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4 août 2009 2 04 /08 /août /2009 12:20


                Jean Richepin









            L’été invite à la paresse alors, cédant à l’humeur vacancière, voila que je m’en remets à Jean Richepin le plaisir de se présenter lui-même ; ce qui m’évitera trop d’effort.


            Quelques petites choses tout de même : fils d’un médecin militaire, il est née à Médea en 1849 et mort en 1926.

Lors d’études à Lyon il se révèle doué pour les lettres et rétif à la discipline.



            A Paris, invité à payer les frais de scolarité il ne se gène pas pour lancer au directeur : « Monsieur, on ne tond pas un œuf ». Il préfère n’en faire qu’a son idée et fréquente la bibliothèque plus que les cours de l’Ecole Normale.


            Apres avoir combattu les Prussiens, le revoilà à Paris en pleine insurrection communale. Puis il file à Londres, à Bruxelles, revient à Paris.


            En dépit d’une célébrité grandissante et l’ascendant autour des poètes, il attendra par force, trois ans avant qu’un éditeur courageux daigne publier « La Chanson des gueux ».

 

            Ballade du Roi des Gueux


Venez à moi, claquepatins,
Loqueteux, joueurs de musettes,
Clampins, loupeurs, voyous, catins,
Et marmousets, et marmousettes,
Tas de traîne-cul-les-housettes,
Race d'indépendants fougueux !
Je suis du pays dont vous êtes :
Le poète est le Roi des Gueux.

Vous que la bise des matins,
Que la pluie aux âpres sagettes,
Que les gendarmes, les mâtins,
Les coups, les fièvres, les disettes
Prennent toujours pour amusettes,
Vous dont l'habit mince et fongueux
Paraît fait de vieilles gazettes,
Le poète est le Roi des Gueux.

Vous que le chaud soleil a teints,
Hurlubiers dont les peau bisettes
Ressemblent à l'or des gratins,
Gouges au front plein de frisettes,
Momignards nus sans chemisettes,
Vieux à l'oeil cave, au nez rugueux,
Au menton en casse-noisettes,
Le poète est le Roi des Gueux.

ENVOI

Ô Gueux, mes sujets, mes sujettes,
Je serai votre maître queux.
Tu vivras, monde qui végètes !
Le poète est le Roi des Gueux.

 


            Je laisse donc la parole à Jean Richepin :

 

            « Ce livre est non seulement un mauvais livre, mais encore une mauvaise action. Là maintenant, benoît lecteur, te voilà dûment averti ; et il ne faudra pas t’en prendre à moi, si tu échanges ton bon argent contre ces méchants vers et si tu emportes au sein de ta famille une semblable ordure. »

 

            (Richepin est passé au banc de la correctionnelle, et s’est vu gratifié de cinquante francs d’amende et condamné à trente jours de prison.)

 

             … « J’espère pour ta pudeur, ô lecteur honorable, père prudent, époux irréprochable, que tu vas fermer ce livre malsain, le reposer au bout des doigts dans la devanture où il étale cyniquement sa honte, et courir chez ta maîtresse pour te consoler un peu de la dépravation lamentable qui sévit sur les lettres françaises.

            …Quand au critique, je te dirai qu’il m’est difficile d’en parler et d’apprécier sa valeur littéraire ou morale, vu qu’il était anonyme. Tout ce que je puis t’en apprendre, c’est qu’il était à cheval sur les principes, qu’il en profita pour pousser une charge à fond de train contre mon indignité que son encre de la grande vertu lui servit à débarbouiller de noires injures pendant deux colonnes, sous prétexte de me laver la tête,  et qu’enfin cette austérité farouche florissait dans un journal comique, comme un chardon hérissé dans un champ d’herbes folles. »

 

            (Richepin poursuit avec la même verve, des descriptions polissonnes du journal le « Charivari » avec grande saveur)

 

            « Imagine toi des femmes en toilette négligée voire d’aucune chemise, prenant devant des messieurs des poses que souligne à l’occasion une légende gaillarde. Elles te plairont à coup sûr, ces coquines signées Grévin ; mais tu avoueras sans doute avec moi que leurs genoux provocants ne pouvaient manquer de rendre écarlate celui de notre respectable moraliste…

            …Tu en tireras au moins cet enseignement profitable, à savoir puisque cela conduit à être vilipendé, traîné dans la boue, dénoncé comme un malfaiteur et transformé finalement en gibier de prison.

            …Force brave gens ont passés par là, qui ne s’en portent pas plus mal. Moi-même, ainsi que tu peux le constater je n’en ai pas conservé la moindre peine. Je t’en parle sans fiel, sans me poser en martyr. Et de quoi diable me plaindrais-je ? Il y a de part le monde une assez grande quantité de personnes parfaitement honorables, qui me serrent la main sans être déshonoré. Il y en a aussi qui n’ont pas trouvé mon livre à ce point mauvais ; car il l’ont acheté, l’ont fait acheté à leurs amis et connaissances, m’en ont adressés des éloges,  et j’en sais une demi-douzaine qui le mettent en bonne place dans leur bibliothèque,  jusqu’à l’avoir orné d’une reluire riche, le traitant à la façon d’une belle créature que son amoureux croit digne d’une belle robe.

            Donc toute réflexion faite ne défends pas à ton fils d’être poète, s’il le veut, et s’il le peut. Au besoin même, console-le d’avance des attaques de la critique par cette adage latin : « Censura perit, scriptum manet. »

Au cas où il ne saurait pas le latin, apprends-lui ce délicieux proverbe turc :

Le chien aboie, mais la caravane passe. »

 

            (Ensuite Richepin enchaîne sur la gauloiserie, la bonne franquette, la gueulerie populacière, qui n’ont jamais dépravé personne.)

 

            « Cela n’offre pas plus de danger que le nu de la peinture et de la statuaire, lequel ne paraît sale qu’aux chercheurs de saletés.

             Ce qui trouble l’imagination, ce qui éveille les curiosités malsaines, ce qui peut corrompre, ce n’est pas le marbre, c’est la feuille de vigne qu’ont lui met, cette feuille de vigne qui raccroche les regards, cette feuille de vigne qui rend honteux et obscène ce que la nature a fait sacré.

            Mon livre n’a point de feuille de vigne et je m’en flatte. »

 

            (Et de renchérir sur la littérature encensée  par la vertu bourgeoise, mais où le libertinage passe sa tête de serpent, avec un livre de messe à la main et où certains glissent des images… peu catholique !)

 

            « Le Roi Salomon lui-même ne mâchait guère sa façon de dire, et dont le Cantique des Cantiques, si admirable, lui vaudrait aujourd’hui un jugement à huis clos. Immoral je suis donc, et immoral je resterai, me trouvant en trop noble compagnie pour chercher mieux.

            …Plaisanterie à part, la question est grave ; et on me pardonnera d’entrer dans des considérations plus hautes, à propos de cette accusation d’immoralité que j’ai l’honneur d’avoir partagé en ce temps hypocrite avec des maîtres tels que Baudelaire et Flaubert.

            …Je proteste de toutes mes forces contre cette absurdité… la Justice contrôlant la Littérature. L’Art est une chose, et la Morale en est une autre, et ces deux choses n’ont vraiment rien à voir ensemble. »

 

            (Pierre Desproges a liquidé la littérature et ses auteurs d’une grande giclée de mots cinglants. Richepin n’aurait point dédaigné d’en rire.

            J’ignore, si Desproges qui n’a pas épargné Flaubert a fait de même avec Richepin, mais les amateurs du dit Desproges ne manqueront pas d’éclairer ma lanterne.

 

            Victor Hugo a fait pleurer les chaumières avec « Les Misérables », Mandrin a réjoui les mal nantis, Villon a traîné ses chausses comme il pouvait, Xavier de Montépin avec « La porteuse de pain », y a été de sa romance des pauvres avec ce feuilleton.

            Ah ! J’allais oublier Zola et son naturalisme, Hector Malot et « Sans  famille ».  Pourquoi Richepin se serait-il privé de sa « Chanson des Gueux » ? )

 

            « Toutes mon enfance a été bercée du chant du romantisme » écrit Desproges et « la littérature est à la civilisation ce que la queue est à la casserole : quand il n’y en a pas, l’homme à l’air con. » José  Maria Téfal – Résistances.

 

            (Quelque chose me murmure que Desproges n’aurait pas fait grand mal à Jean Richepin, une gouaillerie sans férocité tout au plus… Mais je puis me leurrer. Les illusions, n’est-ce pas ?)

 

            « Et maintenant feuillette ce livre abominable, pour te bien convaincre que je ne suis pas si méprisable… tu y rencontreras des cantilènes de mendiant, des ballades de baladeurs, des paysages, des bouts de rue, des petits qui demandent l’aumône, des vieux, des marmiteux, de franches canailles qui ont la main leste et la parole encore plus, mais aussi le cœur sur la main ; tu y verras passer jusqu'à des bêtes, car il y a des gueux parmi elles comme parmi nous, tu y entendra de ces affreux gros mots qui offusquent si fort notre bégueulerie moderne, et parfois des refrains ou se joue gaiement un rayon de soleil, où flambe un verre de vin ; et tu te diras qu’en somme il n’y avait pas là de quoi fouetter un chat, que la vertu de nos contemporains est diablement prompte à s’effaroucher, et qu’elle ressemble à ces vieilles dissolues qui poussent la pudeur et la crainte du sens obscène au point de dire le « séant » d’une bouteille et la « tige » d’un cheval.

            …Ouf ! J’ai fini. Merci, ô suave, merveilleux, incomparable lecteur, si tu as l’extraordinaire bonté d’écouter jusqu’au bout les raisons du pauvre auteur qui tient à ton estime et à ton affection. » 

 

            Nativité

D'aucuns ont un pleur charitable
Pour Jésus né dans une étable.
Je sais un sort plus lamentable

Je sais un enfant ramassé,
Un jour de décembre glacé,
Nu comme un ver, dans un fossé.

Il est nuit. Pas une voisine
N'offre à sa grange ou sa cuisine
A la pauvre mère en gésine.

Malgré sa mine et son danger,
Qui donc voudrait se déranger ?
Elle est en pays étranger.

Donc, depuis l'étape dernière
Se traînant d'ornière en ornière,
Elle va, bête sans tanière,

Bête hagarde qui s'enfuit
Et cherche à tâtons un réduit,
Les yeux grands ouverts dans la nuit.

Ses reins lui pèsent. Ses mamelles
Que gonflent des cuissons jumelles
Sont pleines comme des gamelles.

Son ventre, où flambent des chardons,
Sent l'enfant, fils des vagabonds,
Qui veut sortir et fait des bonds.

Elle va quand même, plus lente,
Tirant ses pieds lourds dont la plante
Saigne. Elle va, folle, hurlante,

Soûle, et, boule, roule au fossé ,
Et maudit le mâle exaucé
Par qui son flanc fût engrossé.

La face au ciel, comme en extase,
Elle se tord. Son cou s'écrase
Sur les cailloux et dans la vase.

Elle accouche enfin, en crevant ;
Et le gueux nouvel arrivant
Grelotte et vagit en plein vent.

Le vent est dur, sa chair est nue.
Aucune étoile dans la nue
Ne vient saluer sa venue.

