plus impressionnantes pages de ce roman.

 

         Probablement l’auteur a-t-il quelque connivence avec Bataille et ses considérations sur la littérature et le mal.

 

         Que l’écriture riche et alourdie du brocard des mots n’efface pas la modernité du propos est l’une des qualités de ce roman.

 

         La suggestion non démonstrative, confine et frôle le domaine de l’inconscient. Une larme de sang jamais ne souille le vêtement de l’Indifférence ; le masque adhère si étroitement à la peau que l’ôter serait l’éclater jusqu'à l’os. L’homme comme l’animal n’étant plus que pièces de boucherie, fressures…innommables.

 

         Ecorchures, émotions émergent en quelques pages inoubliablement sensuelles, brûlées par les feux du désir, inoubliablement et tristement cruelles, infiniment sensibles. Visage d’Emma, visage de Lucas, hagardes apparitions perdues parmi les monstruosités ordinaires.

 

         Gaspard est un Narcisse désenchanté. Il a porté à son ventre un morceau du miroir où il s’était complu à voir le trompeur reflet de ce qu’il ne peut devenir tout à fait, il a ouvert à son ventre une fente sanguinolente, ajoutant une souffrance qui s’apparente à un sexe ajouté au sien…

 

         « Son acte était énigmatique et honteux ».

 

         Où sont donc enfouies les archives de cette identité perdue ?... Le Fleuve au courrant si fort soit-il, peut-il noyer l’origine de ce qu’il est, emporter l’obsession qui le détruit ?

 

         « Le miroitement des eaux l’éblouit, la fièvre en fit foisonner les éclats. De la ville s’éleva le chaos sans nom, l’inextinguible clameur, l’indissociable fragrance. Etendant ses ramures le chancre de ses plaies ondoyait dans ses chairs comme un nimbe funeste ».

 

Un grand roman. « La tentation d’exister ».

 

Hécate février 2009.

03 mars 2009 : Le Goncourt du premier roman 2009 a été attribué, au premier tour de scrutin et à l'unanimité à Jean-Baptiste Del Amo pour "Une éducation libertine" chez Gallimard.

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15 janvier 2009 4 15 /01 /janvier /2009 21:30

 

"LE FEU SECRET"

de Fernando Vallejo

 

         "…Marquises de la vie ou du roman aujourd'hui les deux ne font plus qu'une pour moi, peut-être parce que la vie, quand on commence à la mettre sur le papier, se transforme en roman."

 

         Fernando Vallejo né en 1942 à Medellin imprégné de philosophie, que l'on nomme l'enfant terrible de la Colombie, manie la plume comme autrefois on maniait l'épée, avec une vaillance furieuse et l'insolence percutante du vocabulaire populaire. – "Merde ! dit la Marquise, en flanquant ses seins sur la table. Avec qui je vais pouvoir me bagarrer, je ne vois ici que des pédés…"

        
       
Ainsi commence "Le feu secret". Qu'on ne s'y trompe pas, ce n'est pas un livre ordurier… hormis, que dans ce mot là, il y a or…car l'or ruisselle au long des pages, rencontrant la beauté sous toutes ses formes, la charnelle, la mystique ; l'or et la misère, l'or coule comme coule le sang. Il n'y a plus d'épée à Medellin, il n'y a que des coups de couteaux, de revolvers. Rimbaud n'est pas si loin . Il aimerait, j'en suis sûre, le feu intense qui illumine l'écriture de Vallejo.

        

         Certes, il faut pouvoir entrer dans ce livre qui raconte les souvenirs de l'auteur, dans un entrechoquement de visions, de conversations, d'allers et retours étourdissants.


        
"Ici et maintenant, dans cet autocar déglingué sur cette route défoncée la réalité est un rêve de marihuana. Le haschich complice dilate le temps : il le fait enfler comme un enfant avec sa paille une bulle de savon. Fragile, la bulle s'envole et finit par éclater. Dans ce bref laps de temps ma naïveté court chercher le bonheur dans le grenier des vieilleries…" C'est le grand-père à sa table qui écrit sur une vieille machine à écrire l'histoire de sa vie… Tantôt c'est la grand-mère qui est là, et sur les murs de la salle, une vieille estampe de saint François d'Assise.


         " – Ce tableau est très vieux, il faudrait le jeter. – Mais pourquoi protesta la grand-mère… – Parce qu'il est très vieux. – Alors vous devez me jeter aussi. Et ce n'est pas saint François d'Assise : c'est saint François de Paule. – Et qu'est-ce que ça change ? – Ca change tout : ce sont deux saint distincts. – Et lequel fait le plus de miracles ? – Les deux."


