Les préraphaélites
Peintres et Poètes
UN ART DE VIE…
Lorsque Pablo Picasso quitte l'Espagne pour la France, il s'arrête à Paris. L'Exposition Universelle de 1900 a choisi une de ses œuvres pour représenter son pays. Pour lui il s'agit seulement d'une étape; il veut aller en Angleterre attiré par la peinture des préraphaélites.
S'il n'avait été arrêté par des amis espagnols retrouvés à Montmartre, sans doute, aurait-il poursuivi son voyage. Il a alors 19 ans.
Les préraphaélites ont pratiquement le même âge quand ils décident de fonder ce mouvement qui va bouleverser l'Angleterre victorienne.
L'une des figures les plus légendaires de ce nouvel Art de Vie est le peintre et poète Dante Gabriel Rossetti.
En France l'un de ses fervents admirateurs est l'auteur du "Grand Meaulnes" Alain-Fournier; il vénère tout particulièrement le portrait "Béata Béatrix" avec lequel se confond le visage de son amour idéalisé, celui d'Yvonne de Galais, son héroïne.
Si Rossetti à sa mort en 1882 est peu connu en France, Paul Bourget et Maurice Barrès lisent ses poésies. Un peu plus tard Pierre Louÿs en conseille la lecture à Paul Valéry. Un enthousiasme bientôt partagé ; en 1884 Claude Debussy composera une cantate d'après le poème "La damoiselle élue".
La Confrérie Préraphaélite fondée à Londres en 1848 par des jeunes hommes idéalistes et révoltés durera peu.
William Holman Hunt, Walter Deverell, John Everett Millais ont conclu un pacte avec Dante Gabriel Rossetti : signer leur tableaux en commun avec les initiales P.R.B. (Pre-Raphaelite Brotherhood ).
Plus tard se joindront à eux, Edward Burne-Jones, Walter Crane et William Morris.
Ils sont d'abord poètes, écrivains mais aussi dessinateurs. Tournés vers Dante et Shakespeare, vers les peintres flamands et les italiens d'avant Raphaël, ils s'appuient sur le passé pour franchir l'impasse du conformisme de leur époque avec toute la fougueuse conviction de leur jeunesse.
Ils ont entre 19 et 26 ans. Ils aborderont tous les genres: religieux, historiques, symboliques.
Ils ne savent pas encore que leurs rêves de légendes, de paradis perdu, à travers leurs créations vont influencer toute l'Europe et préparer l'éclosion de l'Art Nouveau.
En 1837 la reine Victoria monte sur le trône.
Enfant de l'Ancien Régime, elle est plus impulsive, plus humaine que la légende le prétend, mais sous l'influence de son mari Albert de Saxe-Cobourg-et-Gotha, Victoria devient l'incarnation de cette lourde respectabilité qu'on surnomme "victorienne": sens aigu de la famille, sentimentalité, respect absolu pour la religion, nécessité du devoir.
Le Royaume-Uni devient le maître des mers et le propriétaire du plus vaste empire que le monde ait jamais connu. La reine devient l'Impératrice des Indes. Les territoires s'étendent en Australie, aux Antilles, en Afrique et en Amérique du Sud.
Paradoxalement, un doute profond s'installe, la peur de la sexualité s'amplifie, les maîtresses de maison couvrent par pudeur les pieds des meubles ! Et une popularité douteuse est accordée aux versions expurgées de Shakespeare…
C'est le triomphe économique. Cet âge d'or a cependant son revers ; la civilisation industrielle entraîne laideur, égoïsme, cruauté et mépris envers l'art et l'architecture.
Charles Dickens, le Balzac anglais, illustre magistralement dans ses romans, les coulisses de Londres.
Il visite les bas-fonds, les prisons, les tripots. Lui-même, à douze ans a connu dans une fabrique de cirage ce que peut être l'humiliation, l'insécurité, la solitude d'une misère qui devait se taire et se cacher.
Chez Dickens tout est noir et blanc, la neige, la suie, la nuit, l'aube. Si le soleil luit, il n'est perçu que par le soupirail d'une cave, ou entre les planches d'un taudis.
Le romanesque et la sentimentalité de son œuvre enveloppent l'horreur. Il réussit à faire pleurer, à provoquer quelques scandales, quelques réformes, mais ne parvient pas à déplacer les tabous victoriens.