Pas de mages, pas de cadeaux,
De crèches, de bergers badauds !
Il est seul, couché sur le dos,

Comme un supplicié qui claime,
Tout noir près du cadavre blême,
Sans personne au monde qui l'aime ;

Et, par sa mère au ventre ouvert
Je jure, le front découvert,
Que l'autre n'a pas tant souffert !

 

                                                                                                                             Hécate

Œuvres de Jean Richepin, et pour en savoir plus...

  http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Richepin


                                                                                                                                                                                              

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14 juillet 2009 2 14 /07 /juillet /2009 15:42

 

Remy de Gourmont

ou l’ « Herpes Trimégiste ».

1858 / 1915

 




            Ainsi Apollinaire surnommait cet écrivain poète et littérateur, fin esprit, insolent, délicieux, odieux, lyrique.

 

            Il fuyait les photographes, bégayait.

 

            Remy de Gourmont c’est l’humour et le symbolisme.

Ce « cher vieux daim » comme l’appelait Léautaud écrivait :


« Un imbécile ne s’ennuie jamais ».

 

            Mais il suffit de lire Charles Dantzig qui a sorti dans « les Infréquentables » les saveurs du poète.


« Mettez un cochon dans un palais, il en fera une étable ».


« L’intelligence de l’homme n’a pas progressé depuis son apparition sur terre ».


« L’irreligion est une religion ».

 

            Remy de Gourmont cultivait les idées dans les serres de sa pensée caustique.


            Michel Houellebecq dans sa préface intitulée « Renoncer à l’intelligence » a superbement présenté la poésie de Gourmont dans la collection « Orphée » et dit comment il y avait en lui l’étoffe d’un sentimental et d’un lyrique, ce qu’il dissimulait bien.

 

            « A trente trois ans il est atteint d’un lupus tuberculeux, qui le laissera défiguré. Il grossit, se met à bégayer. Mais il écrira encore de beaux poèmes d’amour, terrestres et éthérés, sensuels et sensibles. »

 

            « Autre mystérieuse vérité », que Gourmont accepte : « à l’égard de l’amour, la seule attitude possible est d’y succomber totalement, corps et âme ».

 

            « Il est frappant de voir à quel point l’ambiance particulière aux églises, cette pénombre, cette odeur d’encens, cette richesse des ornements liturgiques semblent exacerber sa sensualité ».

            Sensualité d’un moine ardent et claustré a dit Léautaud.

 

            J’avoue avoir découvert Remy de Gourmont par un poème « Les oraisons mauvaises » dont il est écrit que c’est là, un blasphème réussi.

                              


            Remy de Gourmont poète de la sensation des fleurs…des feuilles…des rivières et des crépuscules dans le brouillard.

 

            « Pense aux timides qui ont peur de leurs désirs, et qui tremblent de peur autant que de volupté, aux naïves qui ne soupçonnent pas d’autres plaisirs, aux chastes dont les corps  tombent dans le sommeil comme une belle eau pure glisse entre deux rives fleuries ».

 

         « Car on n’emporte rien, on meurt. Laisse-moi donc regarder les yeux que j’ai découverts,  les yeux qui me survivront, pour que j’y grave l’image que je fus en rêvant ceci ».

(Elle a un corps)  - Sonnets en prose -  extrait VIIème.

 

           Et maintenant, je demande : Aimez-vous respirer un peu « l’Odeur des jacynthes » avec Remy de Gourmont ?
                                                                                                      Hécate.


 







coll. Les Infréquentables, Éditions du Rocher, 1990 & Grasset, 2008



Oraisons mauvaises

I

Que tes mains soient bénies, car elles sont impures !
Elles ont des péchés cachés à toutes les jointures ;
Leur peau blanche s'est trempée dans l'odeur âpre des caresses
Secrètes, parmi l'ombre blanche où rampent les caresses,
Et l'opale prisonnière qui se meurt à ton doigt,
C'est le dernier soupir de Jésus sur la croix.

II

Que tes yeux soient bénis, car ils sont homicides !
Ils sont pleins de fantômes et pleins de chrysalides,
Comme dans l'eau fanée, bleue au fond des grottes vertes,
On voit dormir des fleurs qui sont des bêtes vertes,
Et ce douloureux saphir d'amertume et d'effroi,
C'est le dernier regard de Jésus sur la croix.

III

Que tes seins soient bénis, car ils sont sacrilèges !
Ils se sont mis tout nus, comme un printanier florilège,
Fleuri pour la caresse et la moisson des lèvres et des mains,
Fleurs du bord de la route, bonnes à toutes les mains,
Et l'hyacinthe qui rêve là, avec un air triste de roi,
C'est le dernier amour de Jésus sur la croix.

IV

Que ton ventre soit béni, car il est infertile !
Il est beau comme une terre de désolation ; le style
De la herse n'y hersa qu'une glèbe rouge et rebelle,
La fleur mûre n'y sema qu'une graine rebelle,
Et la topaze ardente qui frissonne sur ce palais de joie,
C'est le dernier désir de Jésus sur la croix.

V

Que ta bouche soit bénie, car elle est adultère !
Elle a le goût des roses nouvelles et le goût de la vieille terre,
Elle a sucé les sucs obscurs des fleurs et des roseaux ;
Quand elle parle on entend comme un bruit perfide de roseaux,
Et ce rubis cruel tout sanglant et tout froid,
C'est la dernière blessure de Jésus sur la croix.

VI

Que tes pieds soient bénis, car ils sont déshonnêtes !
Ils ont chaussé les mules des lupanars et des temples en fête,
Ils ont mis leurs talons sourds sur l'épaule des pauvres,
Ils ont marché sur les plus purs, sur les plus doux, sur les plus pauvres,
Et la boucle d'améthyste qui tend ta jarretière de soie,
C'est le dernier frisson de Jésus sur la croix.

VII

Que ton âme soit bénie, car elle est corrompue !
Fière émeraude tombée sur le pavé des rues,
Son orgueil s'est mêlé aux odeurs de la boue,
Et je viens d'écraser dans la glorieuse boue,
Sur le pavé des rues, qui est un chemin de croix,
La dernière pensée de Jésus sur la croix.

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2 juillet 2009 4 02 /07 /juillet /2009 09:43

«Les Hauts de Hurlevent»

Résumé du livre d’Emily Brontë

 

 

Une dédicace toute spéciale pour Iougenaie...

 









            « En lisant l’histoire d’Heathcliff, on ne peut s’empêcher d’imaginer combien Emily Brontë a dû lacérer son âme pour créer cette terrifiante figure. Heathcliff qui n’a ni de père, ni de mère, ni même de prénom, devient l’incarnation de la fureur qu’Emily Brontë devait refouler dans son cœur. »

John Cooper Powys

 



            En revenant d’un voyage à Liverpool, le père de Catherine et d’Hindley rapporte dans son manteau de voyage, un petit sauvageon ramassé dans une rue, à la place de cadeaux promis. Il ne se doute pas que celui qu’il nomme Heathcliff et qu’il prend en affection va semer trouble et discorde dans sa maisonnée.

 
               D’emblée l’intrusion de cet enfant à la peau brune, aux cheveux de bohémien divise les deux enfants Earnshav. Hindley éprouve une haine jalouse instinctive envers lui tandis que Catherine voit grandir un attachement croissant et réciproque, de plus en plus fort, qui va de pair avec le paysage, la nature sauvage, battue par le vent et la lande tapissée de bruyère.

 

               Se promenant et courant sous le soleil ou sous la pluie, Catherine et Heathcliff oublient tout ce qui devrait les séparer dès qu’ils sont ensemble, tel deux rameaux d’un même arbre. Les habitants du Yorkshire n’ont jamais vu de visage aussi sombre que celui d’Heathcliff : il est l’étranger venu de nulle part.

 

            Plus tard, avec une bizarre insouciance Catherine épouse l’élégant Edgar Linton au teint clair, leur voisin, cédant à l’attrait éblouissant des belles manières et des parures, comme à celui d’une vie conventionnelle. Tout va changer. Heathcliff profondément bouleversé s’enfuit mystérieusement.

 

             Quand il revient, fortune faite, Catherine est malade et enceinte. Fou de douleur, aigri, possédé de rage, Heathcliff séduit Isabelle, la sœur d’Edgar Linton qu’il séquestre et maltraite dès qu’il est parvenu à ses fins. Elle conçoit un fils et se sauve.

 
            Catherine découvre trop tard combien elle s’est trahie elle-même en rejetant Heathcliff, son double, son âme jumelle. Avant de s’éteindre en donnant le jour à une fille, elle le revoit. Dans une ultime étreinte, elle lui avoue que son souhait le plus cher est de n’être plus jamais séparé de lui, qu’elle voudrait le retenir jusqu'à ce qu’ils soient morts tous les deux.

 

            - « Seras-tu heureux quand je serai dans la terre ? » Demande-t-elle. Heathcliff plongé dans un violent désespoir va vivre désormais torturé, refusant d’admettre la disparition de celle qu’il aime par delà la mort. Catherine croyait aux fantômes : il lui semble qu’elle est là, à gémir la nuit, à heurter de ses doigts glacés les vitres de la fenêtre.

 

             - « Le monde entier me rappelle qu’elle a existé et que je l’ai perdue… je ne peux pas vivre sans ma vie, sans mon âme ! Catherine, puisse-tu ne jamais connaître le repos tant que je vivrai… Hante-moi ! Sois toujours avec moi… prend n’importe quelle forme… rends-moi fou !… Ne me laisse pas dans cet abîme où je ne puis te trouver ! »

 

            Heathcliff détruit, va tenter de détruire à son tour en unissant son fils faible et capricieux à la fille de la morte chérie, qui porte le nom de Catherine. Machiavélique mariage qui s’achève très vite par le décès du jeune époux chétif. La seconde Catherine se retrouve donc seule face à son irascible beau-père Heathcliff, devenu presque dès sa réapparition le propriétaire du domaine.

 

            Hindley avait perdu son épouse et sombré dans l’alcool, délaissant son fils Hareton qui a donc grandi sans affection, sans éducation, et qui subi sous l’œil narquois d’Heathcliff dont il est presque la réplique, aussi rustre, aussi sauvage qu’il l’était autrefois, les moqueries de cette Catherine qui sait lire et écrire.

 

            Heathcliff renonce à abîmer plus qu’il ne l’est ce jeune homme, car l’amour qui va éclore entre lui et la très jeune femme le surprend. Le Destin a tourné… Heathcliff a réussi à lier les deux domaines qui n’en font plus qu’un… tout ce qui était interdit ne le sera plus pour ces deux jeunes gens qui s’aiment.

 

            A travers eux, Heathcliff retrouve ce qui l’unissait à Catherine Earnshav…une continuité de ce quelque chose qui unissait leurs deux âmes que la fatalité avait vainement tenté de séparer, en brisant leur corps de douleur… Heathcliff étrangement apaisé, accepte la fin de son enfer… il va pouvoir rejoindre au tombeau le corps de l’aimée. Terrible et triomphante victoire ! Heathcliff est enseveli à son tour.

 

            « Mais les gens du pays, jureraient sur leur Bible qu’il se promène. Certains parlent de l’avoir rencontré… près de l’église et sur la lande. » Un jeune garçon qui promène une brebis et deux agneaux est en larmes. Interrogé, il dit en sanglotant – « Ya Heathcliff et une femme là-bas et je n’ose pas les passer. »

 

            L’amour de Catherine Earnshav pour Edgar Linton avait été comme est le feuillage des bois ; le temps l’avait changé, comme l’hiver change les arbres. Son amour pour Heathcliff était pareil aux rocs éternels du sous-sol, source de peu de joie visible mais nécessaire.