         Le miracle c'est de vivre, à Medellin et dans les livres de Vallejo, car la mort est partout, à chaque coin de rue. Le meurtre est une tradition colombienne depuis une centaine d'années ; mais Medellin est une exception : trois fois plus de mort par violence qu'à Bogota.


       Le cinéaste Barbet Schroeder qui a adapté au cinéma "La Vierge des tueurs" de Vallejo après avoir lu toute son œuvre dit que ce fut une révélation, et que cette rencontre eut la même intensité que celle éprouvée après l'œuvre de Bukowski. Exilé depuis trente ans, Fernando Vallejo est nourri de ses souvenirs à Medellin, et il y est revenu aux côtés de Barbet Schroeder.


       "Ma vie est étayée de chansons : on m'en retire une et elle penche d'un côté, une autre et elle penche de l'autre, encore une et elle se retrouve le cul par terre. Ulysse, l'éternel voyageur, entend au bastingage de son paquebot le chant d'une flûte éolienne, émanée d'une fissure du temps. – "Quand tu m'auras appris que personne ne peut t'aimer comme moi, tu me reviendras, je sais que tu me reviendras." Le chanteur  "Juan Arvizu soleil de ma jeunesse, à vécu si longtemps que, bien que je fusse un jeune homme et lui un vieux, l'âge a fini par nous rapprocher. La vieillesse nous a mis dans le même sac. – Juan Arvizu est mort ! – Je ne savais même pas qu'il était encore vivant ! – … Quand on est un soleil on ne peut être ni vivant ni mort."


      Des chants, partout, dans les bouges, des voix qui chantent tristesse et bonheur d'aimer. Car l'amour est pourtant sous la plume de Vallejo, partout dans Medellin "ville de bars, de bordels et d'églises. Abattoir, baisoir, oratoire. En toi je suis né et en toi je meurs instant après instant, jours après jours, année après année, devinant ce que je n'arrive à voir que du bout de ma tour : que Lawrence d'Arabie traverse mon désert, Lawrence l'anglais sur son chameau suivi de ses deux pages, deux enfants : Aoud et moi".


        L'amour sous toutes ses formes, la beauté des garçons de Medellin et pour tous "la même conviction d'un amour éternel. L'amour n'existe pas : il existe des moments d'amour. C'est la seule phrase textuelle du saint que je me rappelle."


       Michel-Ange ne renierait pas cette beauté, lui qu'elle a jeté dans les affres de la mélancolie ardente et qui a composé pour l'aimé Tommaso Cavalieri ses plus beaux sonnets, et sculpté ses formes les plus splendides dans la pureté du marbre.


         Avec Vallejo, il suffit d'un accordéon, d'une guitare pour que s'élèvent : "de vieilles chansons colombiennes, et un paso doble espagnol qui parlait du Portugal : Ah ! embrasse-moi, embrasse-moi, j'ai froid, la chaleur de tes baisers me manque mon amour. Et le refrain nous résonnait jusqu'au fond de l'âme."

 
        Lorsqu'il évoque Bogota, il écrit :"J'y reviens parce que je ne suis pas le romancier omniscient qui va et qui vient et qui se retire et ajoute à sa fantaisie, qui jongle avec les vies, et arrange et ment ; je suis celui qui avance en revenant sur ses pas. Le spectre doit retourner là où il à été. Humble enquêteur sur des fait vécus, évanouis, je me raccroche à des lambeaux de souvenirs, au chapeau du noyé."


       Grammairien, il joue avec les mots, les paradoxes du langage avec saveur, pianiste, il parle de la musique avec un humour qui arrache un sourire aux larmes retenues qu'appelaient les phrases des pages précédentes. Biographe de poètes latino-américains, il écrit en poète, biologiste dans ses essais, tous, sont  personnages : du plus humble au plus grand, de l'objet à l'enfant, du voleur au président, des quartiers de la ville aux quartiers de la lune.


       On quitte ce "Feu secret" l'âme brûlante, l'esprit enchevêtré dans les images, entre tendresse et violence, comme on sort d'un rêve trop riche, d'un cauchemar lourd de symboles sans avoir tout à fait compris, sinon, qu'il faudrait peut-être encore une autre plongée dans cette nocturne écriture éclatante de lumières hallucinantes.

    Quelque part, Vallejo semble nous dire : il n'y a qu'un seul péché l'oubli.

 
Traduit de l'espagnol (colombie) par Michel Bibard.

 

                                                                  Hécate.  

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12 janvier 2009 1 12 /01 /janvier /2009 11:25

 

 

J'ai découvert tout à fait par hasard son premier roman « La robe » totalement captivant et singulier.