Les préraphaélites remettent tout en cause. Leur mouvement intriguera l'Angleterre pendant une cinquantaine d'années.
En plein cœur de Londres on voit des jeunes filles vêtues de costumes du Moyen-Âge, et dans certaines soirées des femmes osent porter des robes copiées d'après d'anciens tableaux, avec des lys dans les cheveux.
William Morris (1834 – 1896) architecte, dessinateur, peintre et écrivain a joué un rôle essentiel dans l'évolution de l'art décoratif en Angleterre, particulièrement dans le papier peint et le textile.
En 1861, il fonde une société de production de meubles, de vitraux et de tapisseries avec Burne-Jones, Ford Madox Brown et Rossetti.
Opposé à la révolution industrielle, Morris propose une réforme du cadre de vie, fondé sur un retour à l'esthétique médiévale.
Morris fut l'un des premiers à s'efforcer de bâtir des liens entre le monde de l'art et celui du travail.
Il refuse la fabrication mécanique et réhabilite le respect du matériaux, le goût du bel ouvrage et le travail manuel.
- "J'ai essayé de faire de chacun de mes ouvriers un artiste, et quand je dis un artiste, je veux dire un homme".
Militant convaincu, il fonde en 1884 la Ligue socialiste, publie des romans et diffuse ses idées politiques et artistiques.
Mais il est d'abord le poète de la joie retrouvée à travers les légendes arthuriennes, idéalisant l'imagerie des châteaux et des vergers du Moyen-Âge qui représente un monde plus libre et plus serein que celui proposé par l'époque victorienne.
« Deux roses à la brune
Rouges sur fond de lune »
William MORRIS.
Il était une dame en un joli château,
souple comme une lame, aux grands yeux couleur d’eau,
qui chantait ce couplet
lorsque midi sonnait :
« Deux roses à la brune
rouges sur fond de lune ».
Vint à passer par là un jour du mois de mai,
sur la route poudreuse un galant chevalier
il entendit la dame
qui chantait avec âme :
« Deux roses à la brune
rouges sur fond de lune ».
Mais ne s’arrêta point malgré ce chant si beau,
sur son vaillant coursier disparut au galop,
laissant derrière lui
le refrain de midi :
« Deux roses à la brune
rouges sur fond de lune ».
Car le combat déjà réclamait tous les preux
qui devaient affronter les Rouges et les Bleus ;
en hâte il s’éloignait
du lancinant couplet :
« Deux roses à la brune
rouges sur fond de lune ».
Et le combat fit rage par monts et par vaux,
du sommet des coteaux jusqu’au bord du ruisseau,
mais quand sonna midi
il entonna pour lui :
« Deux roses à la brune
rouges sur fond de lune ».
Les Rouges et les Bleus perdus dans la mêlée
ne montraient que des heaumes et des souliers dorés ;
à pleine voix soudain
retentit ce refrain :
« Deux roses à la brune
rouges sur fond de lune ».
Et les heaumes dorés chargeant avec entrain
cette forêt d’épées dressées sur le terrain,
chantaient en tailladant,
haut et gaillardement :
« Deux roses à la brune
rouges sur fond de lune ».
Au retour s’arrêta près du château joli,
bien que las et défait et tout trempé de pluie,
pour cueillir à midi
un baiser en sursis :
« Deux roses à la brune
rouges sur fond de lune ».
Elle fut couronnée un jour du mois de mai.
Tout étincelait d’or, l’allégresse régnait,
quand les trompes d’airain
sonnèrent ce refrain :
« Deux roses à la brune
rouges sur fond de lune ».
« Deux roses à la brune
rouges sur fond de lune ».
[« Two Red Roses across the Moon »].
Sir John Everett Millais (1829 – 1896) est le plus doué des préraphaélites, même s'il doit s'orienter par la suite vers des scènes de genres plus traditionnelles.
Portraitiste renommé, il s'installera avec bonheur dans le mariage et se spécialisera dans des scènes enfantines sentimentales dont l'une "Bubbles" (1855 – 1856) sera répandue partout pour une marque de savon. (Pears)
En compagnie de William Hunt, l'été 1851 il commence d'après nature, le célèbre tableau "Ophélia", utilisant la technique du fond blanc humide et des couleurs pures. Il expose une description méticuleuse des fleurs : pensées, pavots, pâquerettes, myosotis, jacinthes sauvages, orties et lentilles d'eau.