 










             
– « Je suis Heathcliff avait-elle dit. Il m’est toujours présent à l’esprit, non comme un plaisir pour moi-même, mais comme mon propre être ! »

 















 

            En 1992, Lin Haire – Sargeant professeur à l’université de Boston aux Etats-Unis, admiratrice de l’œuvre d’Emily Brontë lui rend un vibrant hommage en écrivant « Heathcliff revient à Hurlevent », un roman qui tente d’élucider les trois années d’absence mystérieuse de ce même Heathliff.






                                                                  Hécate

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22 juin 2009 1 22 /06 /juin /2009 17:11


Poèmes lus par "Les Souffleurs de Vers".

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21 juin 2009 7 21 /06 /juin /2009 09:11

Bront-.jpg






Les Brontë, Enfants du Vent

 

 

« Aux seuls hauts du Yorkshire  le vent s’est fait chair,

le vent a hurlé

le vent a battu… »

 




           
Que souffle le vent, qu’éclate le tonnerre et ses furieux éclairs, que ce soit l’haleine de l’hiver ou bien celle d’une chaleur lourde et vaguement oppressante, tous moments d’intensité de cette sorte renvoient à l’univers tourmenté, tour a tour glacé ou brûlant des Brontë.

                                  

« Oh ! puissé-je être le rideau cramoisi

            Sur ta couche de neige

Pour teindre cette joue si douce, si pâle,

Du reflet de ma lumière !

Oh ! puissé-je être la cordelière d’or

            Dont le gland serti de perles

Effleure le pli de la couverture de soie

            Et repose sur tes boucles… »

                                          Anne Brontë.

 

            Charlotte, Emily, Anne, Branwell réfugiés dans le monde imaginaire qui est le soir venu, la seule vie véritable, qu’ils poursuivront par-delà la mort sont transformés et transportés enfin dans cet ailleurs qu’ils s’acharnent à préserver coûte que coûte.


haworth.jpg

           
La mort est en face qui les observe, le cimetière près du presbytère avec les tombes de leurs aînées Mary et Elysabeth et celle de leur mère, leur rappelle sans cesse la précarité de la vie.


         
Patrickbronte.jpg






            Les journées commencent toutes par un coup de pistolet tiré par leur père le Révérend Patrick Brontë de la paroisse de Haworth. Dès le réveil, ils vivent dans le froid huit mois de l’année, car les deux seules pièces chauffées sont la chambre du pasteur et la cuisine.





           
Qu’importe, Charlotte et son frère commandent en Angria, l’empire tropical dont la capitale a un ciel inimaginable à force d’être bleu au-dessus de la splendeur de ses palais blancs. Mais Emily est fidèle au climat rude et austère, Verdopolis son royaume s’étend dans les pays du nord. La terre de Gondal est peuplée de fantômes que les cygnes dispersent dans le brouillard de leurs vastes ailes neigeuses avant de mourir, victimes des vagues gelées de la mer Calédonienne.

 

« Je rêve de bruyères, de brumeuses collines

Où le soir qui descend est opaque et glacé,

Car, seuls, environnés de ces froides montagnes,

Gisent, hélas, ceux que j’aimais,

Et mon cœur déchiré d’une indicible peine

S’épuise en plaintes combien vaines

Parce que jamais plus je ne les reverrais ! »

                                                        Emily Brontë.

 

           
Il n’est pas une poésie qui ne soit liée à ce monde inventé, ce monde parallèle où ils se meuvent, tour à tour empruntant le corps et l’esprit d’un homme, d’une femme, d’un héros légendaire ou historique. Ils lisent la Bible, Walter Scott, Byron et Shakespeare.


            Après les corvées du jour, lessives, épluchage des pommes de terre, couture pour les filles, ils se retrouvent. Branwell le préféré du pasteur a droit à tous les égards, car tous les espoirs lui sont permis. A huit ans, ne possède-t-il pas déjà un vocabulaire extraordinaire. Il lui suffit de lire une page une seule fois pour la connaître et la restituer de mémoire sans une seule erreur. Mais cette intelligence trop brillante alliée à une nervosité excessive fait craindre pour lui le risque de cette maladie appelée alors « fièvre cérébrale ».


Journal-d-Emyli.jpg         

            Le soir, quand la nuit enveloppe le presbytère, enfin réunis, munis de papiers, de calepins et de crayons, ils s’engloutissent dans cet univers que dirige Branwell, le roux, le solaire, qui porte en lui cette fureur des anges rebelles, dont la chute entraînera bientôt derrière lui, toute une cohorte d’illusions déçues. Pourtant dans le crépuscule, c’est lui la lampe qui dispense toute la lumière intérieure, l’aliment de la folle inspiration, lui qui nourrit l’imagination affamée de ses sœurs.




           
Lorsqu’elles seront plus ou moins dispensées dans des pensionnats, il se retrouvera face à lui-même, cherchant une carrière, y croyant de toutes ses forces. Il n’a pas dix-neuf ans quand il reçoit l’initiation qui fait de lui un membre de l’ordre franc-maçonnique. Une vague consolation pour oublier, si cela est possible, son échec poétique. Trêve de courte durée pour la douleur qui le harcèle.




           
Son existence ratée le déchire. L’échec est sur toute la ligne. Il ne sera pas le peintre, ni le portraitiste comme il pensa l’être. Il s’efface rageusement sur les tableaux où il s’était représenté auprès de ses sœurs. Il ne demeure pas précepteur auprès des enfants d’un pasteur marié à une femme qu’il séduit, tout en aimant la fille.
            Son renvoi mystérieux pour sa famille, le laisse hagard. Il hante les tavernes et s’enivre. Une frustration immense le taraude. Il est bien un temps employé des chemins de fer. Mais il se révèle finalement incapable de gagner sa vie malgré tous les dons qu’il croyait siens.


«  …Je le sais, je sens que je touche le fond,

Le dernier rayon attardé

S’est éteint dans mon triste Ciel.

Je sais, je sens que j’ai perdu pour toujours,

L’espoir, la paix, la puissance et l’orgueil… »

P. Branwell Brontë.

 

            Il revient sans cesse à l’écriture avec un acharnement exalté. Ses sœurs, qui ne peuvent vivre longtemps sans ce monde qu’ils ont qualifié « monde infernal », reprennent le dialogue que ce soit par lettres ou par des chroniques toujours rédigées en commun. Ils réinventent ensemble la fièvre de vivre et l’ivresse du péché. Tant ils sont chargés de tourments, ils ne trouvent de soulagement et de joie qu’en s’engloutissant dans la perversité des amours torturées et dépravées, illégitimes, incestueuses.


           
Depuis qu’ils ont vu le Satan du sculpteur Leyland lors d’une exposition à Leeds, Branwell a reconnu les traits de son héros. Il est Alexander Percy, il est cet être splendide portant sur son visage l’orgueil glacé d’une froide beauté marqué d’un souverain mépris. Dans ses veines coule un sang amer et glorieux comme un poison et son cœur fermé est digne d’une forteresse.


           
Charlotte entre dans le jeu et c’est ainsi qu’elle voit Branwell, alias Alexander dans le monde d’Angria, et les descriptions de ses charmes lucifériens sont loin de ce garçon malingre complexé par son physique.


           
Charlotte luttera longtemps contre l’attirance trouble et effrénée qu’elle voue en secret à ses deux amies de pension Helen Nussay et Mary Taylors qui sont loin de se douter que Charlotte dans sa saga impétueuse les séduit tour à tour, en la personne d’Arthur Wellesley, marquis de Douro, futur duc de Zamorna. Jeune fille timide et effacée dans la vie quotidienne, elle plonge avec délice dans les passions inavouables en se masculinisant. Branwell endiablé conduit le bal. Même séparés, ils poursuivront bien longtemps par courrier leurs folles aventures.


           
Le pasteur est déçu, meurtri de l’échec social de son fils. Il devient presque aveugle et la vieille servante se déplace à présent péniblement. Branwell rentre chaque aube l’injure à la bouche. Il se hait lui-même et semble haïr son entourage, même ces sœurs qui attendaient tout de lui.


           
Elles vont se détourner progressivement de lui. Charlotte est absorbée par ses tâches, sa ténacité à écrire, à réussir à publier ses œuvres et aussi par l’amour silencieux pour ce lointain monsieur Heger de Bruxelles où elle fut enseignante. Ce monsieur Heger est marié et son amour bien modeste est sans issue.


           
Seule Emily souffre pour lui,  à travers lui, en lui. Ce Heathcliff des « Hauts de Hurlevent », c’est peut-être déchaîné par la révolte et l’impuissance à réussir ce qu’il entreprend, qui délire et qui tremble de plus en plus. Lui qui a subi le moins les contraintes ne parvient plus à se contraindre pour quoi que ce soit.






           
Emily sera là jusqu’au bout, longue silhouette aux yeux grands comme des blessures, pour le redresser quand il rentre ivre, titubant parmi les tombes, quand il met le feu aux rideaux de son lit, en proie aux cauchemars, abruti par le laudanum.

 










« Haine et vengeance, mon lot éternel,

Supportant mal tout délai

Attendant, avec une frémissante impatience,

De se saisir de mon âme… »

P. Branwell Brontë.

 

            Emily, quand elle ne passe pas des heures à errer sur la lande battue par les vents et les pluies en compagnie de ses chiens (elle montre plus d’attention envers les animaux que pour ses semblables, sauf pour ce frère pareil à un animal sauvage qui mord et se cabre), écrit désormais ses poèmes en secret de sa sœur aînée.


           
Bientôt l’état de Branwell empire, il ne s’alimente plus. C’est Emily qui lui apporte des tisanes, réchauffe ses membres squelettiques quand il se tient alité des heures. Elle essuie sur son front la sueur des mourants. Ses boucles d’or sont brunies par la fièvre, l’or roux s’éteint comme sa vie. Il a juré de mourir debout autrefois. A l’instant fatal, il se redresse, prenant appui sur la frêle épaule d’Emily. Le pasteur entre et lit les prières pour les agonisants.


           
Elle attendra seulement trois mois pour le rejoindre dans la mort. C’est dans le parloir du presbytère qu’elle descendra le moment venu s’étendre et s’éteindre sur le vieux sofa où ils ont tant rêvé, joué et écrit, le matin du 20 décembre 1848.


           
Son âme va rejoindre celui qu’elle souhaitait être, celui à qui elle voulait ressembler, son double : un garçon libre de conquérir le monde.

 

                    

 « Pour moi ni sympathie, ni soupirs, ni regret

Que mon âme soit en partance ;

Puisque le cœur est mort dès sa première enfance,

Que le corps s’en aille impleuré. »

Emily Brontë.
       


            Charlotte de retour dans sa chambre écoute le vent hurler. Son cœur hurle à la mort. Anne erre dans le presbytère inconsolée de la mort du jeune vicaire dont elle fut amoureuse. Nostalgie qui ne passe point. En mai, elle meurt à son tour vaincue par la tuberculose, ce mal qui les emporte tous les uns après les autres. Charlotte va survivre six ans.