« La véranda » est le plus troublant, le plus subtil, le plus délicat de ses romans. L’auteur a dit lui-même dans « le matricule des anges » que son lecteur idéal ne s'arrête pas au récit.
         « -j'aimerais que chacune de mes phrases soient pour lui un point de départ... le roman développe des intuitions ». « La véranda » est son roman le plus marginal. Il ne s'y passe presque rien... mais quel rien !!!

Le liseur se demande s'il s'est assoupi, s’il a manqué quelque chose par ... distraction? Non, il s’est laissé hypnotiser par la magie d'une écriture arachnéenne.
La première approche de ce livre n'est que l'effleurement indicible de l'irréel dont l'auteur dans l'ombre de son narrateur est un guide discret « -Il fallait seulement apprendre à changer de point de vue ».

Par de petites phrases presque anodines, il conduit vers l'indiscernable qui devient
proche, presque palpable. Il échafaude une histoire dont l'architecture semble composée d'abstraction : « -L'imminence de la mort génère paraît-il cette singulière archéologie ».

S'aventurer dans « la véranda » c'est s'ouvrir à la perception de la terrible beauté d'un songe lancinant, c'est aussi consentir à une immersion dans la liquidité insondable dont est fait le regard du Destin. « -La métaphore du lac gelé m'amusa un instant. Nombreux étaient ceux qui ne vivaient qu'à la surface des choses ».

La frontière entre la vie et la mort est la charnière où se greffe « la transgression des limites ». Un thème cher à Robert Alexis.

Dans ce roman le sortilège opère comme les charmes d'antan. Une rencontre va être dont le déploiement sera sans équivalent: « -Je me souviens de ce moment comme l'un des plus forts de ma vie ». Ce livre s'articule autour d'un livre d'Hofmannsthal qui va accroître « le lien d'ombre » prêt à précipiter l'irruption de l'irréel dans la réalité.

Une fantastique évasion, une emprise terrible qui poursuit longtemps. La vie serait-elle un songe oublié ?  

Un voyage en train, une halte à Linz, une villa entrevue, avec une véranda attire le narrateur. « - Je prends ce train peut-être pour la dernière fois ».

C’est bien d’un voyage dont il s’agit. Réel, symbolique. Revenir, renouer le fil d’un rêve interrompu. Illusion ? Mémoire ? Transparence des apparences… images nébuleuses d’une époque révolue… « la volonté d’en finir avec mes pressentiments… »

La villa aux abords d’un lac contient le passé prestigieux des Hohenhels. Le narrateur va acheter la demeure à vendre.  

Deux femmes entrevues ajoutent au sortilège du paysage. « Très proches l’une de l’autre, on les voyait souvent réunies, vêtues de noir portant le deuil d’une dynastie parvenue à sa fin, s’aidant mutuellement à supporter la charge trop lourde des siècles. »

Edulcorer la puissance romantique du roman, la réduire à une énigme dont le mystère ne cesse de grandir est impossible car elle repose toute entière sur le velours d’un style à savourer comme une pipe d’opium dans le boudoir du Songe.

« Je réalisais aussi pourquoi rien jusque là ne m’avait retenu à la vie. Mon caractère refusait l’attachement aux personnes et aux lieux afin, du moins m’en persuadais –je, de demeurer disponible. »

La torpeur pernicieuse de la réalisation idéalisée de son fantasme suscite un brusque effroi dans l’âme du narrateur : « Le monde reprit ses droits, ouvert comme une blessure, forcement vide loin de celle que j’aimais… Dont les appels, cependant demeuraient irrésistibles ».

La seconde partie du roman n’est plus qu’une fuite éperdue, peut-être frustrante pour le lecteur aussi égaré que le narrateur et dont toutes les perceptions exacerbées  sous les effets des drogues glissent en dérives fiévreuses vers un érotisme délétère à Istanbul, après une halte brève en Roumanie.

En de somptueux tableaux dignes des peintres orientalistes les plus audacieux, Robert Alexis par la fulgurance de son écriture restitue toutes les impudeurs des pulsions. « Le Bosphore ressemblait au Léthé qui efface toute mémoire… », « Durant des nuits entières l’alcool emplissait le petit verre ciselé des diplomates, on fumait paresseusement le houka, on mâchait je ne sais quel mastic de pavot… »

L’égarement semble définitif.

…  « une fillette apparût, un doigt sur ses lèvres pour imposer notre silence. Nous montâmes sous les combles dans une pièce meublée d’un seul lit rose. De la minuscule lucarne, un rayon de lune venait envelopper les visages d’une soie immatérielle. » 

Mais le souvenir de la villa délaissée devient lancinant…

J'ai lu ce roman trois fois. Pas une de trop, bien au contraire... jamais lassée de l’envoûtante errance, de l’incessante quête identitaire, obsession qui plane dans tous les romans de l’auteur.

 

Hécate janvier 2009.

Edition José Corti 2007.

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