Chargé d'allusions au destin tragique de l'Ophélie de Shakespeare, ce tableau authentiquement préraphaélite contribua à la reconnaissance du mouvement.
Théophile Gautier écrit que :
"nul n'a poussé si courageusement son système jusqu'au bout"
et que
"Millais étudie la nature avec l'âme et les yeux d'un artiste du quinzième siècle…"
que
"ses tableaux sont assurément les plus singuliers de l'Exposition Universelle"
même,
"si de loin Ophélie a un peu l'air d'une poupée qui se noie dans une cuvette, approchez et vous serez ravi par un monde prodigieux de détails".
En mai 1870 Arthur Rimbaud écrit un poème sur la mort d'Ophélie.
OPHELIE
Arthur RIMBAUD.
Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles…
– On entend dans les bois lointains des hallalis.
Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir.
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.
Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses grands voiles bercés mollement par les eaux ;
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux.
Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle ;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid, d’où s’échappe un petit frisson d’aile :
– Un chant mystérieux tombe des astres d’or.
Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige !
Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !
– C’est que les vents tombant des grands monts de Norwège
T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté ;
C’est qu’un souffle, tordant ta grande chevelure,
A ton esprit rêveur portait d’étranges bruits ;
Que ton cœur écoutait le chant de la Nature
Dans les plaintes de l’arbre et les soupirs des nuits ;
C’est que la voix des mers folles, immense râle,
Brisait ton sein d’enfant, trop humain et trop doux ;
C’est qu’un matin d’avril, un beau cavalier pâle,
Un pauvre fou, s’assit muet à tes genoux !
Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre Folle !
Tu te fondais à lui comme une neige au feu ;
Tes grandes visions étranglaient ta parole
– Et l’Infini terrible effara ton œil bleu !
III
– Et le Poète dit qu’aux rayons des étoiles
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis ;
Et qu’il a vu sur l’eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.
Elle a vingt ans à peine et travaille douze heures par jour dans un magasin de mode pour femmes riches. Elle a une longue silhouette fragile, de mélancoliques yeux verts, une peau blanche, transparente, une bouche sensuelle et une somptueuse chevelure flamboyante.
Elizabeth Siddal sera pour les préraphaélites un modèle fascinant qu'ils rendront immortel, chacun à leur manière.
Pour Millais elle est Ophélie. L'extérieur du tableau peint durant tout un été d'après nature, sera terminé en atelier l'hiver suivant.
Couchée dans une baignoire et revêtue d'une robe rebrodée d'argent, Elizabeth pose. Des chandelles allumées en permanence sous la baignoire maintiennent la chaleur de l'eau. Un soir, elles s'éteignent et Millais ne s'en n'aperçoit pas.
Elizabeth tremble sans savoir si c'est le froid ou ses rêves qui l'engourdissent. De ce refroidissement, elle ne se remettra pas ; pas plus qu'elle ne se remettra de l'amour mystérieux qu'elle voue à Rossetti qui ne voit en elle que l'instrument de son art.
Il la vénère, l'idolâtre à sa manière et finira même par l'épouser, mais il est alors devenu amoureux d'une autre, la femme de William Morris.
Elizabeth peint, dessine, écrit des poèmes, de plus en plus belle, de plus en plus tourmentée.
Un matin, elle est retrouvée morte au pied du tableau "Béata Béatrix" que Rossetti n'a pas encore achevé. Elle est allongée, un flacon de laudanum vide est tombé de sa main.
Epuisée physiquement et moralement, elle a choisi de hâter sa mort. Elle n'a même pas trente ans.
Tout le symbolisme restera marqué par sa beauté de flamme consumée ! …
(1834 – 1862)
Exténuée
Elizabeth SIDDAL.
Tes bras robustes m’entourent,
mon amour
Ma tête posée est sur ta poitrine :
Bien que tu me prodigues des mots
de réconfort,
Mon âme ne connaît pas le repos :
Car je ne suis qu’une créature effrayée,
Et ne peux d’ailleurs être
Autre qu’un oiseau dont l’aile brisée
Doit l’emporter loin de toi.
Je ne peux te donner l’amour
Que je te donnais il y a si longtemps,
L’amour qui se métamorphosa et
me renversa
Au milieu de la neige aveuglante.
Je ne peux t’offrir qu’un cœur naufragé
Et des yeux languissants de douleur,
Une bouche fanée qui ne peut sourire
Et qui ne doit plus sourire.