 



« Ce ne sont plus maintenant ses traits juvéniles

Ni ses doux yeux bleus
Qui raniment l’ombre de la tendresse perdue  

Avant qu’elle ne meure.

Ceux-là sont éteints, ceux-là sont froids

Clos et muets et enfouis.

N’ouvrez pas la plaque du tombeau

Ni le couvercle du cercueil. »

Charlotte Brontë.

 

            Six années d’apparent apaisement. A Londres, elle est choyée et bien reçue par ses éditeurs. Elle vient d’écrire « Shirley » et « Villette ». La gloire enfin, dérisoire. Lorsqu’elle épouse le vicaire adjoint du pasteur, qui l’aime depuis fort longtemps, c’est avec son passé qu’elle se marie. Enceinte, la tuberculose silencieuse se réveille. Même la pensée de son futur enfant la laisse sans courage. Elle regarde la neige tomber du lit où elle est couchée. Elle se revoit comme au temps jadis, par les jours blancs de février où ils étaient unis comme des conspirateurs, tous les quatre à travailler, à rêver…


            Le 17 février la vielle servante meurt. Charlotte sent l’appel des fantômes sur la lande. Elle veut rire avec eux. A minuit le 31 mars 1855 , elle renonce à vivre. Le petit enfant ne verra pas le jour… Elle avait 39 ans et une année de mariage.

 

 

« J’attends ici mes sœurs, au long de ce chemin

Jusqu’au château d’Arimane, car cette nuit

Est notre grande fête. C’est curieux, elles tardent. »

« Manfred » Byron.

 

            Par les soirs de pleine lune, quand le vent fait rage et pleure autour du presbytère de Haworth, peut-être qu’une petite main glacée cogne à la vitre, comme celle de Cathy et gémit : « Laissez-moi entrer. » Peut-être qu’une silhouette dans la brume, adossée à un arbre attend patiemment, l’âme de son âme. Heathcliff ou Branwell ? La lande s’étend infinie dans la nuit propice aux spectres…

 

« O, Homme qu’es-tu ? Une créature misérable

Ballottée sur les flot du temps,

Se meurtrissant aux rocs, happée par les remous,

Impuissante à se soustraire

Aux vagues et aux abîmes du malheur et du crime. »

 

P Branwell Brontë.

 

Hékate

 

 

Bibliographie : « La Hurlevent » de Jane Champion.

 « Le monde infernal de Branwell Brontë » de Daphné du Maurier.

« La vie passionnée des Brontë » de Jane Bluteau.

« Les Brontë » trois volumes collection : Bouquins .

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31 mai 2009 7 31 /05 /mai /2009 22:26

Marcel Schwob.

Le Livre de Monelle.



Lecture d'extraits par Hécate....


Edition ALLIA



Marcel Schwob (1867-1905) est l'une des figures les plus originales et attachantes de la fin du XIXe siècle. Ami de Mallarmé, de Jules Renard, il fut celui que se choisirent pour maître les jeunes Paul Valéry et Alfred Jarry. Son œuvre protéiforme se compose aussi bien d'essais critiques nourris de son immense érudition (ses études sur l'argot et sur Villon font toujours autorité), que de contes fantastiques. Le Livre de Monelle, publié en 1894, donne les clefs de cette œuvre et peut être regardé comme le testament spirituel de Marcel Schwob. Monelle, «celle qui est seule», petite prostituée sortie de la nuit, est la sœur lointaine de la pauvre Anne de Thomas de Quincey. Ses paroles initiatiques sont un appel à jouir du moment, à épouser le mouvement de la vie. Tout détruire, tout oublier, sont les conditions d'une vie nouvelle. Dans de brefs contes de fées amers et cruels, Schwob retrace la vie des sœurs de Monelle, l'égoïste, la voluptueuse, la rêveuse, la perverse, etc. Ces femmes-enfants éclairent de leur grâce intemporelle ce récit allégorique, transparent et grave, qui tend sans cesse vers le poème en prose.










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17 mai 2009 7 17 /05 /mai /2009 09:54




Gabrielle Wittkop


"Sérénissime assassinat"

 

 

 




           
Voici un livre où se reflète tous les enjôleurs et les malsains plaisirs de Venise au XVIIIe siècle comme autant de jeux de miroirs où s’imbriquent toutes les figures masquées.







            Bien évidement, Gabrielle Wittkop prévient :

            « Dans cette métropole des mascarades, du mouchardage et de la délation, les veuvages d’Alvise Lanzi s’intriquent mystérieusement. »
            

            Le poison déjà avancé, putréfie les corps sous les parures. Il ne manque ici, pas un velours, pas une fraise, pas une folia de Corelli, pas un miséréré nobis, Dominé, pas un roucoulement, pas un borborygme d’agonie, pas un clapotis d’eau et pas même le craquement du parquet de la bibliothèque d’Alvise Lanzi : Elégies de Tibulle, Platon en dialecte Vénitien, l’Arétin et de Buffon. « Les livres sont la porte du large, l’échappée ».

            On étouffe dans le palais d’Alvise, on suffoque dehors dans la brume des canaux.

            La Mort à Venise… est une fatalité, une banalité.


           
« La nuit les chandelles pleurent leur cire jaune sur les chapeaux».

            Dans les tripots, les cafés, les beaux esprits, les aventuriers et les escrocs rient bavardent. L’ombre de Casanova, va et vient, elle se glisse discrètement.  On glisse à Venise, plus qu’on ne marche…

            La morbidezza est ici une apogée, les cadavres ne sont pas délire d’imagination. L’élégance raffinée  du poison… « Il arrive qu’on surprenne la lame acéré d’un regard. »

            Ce n’est point le regard qui tue…


           
Les fleurs sont… pernicieuses, la datura qu’on nome herbe – au – Diable, le relent putride de la mandragore, la lugubre digitale et la renoncule scélérate ; manque – t – il  la ciguë, l’aconit, mais non ! On apprend ici, sur la Botanique bien des recettes…

            Alvise Lanzi est beau encore, cinquante trois ans, des mains fines comme celles d’une femme. La perruque ajustée cache ce qu’il ne convient pas à un visage aux yeux gris changeant comme la lumière.

            Alvise est veuf.

-         Signor votre femme est morte.

-         Encore ? !

            On meurt de tout et de rien à Venise. Certains pour avoir mangé des ormeaux qu’on croit pouvoir impunément manger en hiver…

            Alvise… Cet homme est plus insaisissable que certaines figures de ces romans anglais d’aujourd’hui fort à la mode.

            Alvise s’acharne à épouser. Est-ce cela, être plus fort que la mort ?

            Les mésalliances ne sont pas rares. Alvise… Il se souvient de funérailles et de fiançailles. Il calcule au jugé la longévité humaine. 
 


            Gabrielle Wittkop compose avec un glaçant humour des plus sérieux, tout ce qui se décompose ou se décomposera. Une écriture au stylet empoisonné, luxueuse, abondante, étrécie comme un œil d’espionne.





           
Un chuchotis de malveillance, une surabondance de tissu, Alvise Lanzi fait le commerce des étoffes, et les hommes portent des habits couleur rose morte. Tout un programme !

            Une scène se déroule aux couleurs sourdes comme celle du rêve, quelque chose de décisif va survenir. Quelqu’un parlera inconsidérément.

            La future épouse d’Alvise, qui ne le sait pas encore, est Louisa Calmo, une courtisane, une théâtreuse malchanceuse en robe souffre cruellement joncée, la chevelure libre jusqu'à la taille, coiffée d’une grande calèche à volants que retient sur la nuque une coque couleur d’ardoise.

            Le siècle des lumières, mais oui ! N’en doutons pas. Pas celui… de l’électricité ! 
           
             
Comment ne pas penser à William Beckford écrivant dans son Voyage d’un rêveur éveillé :

             - J’aime cette étrange Venise. J’y trouve chaque jour quelque nouvel intérêt en vagabondant sur ces canaux innombrables. Une seule chose retient mon imagination…c’est la puanteur nauséabonde, que même les cierges brûlant devant les hôtels ne parvient à absorber. Oppressé par cette atmosphère délétère je vais…respirer les brises fraîches qui soufflent de l’Adriatique.


           
William Beckford qui pleure en jouant un air de Jomelli sur un clavecin… Beckford à Burano dans un église dont le bénitier le fait s’exclamer : l’envie vous saisit de remplir ce récipient de sang de chauve – souris et de l’offrir au Sabbat. J’aurais ainsi honoré ses sorcières…

      

            Venise le masque de l’Italie a dit Byron qui ajoute L’amour dans cette partie du monde n’est pas une sinécure.


           
L’auteur a voulu une forme essentiellement visuelle ; elle a fait appel aux tableaux de Pietro Longhi, de Francesco Guardi et de Tiepolo. Cette ville, Venise où même les morts sont plus lourds qu’ailleurs.

     


            Le cimetière de San Michèle est sur une île. L’île des morts ô combien inspiratrice aux peintres par delà le 18ème siècle. Quoi donc hante ces lieux-là que Böcklin peindra pas loin de neuf fois sous différents angles ?




            La lumière est une gloire baroque a écrit Gabrielle Wittkop  dans un autre livre Chaque jour est un arbre qui tombe parlant encore de Venise. Tout canal devient couleur de l’Hadès. Venise est érigée sur des arbres, est-il nécessaire de le remémorer ? Venise debout, triomphale Sérénissime, comme sur autant de phallus où s’empaler ! Eros et Thanatos…

            Se marier, serait-il épouser la Mort, pour Alvise ?

            Quoi donc suggèrent les veuvages répétés d’Alvise Lanzi ? Que l’amour meurt ? Qu’il renaît sans cesse ?

            Bien étrange enquête que celle menée par Gabrielle Wittkop, la narquoise, l’inquiétante…

            

            Lascivité et indolence… Ombre et clair de lune… Astre doublement mort, noyé dans le reflet des eaux bitumeuses…

           

            Il faut entrer dans Venessia sur la pointe des pieds comme à une séance initiatique a dit Amin Maalouf. Venùlula, Venùsia, ville – femme, ville – déesse, ville – sorcière, ville – prostituée…

           




Soie, laine, pourpre et bijoux : caravanes pour les prêtresses du soleil.

Myrrhe, ambre, encens, huile de cèdre et henné avec les chanteurs,

les acrobates et les comédiens viennent de Baalbek

 

Aàh ! Venessia…Aàh Venùsia.

 

Un jour, aux portes de l’Orient

à Venise

à nouveau

j’en ai fait la rencontre.

 

a écrit Abed Azrié qui a composé une suite pour un ensemble instrumental et voix sur un poème d’Andrea Zanzotto dédié à la divinité féminine Vénitienne. Je livre quelques bribes de ce chant qui me semble être l’écho lyrique, sensuel, fusionnel des évocations de Gabrielle Wittkop :

           

                        La grande mer ne t’enserre plus

                        Les grands marais par toi sont inondés

                        Emerge, dragonne d’argent, magicienne.

            Aàh Venise aàh Venaga aàh Venùsia

           

                        Jeune aguicheuse,

                        Allumeuse et traîtresse, prédestinée :

                        Epouse et mère, belle-fille et marraine

                        Sœur et grand-mère, fille et belle-mère

                        Oins-toi,  laisse toi aller, exhibe-toi

                        Nous pour toi, toi pour nous.

            Aàh Venise aàh Venòca aàh Venùsia

 

                        Mais qu’est-ce qui t’ensorcelle,

                        Mais qu’est-ce qui te retient ;

                        Tu n’es qu’une vulve qui fornique,

                                            

                        Nous t’ordonnons, dans la sueur et le labeur,

                        De t’ouvrir à qui sait te prendre

            Aàh Venise aàh Strùssia aàh Venùsia

 

 

            Dans Sérénissime assassinat on se concerte à voix basse sous un plafond de Véronèse :

 

-         Il est certain qu’elle l’ait gagnée par magie

-         Enchantements, maléfices…

-         Il existe certain faits tendant à confirmer ce que nous suspections…

-         Les propos les plus impies…

 

… Alvise Lanzi se conduit comme s’il avait perdu la raison. A son âge… Ne croyez surtout pas que je juge la Calmo sur les amours de sa vie passée qui n’est pis ni meilleure que celle des autres.

 

            Luisa Calmo est odorante, sueur, musc et poussière. Un bras très blanc. Tavelé comme un œuf de dinde. L’aisselle barbue.

           

            L’inaudible percussion d’un gong résonne dans tout l’être vibre et vibre et vibre dans les veines du sexe.

            Des souliers sont jetés dans un coin, comme ces rats morts qu’on voit gésir à l’angle des rues. Mules au nez aurore ou réséda, velours pelé, boucle ternie et, obliquement éculé, le maroquin déchiré d’un talon, de luisantes usures, des cuirs sauris par la sueur, des affaissements, de molles défections.

 … Soie, sueur, batiste fripée, toison rousse. Tel est le fruit de la passion d’Alvise Lanzi. Il s’appelle Luisa Calmo. Il sait que sa fringale d’elle s’apaisera. Caprice passionnel. Luisa Calmo ne sait rien, ni personne retenir. Mais son noir prestige, sa vicieuse aura et peut-être même l’impériale et douloureuse couronne le nimbe d’une fatalité qui malgré ses veuvages sériels lui manquaient encore.


            L’angoisse participe à l’amour. Alvise est angoisse. A s’évanouir. Et l’auteur de resserrer l’étau : à Venise on s’évanouit aussi quelquefois sans laisser de trace, comme fond un morceau de sucre dans l’eau.






            Un livre bref, anecdotique, dont les multiples tableaux n’en finiront pas de s’animer sous les paupières closes, automates, pantins de soie, frissons de dentelle, araignée glissée dans un gant. Sursaut. Fièvre. Stupre. Débauche. Complots. Carnaval débridé et fantomatique. Convulsions. Poisons. Et la mort atrocement présente déverse ses purulences.






            Un soupçon ? … Del Amo nourri à la prose de Gabrielle Wittkop ? C’est certain… L’éducation libertine en est estampillée.


            Chaque vivant se nourrissant des morts, Gabrielle Wittkop (1920 / 2002)  éblouie par Sade s’est abreuvée à l’univers de Poë, de Lautréamont et de Villiers de L’Isle Adam, mais je ne puis que conseiller de consulter l’hommage extrêmement pointu  et passionnant que lui a consacré Irma Vep dans le blog « Le VAMPIRE RE’ACTIF », et signaler le travail de Nikolas Delescluse « PALUDES » grâce à qui, la plupart des livres de Gabrielle Wittkop sont édités. Quelques rares bijoux noirs sont encore introuvables.

 

Hécate.

 

Blogs à consulter :

Irma Vep http://vampirereactif.canalblog.com/archives/2008/12/22/11810043.html

Nikola Delescluse http://blog.gabrielle-wittkop.fr/

 

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10 mai 2009 7 10 /05 /mai /2009 08:33

milosz5.jpgMilosz l'Enchanteur
Poète Européen
{ 2 ]

            Milosz l'enchanteur, le poète le mystique n'a rien d'un saint. Il a des colères, des rages, des dédains et ce don de l'insondable, cette intelligence qui combat avec l'amour ; sa nostalgie s'illumine et sa poésie enchante. Il dialogue avec ses souvenirs et sa solitude.

 







 

            (Symphonie de septembre)
                               II
Solitude, ma mère, redites-moi ma vie ! Voici

Le mur, sans crucifix et la table et le livre

Fermé. Si l'impossible attendu si longtemps

Frappait à la fenêtre, comme le rouge-gorge au cœur gelé

Qui donc se lèverait ici pour lui ouvrir ? Appel

Du chasseur attardé dans les marais livides,

Le dernier cri de la jeunesse faiblit et meurt : la chute d'une seule feuille

Remplit d'effroi le cœur muet de la forêt

Qu'es-tu donc triste cœur ? Une chambre assoupie

Où, les coudes sur le livre fermé, le fils prodigue

Ecoute sonner la vieille mouche bleue de l'enfance ?

Ou un miroir qui se souvient ? ou un tombeau que le voleur à réveillé ?

 

Lointains heureux portés par le soupir du soir, nuages d'or,

Beaux navires chargés de manne par les anges ! est-ce vrai

Que tous, vous tous avez cessé de m'aimer, que jamais

Jamais je ne vous verrai plus à travers le cristal

De l'enfance ?….

 

            Milosz - la - nostalgie (ainsi l'appelait Oscar Wilde) s'est levé pour les oiseaux. Il parle désormais leur langage mystérieux, et dans une allée forestière certains ont pu le voir, debout, immobile dans le froid, le bras tendu, tel un arbre, couvert et auréolé d'oiseaux. Salomon fut instruit dit-on dans la langue des oiseaux, les héros, les saints la comprennent.

La poésie est la langue des oiseaux, celle que Milosz a désiré pratiquer.

Très intuitif, il compose avec une grande spontanéité et toujours au crayon. Il met au net ensuite, à l'aide d'une plume d'oie.

 
mangeoire-de-fontainebleau.jpg        

            C'est à Fontainebleau, qu'à partir de 1926 Milosz fera alliance définitivement avec le peuple ailé. Au cours de sa vie, il a hébergé et sauvé d'innombrables bêtes. Il conte de merveilleuses histoires sur les pigeons, les pinsons, les corneilles. A Paris, il a en permanence sur sa fenêtre une provision de graines. A ses oiseaux, Milosz donne des noms héroïques : Agammemnon, Ulysse, Achille, Pénélope. La volière c'est Itaque, un arbuste le bois sacré et un corbeau violet lui paraît être coiffé comme un Atlante !

Quand il quitte son travail à la légation, chaque fin de journée, ses chers oiseaux accourent par centaines. Il apporte régulièrement une valise avec douze livres de grain et quatre sacs de friandises.

            En 1934 il fait installer à ses frais un "Nourrissoir officiel" et se surnomme avec humour "Monsieur de la Mangeoire

 


            C'est aux alentours de ce petit réfectoire qu'il se retire, trois ans plus tard.

Il vit désormais dans une mansarde et sa situation matérielle est très précaire. A son doigt, une bague chevalière souligne ses origines aristocratiques, ce passé jamais oublié, cette enfance en larmes.

            Son neveu Czeslav qui lui rend visite à l'hôtel de "l'Aigle noir" raconte :

 

            "La pièce était pleine de ramage et d'ailes chatoyantes. Je vis une multitude de cages contenant des oiseaux exotiques. Il avait d'épais sourcils en arc, un front haut couvert de cheveux grisonnants et en désordre… impérieux il imposait et témoignait à autrui du respect. Ses paupières, semblables à celles d'un oiseau de proie fatigué, découvraient une lave noire, ou plutôt des charbons ardents… il semblait sortir de la Bible. Comme dans un de ses poèmes il est usé par la pitié, la colère et la solitude."

 

            Il aime la France, sa patrie d'adoption, dans ses détails, dans son passé, dans le tissu de sa vie quotidienne.

            Alors qu'il marche avec son neveu en bordure du parc, ils croisent des hommes en combinaison bleue qui réparent des conduites de gaz et lui dit :

 

            " – Attention ! Chaque fois que tu porteras un jugement sur la France, rappelle-toi que dans chaque ouvrier français comme ceux-ci se trouvent deux mille ans de civilisation."

 

            Il demande sa naturalisation française en 1930.

 

            Le 1° mars 1931, Milosz est fait chevalier de la Légion d'honneur. Il décide d'être relevé de ses fonctions à la légation de Lithuanie, mais jusqu'à sa mort, il continuera à œuvrer pour sa patrie d'origine toujours présente dans son cœur.

 

J'étais seul et, je me souviens,

C'était la saison où le vent de nos pays

Souffle une odeur de loup, d'herbe de marécage et de lin pourrissant

Et chante de vieux airs de voleuse d'enfants dans les ruines de la nuit.

 

 

La berline arrêtée dans la nuit

 

En attendant les clefs

-          Il les cherchent sans doute

Parmi les vêtements

de Thècle morte il y a trente ans –

Ecoutez, Madame, écoutez le vieux, le sourd murmure

Nocturne de l'allée…

Si petite et si faible, deux fois enveloppée dans mon manteau

Je te porterai à travers les ronces et l'ortie des ruines jusqu'à la haute et noire porte

Du château.

C'est ainsi que l'aïeul, jadis, revint

De Vercelli avec la morte.

Quelle maison muette et méfiante et noire

Pour mon enfant !

Vous le savez déjà, Madame, c'est une triste histoire.

Ils dorment dispersés dans les pays lointains.

Depuis cent ans

Leur place les attend

Au cœur de la colline.

Avec moi leur race s'éteint.

Ô Dame de ces ruines !

Nous allons voir la belle chambre de l'enfance : là,

La profondeur surnaturelle du silence

Est la voix des portraits obscurs.

Ramassé sur ma couche, la nuit,

J'entendais comme au creux d'une armure,

Dans le bruit du dégel derrière le mur,

Battre leur cœur.

Pour mon enfant peureux quelle patrie sauvage !

La lanterne s'éteint, la lune s'est voilée,

L'effraie appelle ses filles dans le bocage.

En attendant les clefs

Dormez un peu, Madame. – Dors, mon pauvre enfant, dors

Tout pâle, la tête sur mon épaule.

Tu verras comme l'anxieuse forêt

Est belle dans les insomnies de juin, parée

De fleurs, ô mon enfant, comme la fille préférée

De la reine folle.

Enveloppez-vous dans mon manteau de voyage :

La grande neige d'automne fond sur votre visage

Et vous avez sommeil.

Dans le rayon de la lanterne elle tourne, tourne avec le vent

Comme dans mes songes d'enfant

-          La vieille, - vous savez, - la vieille.

Non, Madame, je n'entends rien.

Il est fort agé,

Sa tête est dérangée.

Je gage qu'il est allé boire.

Pour mon enfant craintive une maison si noire !

Tout au fond, tout au fond du pays lithuanien.

Non, Madame, je n'entends rien.

Maison noire, noire.

Serrures rouillées,

Sarment mort,

Portes verrouillées,

Volets clos,

Feuilles sur feuilles depuis cent ans dans les allées.

Tous les serviteurs sont morts.

Moi, j'ai perdu la mémoire.

Pour l'enfant confiant une maison si noire !

Je ne me souviens plus que de l'orangerie

Du trisaïeul et du théâtre :

Les petits du hibou y mangeaient dans ma main.

La lune regardait à travers le jasmin.

C'était jadis.