Laisse pourtant tes bras autour de moi
mon amour
Jusqu’à temps que je glisse dans
le sommeil :
Laisse-moi alors, sans me dire au revoir,
De crainte de provoquer mon déclin
et mes pleurs.
Peinture d'Elizabeth Siddal
Emporté par la douleur, Rossetti jette dans le cercueil d'Elizabeth son cahier de poésie.
Sept ans plus tard, tiraillé par le remords, tout au désir d'exhumer ses poèmes, il obtient une autorisation officielle.
De nuit, dans le cimetière d'Highgate, la tombe est ouverte. Ô stupeur, dans sa robe de velours, Elizabeth semble embaumée et sa chevelure de feu est déployée sur le capitonnage de soie. Près de la bible, il y a le recueil toilé de vert du poète.
Dante Gabriel Rossetti né le 12 mai 1828 est le fils d'un émigré italien fou de Dante, d'où son prénom. Il réalise peu de tableau, mais c'est vers lui que convergent tous les regards lorsqu'il est question de préraphaélisme.
C'est lui qui a donné le ton de cet imaginaire à la fois littéraire et plastique. Tout le symbolisme européen sera héritier de l'univers de ce "grand italien tourmenté dans l'enfer de Londres" comme le dit Ruskin, grand critique d'art.
Au-delà de l'amour, Rossetti devient l'image de l'angoisse, le fétichiste des lèvres, de la chevelure. Il joue avec l'ondoyante tombée d'un tissu, avec la lumière vive ou automnale. Et il y a les fleurs toujours les fleurs… et plus aucune différence entre la parole, l'écriture et l'image.
Après la mort d'Elizabeth Siddal, il achève son tableau Béatrice. La fortune lui est venue soudainement. Il vit dans le domaine de Tudor House, une demeure mythique où la reine Elizabeth I ère a séjourné, où Erasme a écrit "l'Eloge de la folie".
Dans ce lieu historique la présence du bohème Rossetti a presque allure de scandale. L'habitation est sombre, la seule pièce lumineuse est l'atelier ; trois immenses fenêtres ouvrent sur le parc. A l'intérieur, il y a des tentures de velours, des canapés, des porcelaines orientales et un mobilier renaissance.
C'est là qu'il peint, identifié à Dante totalement. Elizabeth est Béatrice. A tout jamais transfigurée, sublimée… et lui, hanté par la pureté perdue de son premier rêve préraphaélite.
Dante Gabriel ROSSETTI.
(1828-1882)
J’étais assis avec l’Amour sur un puits, à l’orée d’un bois,
Nous nous penchions sur l’eau, moi et lui ;
Il ne me parlait, ni ne me regardait,
Mais touchait son luth qui exprimait
La certaine chose mystérieuse qu’il avait à dire :
Nos yeux seuls se rencontrèrent silencieusement réfléchis
Dans l’eau profonde ; et ce chant devint
La voix passionnée que je connaissais ; et mes larmes tombèrent.
Et sous leur chute, les yeux de l’Amour devinrent ceux de ma Bien-Aimée ;
Et de son pied et de son aile
Il fit disparaître la source qui arrosait la sécheresse de mon cœur.
Alors les sombres rides de l’eau se métamorphosèrent en une chevelure ondulée,
Et tandis que je me baissais, les lèvres de ma Bien-Aimée émergèrent
Et inondèrent mes lèvres d’un torrent de baisers.
SYMPHONIE DE JEUNESSE
Dante Gabriel ROSSETTI.
– « Je t’aime de même, et ainsi je le sais ! »
– « Chère, tu ne peux pas savoir combien tu es belle ! »
– « Si je le suis assez pour régner sur ton Cœur,
Mon amour n’en demande pas davantage. »
– « Mon amour grandit d’heure en heure, chère. »
– « Le mien grandit aussi,
Ainsi devisent les amants, puis les baisers réclament leur tour.
Ah ! bienheureux ceux pour qui de telles paroles
Ont servi de langage tout le jour de leur Jeunesse,
Heure après heure, loin de la cohue du monde,
De ses œuvres, de ses luttes, de sa gloire,
De cette ligue des exigences de la vie,
Tandis que l’amour soupirait en silence
Son chant extatique à travers deux âmes confondues.
(Fin de la première partie...)