J'entends un pas au fond de l'allée,

Ombre. Voici Witold avec les clefs.

        

 

            A 62 ans le 2 mars 1939, Milosz est trouvé mort au pied d'une cage ouverte. Le canari s'est envolé.

Milosz n'est plus qu'une âme, partie sans doute vers sa pensive contrée, la Lithuanie de son enfance. Peut-être revoit-il alors comme dans un rêve, le domaine, ses ancêtres, sa nourrice, une berline arrêtée dans la nuit comme dans le poème.

 

"Il faut bien qu'on se sauve de soi

De telle ou d'autre sorte…"

 

            Le 7 mars, Milosz est inhumé au cimetière de Fontainebleau.

 

            René Bruyez, un vieil ami prononça un discours d'adieu sur sa tombe.

 

         -    "… Il y a quatre ou cinq ans, comme je lui demandais, au cours d'une brève rencontre, et alors que je ne l'avais pas vu depuis fort longtemps, ce qu'il s'apprêtait à nous donner, soit sur le plan de la poésie pur, soit dans le domaine dramatique, il déconcertait ma curiosité affectueuse par ces mots inattendus :"

 

 

          -   Que veux-tu, désormais, que je publie ?

Je n'ai plus rien à dire…

Milosz laisse derrière lui une œuvre importante : traductions de contes et de fables de la vieille Lithuanie, philosophie, poèmes, pièces de théâtre et un remarquable roman "L'amoureuse initiation", presque une autobiographie. L'action est située au 18 ° siècle à Venise, mais on sait combien Milosz affectionne le passé quand il rêve. Il dit de son héros :

 

-          Sa très haute naissance lui était un sujet de poétique rêverie, bien plus qu'un fait réel dont il jugeait possible de tirer vanité.

 

            Et c'est là, rien moins qu'une confession.

 

            A une époque ou il était d’usage de se montrer réservé sur les problèmes sexuels et leurs conséquences métaphysiques, au contraire, les penseurs slaves avaient approfondi ces aspects que Milosz dut connaître. Dans ce roman « L’amoureuse initiation » Milosz accumule une somme de pensées où l’Eros est essentiel. Il introduit le monde minéral, le végétal, l’eau, la lune. Le héros du roman ne s’épargne pas. Confondant la femme et la Cité Venise renferme une population hypocrite, canaille – une véritable fange.

            L’ensorceleuse héroïne Clarice – Annalena apparaît sous le nom de Manto, la dévoreuse. Manto dans la Divine Comédie, figure au chant XX de L’Enfer. C’est la fille de Tirésias (le devin grecque, l’initié – androgyne).

            Milosz désigne celle qu’il aime de ce nom, par ce qu’elle a su comme une magicienne susciter en lui un amour fou. Pour lui, elle est l’amante dont la chevelure recèle « des serpents effarouchés » réminiscence d’images symbolistes de l’Art Nouveau.

 

            Donc à Venise, un gentilhomme caricatural éprouva un amour vaste comme la mer pour une cantatrice morte, enterrée à Vercelli.

            L’histoire romanesque racontée au premier degré, est l’introduction d’une banale intrigue d’amour. L’amant à la luxure déréglée se plait et se déteste à la fois de consentir à cet avilissement. Un inconnu est le témoin de sa confession.

            Qui est cette  Clarice – Annalena de Mérone de Sulmerre ? « Hé oui, mon amour était terrestre impur : blé sauvage et lépreux, ravagé par la nielle du dégoût et de l’insanité. Qu’importe ! le ver s’attaque aux plus pures choses. Quand l’adoration est là, brûlante et profonde, n’est-ce point peccadille que la pire aberration ! »
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«  Je chuchotais  Clarice, comme on murmure reine des Anges, Annalena comme on soupire priez pour nous.»

         


   
            Je crus à son visage les larges yeux en flamme de parfum de celle qui avait été mon âme…

           
            Viens, enlace-moi, Amour ! Toi dont les pieds sont plus bas que toute l’abjection et dont la tête rayonne au-dessus de toute clarté.


            Je laissais souvent errer mon regard sur ma songeuse nue comme sur un charmant paysage de soir de mai ; j’interrogeais le grand silence de ses yeux plus beaux que le sommeil des eaux de l’été ; je m’enivrais des parfums de sa chevelure ; j’étanchais ma soif à la source fraîche et caillouteuse de sa bouche ; je humais le vin doux-amer de sa jeune volupté comme le Scythe boit la sève à même la blessure du saule. Cependant les plus secrètes possessions ne parvenaient à satisfaire mon mystique désir… O Clarice, qui donc est-tu comme amante ? Ton destin m’est aussi étranger que ton sexe ; je ne sais rien de ton existence dans l’univers, je ne connais que peu de choses de ta vie dans le temps. D’où viens-tu ? Qui es-tu ? Où vas-tu ?

             Le ciel était pur, Venise dormait : une grande tendresse palpitait dans le vent : - Tu n’es pas aimé, tu n’as pas su t’aimer ! et voici que l’amour fond sur ta vieillesse, ardent comme un reproche, terrible comme une vengeance. Tu le connais maintenant ! Eh oui ! oui, je le connaissais ! un être nouveau criait d’amour au plus ténébreux de mon être… »

 

            Puis vient le moment de l’horrible réalité :

 

            «  A la clarté dansante d’une chandelle unique, j’aperçus Clarice – Annalena  Mérone, comtesse de Sulmerre, dévêtue à la mode d’Arcadie et se prélassant  sur la plus voluptueuse des couches : son frêre Alessandro lui servait de coite, Zegollary de traversin et mylord Edward Gordon Colham de colifichet mignon pour le désoeuvrement de ses charmants mignons petit doigts. La vie faillit m’abandonner… Aucune des nudités convulsées du groupe mythologique et aviné ne se teinta du sang des vengeances. Personne ne mourut cette nuit là… non pour dire le vrai. Personne. Car ma jeunesse et mon illusion étaient déjà mortes, ah ! par la fourche et la queue du diable !…

            Passé le premier saisissement…il s’en fallut de peu que je ne me jetasse dans l’amoureuse mêlée… »

           

            Dépassant sa pernicieuse douleur, guéri à jamais, il fit ses adieux aux tripots, aux mauvais lieux de Venise…

 

            « Que pouvons-nous pénétrer d’une créature qui nous sait demeurer entièrement fidèle dans le moment même qu’elle essuie le feu d’un corps de garde au complet ?... au jour fixé pour le départ, je me présentai pour la dernière fois chez la douce maîtresse de ma vie. »

 

            Nicolas Baudoin a dévoilé quelques aspects secrets de Milosz il rapporte qu’un soir, lors d’une arrivée d’élégantes, Milosz pâlit, la tête entre les mains il fondit en larmes. Il venait de reconnaître sa  « Mante » semblable à celle de son héros, le comte de Pinamonte de son roman « L’amoureuse initiation ».

            Il pleurait les premiers soirs de la sensualité, à la fois de dégoût et d’amoureuse pitié, comme Baudelaire sans doute sur sa « Vénus noire ».

 

            « Ce qui me touche peut-être le plus dans L’Amoureuse initiation,  c’est la présence même de Milosz » a écrit Edmond Jaloux. On retrouve aussi Milosz dans certaines scènes de son "Don Juan" qui ont été écrites dans la période où il se réconcilie avec son père, au moment où celui-ci va mourir.

 

            C'est Milosz qui s'exprime à travers "Don Juan" :

 

-          Donnez-moi votre main mon père; ô pauvre main,

Que le battement de mon cœur te dise adieu.

 

….

 

-          Pleurez un peu ; pleurons tous deux, comme un aveugle

Et son petit garçon, quand tous deux ils grelottent

Les nuits d'hiver, sous quelque fenêtre de riche

Oublions tout, mon père, oublions les couronnes,

Les orgueils et la mort, soyons pour un instant perdus

Dans la nuit immense et sans demain pour vous père,

Comme pour moi !

 

….

 

-          On aime toujours ceux à qui l'on doit la vie…

 

 

            Les conflits qui les ont ravagés, sont dissous enfin dans la tendresse. Et c'est là, Milosz tout entier. Armand Godoy l'appelait le poète de l'amour.

 

                    A l’Amour

 

C’est à travers mes pleurs que j’ai vu ton visage

Beau comme un son, trop beau pour survivre à l’instant,

Amour ! Il m’apparut pâle comme le vent

Qui chasse vers la mer les cygnes de passage.

 

Sois béni cependant de cette âme malade

Ô toi qui m’as quitté pour ne plus revenir !

Le monde n’est réel que dans le souvenir

De ceux qui t’ont connu, magicien nomade.

 

Et c’est surtout, surtout ton Regret qui m’est cher !

Car si tes yeux, Amour, sont beaux comme la mer

Ils ont aussi des eaux la sauvage amertume

 

Et quiconque interroge ou leur ciel ou leur brume

Tôt ou tard voit décroître à l’horizon d’hiver

La voile de l’espoir sur l’océan désert !

 

          Natalie-Barney.jpg

            Le rapport de Milosz avec la femme demeure mystérieux. On sait qu’il devint un habitué des vendredis de Nathalie Clifford Barney une jeune et belle américaine qui tenait salon dans « Le temple de l’Amitié » situé dans son jardin ; elle était une lesbienne notoire qui eut de nombreuses liaisons féminines. Confidente de la vie littéraire et diplomatique de Milosz, elle fut « l’Amazone » sous la plume de Remy de Gourmont.


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             Milosz crut qu’il avait découvert sur le plan de l’esprit, l’épouse tant recherchée quand il fait la connaissance de Madame de Brimont arrière – petite – nièce de Lamartine et qui écrivait sous le nom de René de Prat. Elle appartenait au monde aristocratique, célèbre par sa beauté et sa féminité exceptionnelle.
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L'aquarelle du temple de l'amitié provient de www.ruevisconti.com.
















( Madame Renée de Brimont a été avec N. C. Barney une des amies les plus dévouées de O. V. de L. Milosz)






            Milosz avait 29 ans quand sa rencontre amoureuse avec une toute jeune fille petite-nièce du poète Heinrich Heine, à Venise sembla combler son cœur de ses souffrances et déceptions sentimentales. Il avait conté à Léon Vogt son histoire d’amour suspendue.


          

« Je ne vous ai jamais soufflé mot (et cela veut dire je n’en ai jamais soufflé mot à âme qui vive) d’une triste histoire qui a commencée il y a 4 ans à Venise et s’est terminée en Autriche, et grâce aux filtres malfaisants de ma Mère terminée « Abruptly » comme disent les Anglais, par le mariage de la Dame de mes pensées avec un gentilhomme moderne couronné de simili – or. »

 

 

 



            Milosz a commenté ainsi dans un poème, l’histoire de sa vie :

 

En moi l’obéissance envers moi-même

Etait plus forte que tout.

 

 Hécate.



Bibliographie:O-V-de-L-milosz-2.jpg

Le Poème des Décadences, 1899

Les Sept Solitudes, 1906

L'Amoureuse Initiation, roman1910

Les Éléments, 1911

Chefs d’œuvre lyriques du Nord, traductions, 1912

Miguel Mañara. Mystère en six tableaux. 1913

Mephiboseth, théâtre, 1914

Saul de Tarse, théâtre, 1914 (non publié)

Symphonies, Nihumim, 1915

Épître à Storge, 1917

Adramandoni, 1918

La Confession de Lemuel, 1922

Ars Magna, 1924

Les Arcanes, 1927

Les origines ibériques du peuple Juif, 1932

Les origines de la nation lituanienne, 1936

Psaume de l’Étoile du matin, 1936

La Clef de l’Apocalypse, 1938


Les Œuvres complètes d’Oscar Milosz sont publiées en 13 volumes aux éditions Silvaire/du Rocher, à Paris.
Tous les poèmes de Milosz sont réunis dans Poésies I et II.


Éditions récentes :

La Berline arrêtée dans la nuit, Anthologie poétique, Poésie/Gallimard, Paris, 1999

L’Amoureuse Initiation, collection de poche, Le serpent à plumes, 2004

Contes de Lituanie, transcrits par Milosz, illustrés par Marc Daniau, le Seuil, 2005


Ouvrages consultés:

Edmont Jaloux

Jean Rousselot, Poètes d'aujourd'hui chez Seghers

Alexandra Charbonnier:
O.V. Milosz Le poète Le métaphysicien Le Lituanien.
Milosz l'étoile au front.

Jean Bellemin-Noël.

 

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9 mai 2009 6 09 /05 /mai /2009 22:21

miloszportrait5.jpgMilosz l'Enchanteur

Poète Européen.

 { 1 }

 

            Milosz disait qu’il écrivait pour une génération future, car il eut à souffrir parfois, de l’incompréhension de ses contemporains.

 

            A travers la poésie,  il conçoit le sens mystérieux de l’existence, et l’Art est pour lui une délivrance, la lumière de son âme tourmentée.

Les vers de Milosz se colorent de mille feux éclatants. Mais la pensée du poète, toujours originale, vogue vers les régions les plus douloureuses de la vie.

 

            C’est en lisant Hölderlin que Milosz trouve ce qu’il appellera « l’Affirmation » opposée à « la Nécessité ».

            Il lit Novalis dans le texte. Il sait Goethe par cœur. Il aime en Nerval le rêveur éveillé, le noble voyageur et, dans « La fin de Satan » du Hugo, la profondeur ésotérique. 

 

            « La poésie est un état d’âme à la fois terrestre et supra-terrestre accompagnée d’un besoin d’extériorisation. » 

 
            A. Breton ne croit pas à la religion organisée socialement et juge le savoir absolu impossible, il pénètre l’art par la voie occulte, la cryptesthésie des bas-fonds, ce qui différencie l’expérience de Milosz de celle des surréalistes. Le surréel de Breton n’intéresse pas Milosz ; qui tenait  à rattacher ses expériences mystiques à la recherche scientifique. Il lisait maints ouvrages sur la physique et la chimie moderne.

            Pour Milosz le Rien est l’unique contenant intelligible d’un univers libre et pur qu’il ne faut pas confondre avec le vide. Goethe s’identifiait aussi à cette vision.

 

"Ce que nous pressentons, il ne faut pas le dire ;

Nos frères et nos sœurs ne le comprendraient pas.

Gardons-nous de mêler à leur danse, à leur rire

L'écho surnaturel des accents de Là-Bas…

Ce que nous pressentons, il ne faut pas le dire"

 

Il se tait et confie à la vague apaisée

De mon sein le sommeil de sa tête d'enfant,

Léger comme ces vents qu'à travers leur rosée

Baisent les jeunes filles. Sur mon sein maintenant

Il dort comme le ciel sur la vague apaisée.

 

                                Extrait du "Consolateur"

                                                     ( livre II )

 


            "Un jour, je m'éveillais tout hébété à mon destin véritable et je reconnus être une de ces âmes infortunées où les imaginations brûlantes de l'adolescence consument la réalité de toute une vie.

Néanmoins, secouant ma torpeur, je me composais du mieux que je pus, je fis mon entrée en scène – et le spectacle commença."

 

C'est en Biélorussie, sur un ancien territoire de Lithuanie qu'Oscar Vladislas de Lubicz – Milosz naît le 28 Mai 1877.

Lubicz signifie "volonté de Dieu". Son père, Vladislas, officier de la garde du Tzar abandonne tôt l'armée. C'est un original réputé pour ses excentricités. Il aime la nature à sa manière, interdit les coupes de bois, apprivoise les fauves, mais chasse les biches, tue les oiseaux, force les femmes.

Violent, romantique, ses paysans bénissent à distance ses bontés, tremblent de ses tempêtes.

Comme ses ancêtres, il s'intéresse à l'alchimie et possède d'antiques grimoires familiaux relatifs au grand Art ! Milosz se dira alchimiste par hérédité.

Sa mère Maria Rosenthal est une juive polonaise d'origine modeste, dont la famille appartient à une haute classe enseignante formatrice de rabbins.

           - "Je dois reconnaître, que le sang hébraïque apporté dans la famille par ma mère est pour quelque chose dans ma poésie et ma métaphysique." 

 

Enlevée sur la route – résiste – t – on  à un boyard, à un seigneur – cette jeune femme quitte son milieu et se convertit au catholicisme dans l'intérêt de son fils. Ils ne s'épouseront que lorsqu’ils seront à Paris. Milosz a seize ans. Cette union considérée comme une mésalliance l'affecte. Il est trop conscient du décalage social, entre ses parents.

Sur une photographie, madame Milosz apparaît comme un ange noir à la taille de guêpe, et elle a toute l'allure d'une reine gothique.

 

-   " Je dis : Ma Mère. Et c'est à vous que je pense ô maison ! …

Car je n'ai jamais eu, ô nourrice, ni père, ni mère.

Et la folie et la froideur erraient sans but dans la maison…"

 

            Milosz a fort peu séjourné dit-on, dans ses terres de Russie, mais le château de son enfance solitaire le hante. C'est au début du 19° siècle que les Milosz achètent leur propriété à un prince Commandeur de l'ordre de Malte.

            Tout le mystère de sa poésie a pris sa source dans la forêt mystérieuse du domaine et une nostalgie tourmentée le suivra jusqu'au bout de sa vie.



- "Les morts, les morts, sont au fond moins morts que moi ! " 

 

Cette pensée de la mort qui hante le poète, il l'appelle : "la saison du silence". Il affectionne le charme des choses qui ne sont plus dans la réalité, mais dans la vérité de sa pensée.

 

                        Chanson

 

Me voici, me voici, chère d'autrefois !

La tristesse de ton jardin m'a reconnu.

Me voici, me voici, très belle d'autrefois,

Très douce qui ne me reconnais pas…

 

Au clair des lampes d'il y a longtemps

Tu songeais sans doute à mon grand voyage.

Ton visage, Annie, oh ! qu'il est étrange

Au clair des lampes d'il y a longtemps

 

Les roues et les rouets ont tourné trente ans.

Voici mon retour, ô ma grande amie !

Les jours de jadis se sont endormis,

Au vieux bruit des roues, au vieux bruit des rouets…

 

-  C'est vous, c'est bien vous, ô mon très – aimé !

Vite, le beau miroir où le soir seul est vieux,

Vite, la belle robe aux couleurs d'adieu,

Pour fêter le retour de mon bien – aimé !

 

-  La robe est grise, ô chère de jadis;

Où sont les couleurs d'adieu ?

Le miroir est blanc, ô chère d'il y a longtemps ;

Ton visage y est vieux.

 

Ce que nous pleurons ne reviendra pas.

Adieu ! adieu ! ô ma pensive d'antan !

Que ferais-je ici, Annie, plus longtemps ?

Les roues et les rouets ont tourné trente ans…

 

                        (Le poème des décadences.)

 
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            Il rêve, vit avec les livres : Faust, Edgar Poe, la Bible, Homère, avec les grands magiciens des romans de chevalerie et ceux des contes. Il rêve aussi de voyages lointains, d'îles très vieilles et de voiliers perdus dans le grand silence du temps…





- "Jusqu'au jour où, m'apercevant que j'était arrêté devant un miroir je regardai derrière moi..." 

 

 

 



 


            Symphonie inachevée         (extrait)

 

Ecoute bien, ma sœur d’ici. C’était la vieille chambre bleue

De la maison de mon enfance.

J’étais né là

 

C’est là aussi

 

Que m’apparut jadis, dans le recueillement

de la vigile,

Mon premier arbre de Noël, cet arbre mort devenu ange

Qui sort de la profonde et amère forêt,

Qui sort tout allumé des vieilles profondeurs.

 

De la forêt glacée et chemine tout seul,

Roi des marais neigeux, avec ses feux follets

Repentis et sanctifiés, dans la belle campagne silencieuse et blanche :

 

Et voici les fenêtres d’or de la maison de l’enfant sage.

 

Vieux, très vieux jours ! Si beaux, si purs ! C’était la même chambre

Mais froide pour toujours, mais muette, mais grise.

Elle semblait avoir à jamais oublié

Le feu et le grillon des anciennes veillées.

 

Il n'y avait plus de parents, plus d'amis, plus de serviteurs !

Il n'y avait que la vieillesse, le silence et la lampe.

La vieillesse berçait mon cœur comme une folle un enfant mort,

Le silence ne m'aimait plus. La lampe s'éteignit.

 

Mais sous le poids de la Montagne des ténèbres

Je sentis que l’Amour comme un soleil intérieur

Se levait sur les vieux pays de la mémoire et que je m’envolais

Bien loin, bien loin comme jadis dans mes voyages de dormeur.

 

 

            Et il la revoit, cette enfance idéale que sa nostalgie recrée, une enfance pleine de chevauchées et de randonnées en traîneau, une enfance nourrie de contes de fées dans un logis seigneurial, parfois bourdonnant de chants, de rires, mais surtout de solitude…

          Autrefois, au début du 12° siècle, c'est un royaume de trente mille hectares de forêts et de marais, de villes et de villages ; sur ces vestiges, un père extravagant règne en maître…

 


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           -   "Venez, je vous conduirai en esprit vers une contrée étrange, vaporeuse, voilée, murmurante. Un coup d'aile, et nous survolerons un pays où toutes choses ont la couleur éteinte du souvenir. Une senteur de nymphéas, une vapeur de forêt moisissante nous enveloppe. C'est la Lithuanie… (…) Le ciel tiède et pâle de la pensive contrée qui s'ouvre devant nous a toutes les fraîcheur du regard des races primitives, il ignore la somptueuse tristesse de mûrir…

            Une lueur blafarde enveloppe la plaine, une brume de souffre se couche sur les forêts, la pâleur de l'idée fixe noie la force silencieuse du soleil…"

 




            Est-ce légende, cet enfant terrorisé par les colères de son père, ses emportements, ses coups de folie ?

            Ce père, un jour tente de se tuer et s'ouvre le ventre avec un vieux sabre. L'enfant n'a-t-il pas alors traversé des salles pleines de ténèbres en appelant des domestiques pour secourir celui dont il parlera ainsi :

                 -  "Mon père était un grand voyageur : ses chasses en Afrique et ses exploits d'aéronaute le tenaient, la plupart du temps, éloigné de la maison.

J'ai grandi dans une solitude morale presque absolu… c'est de là que me vient mon amour de la nature et la teinte plutôt sombre de mon caractère."

 

            Czeslaw, le neveu de Milosz raconte : " – Ce père, sur la fin de sa vie avait la manie de la persécution, les cheveux tombant jusqu'à la ceinture, il restait des jours entiers dans la cave en serrant sur ses genoux une hache affûtée."

            Fuyant un père malade, un logis morose, Milosz fréquente toute l'élite artistique de Paris. C'est un véritable prince noctambule. On le voit au café "Vachette", à la "Closerie des lilas", au bar américain. Il y a là Paul Fort, Stuart-Merril, Oscar Wilde, Jean Moréas.


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            Dans une soirée au "Rat mort" un cabaret de Pigalle, il admire Polaire aux côtés de Colette et Willy. Le poète Jean Lorrain est là aussi.

            Chez Tortoni il rencontre Vielé – Griffin, Henri de Regnier.

            Milosz dégage un charme à la fois slave et oriental. Il est la distinction même. Son visage est fin, couronné de cheveux naturellement ondulés, ses yeux sont couleur de feuille d'automne, sous de très épais sourcils mordorés.

            Sa bouche est amère et mince, sa voix gutturale avec un très léger accent. C'est un jeune homme de haute taille, d'apparence étrange, une sorte de grand seigneur sorti tout droit du 18° siècle ! Son vaste front pourrait se coiffer d'une perruque poudrée, son profil d'aigle se pencher sur un jabot de dentelle.

          

             

            Milosz n'oubliera jamais la leçon de ses aînés à la recherche d'une libération du vers. Pour "Les serres chaudes" de Maeterlinck il nourri une profonde admiration.


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             Au lycée Janson de Sailly il a Germain Nouveau (cet ami de Verlaine et de Rimbaud) comme professeur de dessin. Les crises mystiques de ce poète ne le laissent pas insensible.

            A l'école du Louvre il étudiera l'épigraphie hébraïque et assyrienne.

            A son arrivée à Paris, à douze ans il parle déjà trois langues : le français, l'allemand, le polonais. Plus tard ce sera l'anglais et le russe, puis un peu d'italien. (Sa grand-mère paternelle est une cantatrice issue d'une vieille famille génoise.)

           





            Il a 24 ans quand il tente de se suicider. Un léger différent avec son père est probablement la cause de ce geste désespéré. Dans une lettre datée de 1901 il s'explique à un ami américain rencontré 1 an auparavant :

 

-          « Vous savez combien la vie me répugne : c'est cette haine – raisonnable parce qu'elle est sans raison – qui m'a poussé à attenter à mon existence – si utile au monde et à l'humanité. Le premier janvier de cette année, vers onze heures de la nuit, – avec un calme parfait, cigarette aux lèvres – l'âme humaine est tout de même une chose bien bizarre, – je me donnai un coup de revolver dans la région du cœur. Comme vous voyez, je me suis manqué, – hélas – quand la vie s'attache à une proie elle ne la lâche pas facilement.

-          Mais l'indulgence du hasard est vraiment pire que toute mort ; j'ai horriblement souffert, – le lendemain le docteur – le premier chirurgien de Paris, Marchand, n'a pas voulu m'opérer, disant que j'étais trop faible et que je ne vivrais pas jusqu'au soir. Le cœur et le poumon gauche étaient tellement enflés et tellement noyés dans le sang de l'épanchement interne, que je n'avais plus de place pour respirer : j'allais d'un moment à l'autre, mourir étouffé. Un abbé est venu m'administrer. Mais le soir j'ai tout de même pris un peu le dessus, au grand étonnement des médecins. Je suis resté un mois et dix jours au lit. Je me lève depuis deux jours. »

 

Il se remet à écrire, commence à rédiger son "Don Juan". Cette même année il rencontre Guillaume Apollinaire, Claudel publie "L'arbre". "La volonté de Dieu" pèse déjà sur Milosz.

      En 1921 dans une lettre, il écrit :

 

" – Je vois la solitude devant moi comme une éternité. Je vis depuis quelque temps dans une atmosphère de suicide. Malheureusement pour moi, j'ai perdu ce droit là comme tous les autres, je ne m'appartiens plus – je suis à celui qui est le Lieu seul situé et où je reposerai ma tête."    

      Et dans une autre lettre du 22 septembre 1922, il constate :

 

 " – La Révolution bolchevik m'a jeté sur le pavé. Domaine de famille, capitaux, tout fut confisqué le même jour."

 

      Plus tard, avec humour, il évoquera sa situation de ci-devant dépouillé par les soviets (– qui ne sont pas, entre nous soit dit, si antipathiques que ça !)

 

Par ailleurs, il écrit cette même année :

 

-          Ainsi je vis – aussi peu surhomme que possible – mais avec le sentiment terrible que le jour approche où je me mettrai à parler à Dieu comme personne, pas même Dante, pas même Goethe ne lui a parlé encore".

 

Une nuit en 1914, il a été frappé d'une illumination mystique. Il traversait alors une crise tragique de santé et n'ouvrait sa porte qu'à de très rares intimes. Un matin de cet hiver là, il avait dit :

 

-  "J'ai vu le soleil spirituel…"

           

Milosz poète européen, romantique, symboliste, est plus que jamais visionnaire. Il est en quête de pureté et d'idéal, mais sa vie d'homme est très active. Il est rédacteur diplomatique et ministre de Lithuanie en France.

            Tourné vers le passé dans sa pensée la plus intime, il voyage pour lui, puis pour sa carrière. De 1896 à 1916, il sera en Russie, en Pologne, en Allemagne, en Angleterre, en Italie, en Espagne, en Afrique Française enfin.

 

 Il est l'intermédiaire entre le ciel et la terre, entre les hommes et les guerres.

           

De ces voyages et du séjour qu'il fait dans ses terres de 1902 à 1906, il rapporte des souvenirs à foison, mais presque exclusivement des souvenirs tristes, désenchantés.

 

-          …"Ah ! mélancolie et lassitude des arrivées, sentiment mélangé de vide et de regrets des départs ! Et cette accablante certitude que l'âme sera demain ce qu'elle est aujourd'hui, et ce qu'elle fut hier, et il y a dix ans, et de toute éternité."

"J'avais longtemps couru le monde avec mon frère

Sans repos : j'avais veillé avec l'angoisse

Dans toute les auberges du monde : Maintenant j'étais là,

Tête blanche déjà comme le frère nuage. Et il n'y avait plus personne."

 

            Sa vie est intense, riche d'actions politiques, de rencontres, de grandeur et d'humilité, de lascivité et de pureté ; la femme idéale, très haut placée, ne sera sa compagne et sa sœur qu'en des cimes où l'amour mortel n'a pas sa place.

 

L'Etrangère

 

Tu ne sais rien de ton passé. Tu l'as rêvé,

-          Oui, sûrement tu l'as rêvé.

Je vois ton visage dans la lumière grise de la pluie.

Novembre ensevelit le paysage et ma vie.

Je ne sais rien, je ne veux rien savoir de ton passé.

 

Tes yeux me parle de brumeuses villes lointaines

Que je ne verrai jamais

Et dont jamais je n'entendrai le nom dans ta voix.

Novembre est sur toute mon âme, novembre est sur toute la plaine

Je te vois inconnue à travers Autrefois.

 

Ce sont des choses depuis longtemps mortes

-          Mortes irrémédiablement –

Des musiques étouffées, des luxures flétries.

Je suis sûr que novembre est derrière la porte

Je vois vivre en ton cœur ce que ton cœur oublie.

 

Ton âme est loin, bien loin d'ici. Ton âme étrangère

Est une nuit de brume,

De brume et de bruine sale sur des faubourgs

Où la vie a la couleur froide de la terre,

Où des hommes mourront, sans avoir connu l'amour.

 

Tu m'as déjà rencontré jadis, t'en souvient-il,

Oui, jadis, tristement jadis,

Au pays des vieux livres et des vieilles musiques,

Dans le crépuscule bleu d'une maison tranquille

Aux fenêtres léthargiques.

 

Le fantôme des paroles dont tu ne te souviens pas

Ou que tu ne prononças pas,

Donne un sens si bizarre à ta lointaine présence.

Je déchiffre dans le livre de ton silence

Ton histoire morte à jamais, même pour toi.

 

Ma raison pâle est une illusion de clarté,

Un jour de soleil ancien

Sur la route où ta joie rencontra ta douleur.

Tout cela n'a peut-être jamais été

Mais si je te le disais, tu mourrais de peur.

C'est triste comme un jour d'hiver sur les banlieues

Où chemine la mort de la ville,

Comme la maladie et le deuil dans un mauvais lieu,

Comme un bruit de pas dans une maison étrangère

Comme le mot jadis quand l'ombre est sur la mer.

 

Je ne veux rien savoir de ton passé. Je vois

S'éteindre le jour,

Le dernier jour sur ton visage et sur tes mains.

Laisse-moi la douceur d'ignorer les chemins

Où le hasard a su te guider jusqu'à moi.

 

Je retrouve en tes yeux des réalités de rêves,

De rêves rêvés dans le vieux temps

Et des visions écloses au soleil de la vie.

Dans le demi-jour empoisonné de la pluie

On dirait que toute une éternité s'achève.

 

Je reconnais en toi des êtres mystérieux,

Des voyageurs au but secret

Rencontrés autrefois dans la brume des gares

Où tous les bruits ont des inflexions d'adieux.

Parfois aussi tu m'es une atmosphère de foire

 

Avec ses lumières en pleurs et ses relents

De moisissure et de vice,

Avec sa misère et la joie malade de ses musiques.

Des souvenirs de maisons de jeu nostalgiques

Se mêlent au chaos de mon énervement.

 

Si je sortais, si je fermais la porte, que ferais-tu ?

Ce serait peut-être

Comme si tes yeux ne m'avaient jamais connu.

Le bruit de mes pas mourrait sans écho dans la rue

Et je ne verrais que la nuit à tes fenêtres.

 

C'est comme si tu devais me quitter aujourd'hui

Tout de suite et pour toujours

Sans songer à me dire d'où tu viens, où tu vas.

Il pleut sur les grands jardins nus, ton âme a froid,

Novembre ensevelit le paysage et ma vie.


                                                                                       (Les sept solitudes)

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Fin de la première partie...


Hécate.

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1 mai 2009 5 01 /05 /mai /2009 18:28


                
L’Amant des morts.

 De

 Mathieu Riboulet

 

 

         « Le père, de temps en temps, couchait avec le fils. La mère ne voyait pas. Il fallait en finir avec les lois de la besogne, mais ça recommençait toujours. »

         « Le fils, de temps à autres, couchait avec le père. La mère ne voyait rien. Il fallait répondre, et ça ne cessait pas. Les élans adulte, brusques du père avaient éveillé au creux du fils un écho aussi obscur qu’ancien d’animalité, un besoin de sueur séchée, de salive et de sperme venu du fond des temps. C’était effrayant mais souverain. »


        
« Ainsi allaient les nuits, marquées du sceau de leurs rencontres muettes, occasionnelles, de l’effacement du corps du fils sous la brutalité désordonnée des agissements du père. L’un et l’autre, semble-t-il aimaient ça. Comme ils aimaient, sans doute, le silence persistant de la mère où s’ensevelissait leur étrange équipage. »

 

         Le décor est celui de la Creuse. Le monde des bûcherons. Il y a la rudesse. Il y a le silence. Et les pulsions.

         Mathieu Riboulet reconnaît qu’il n’a plus aucun rapport avec l’agriculture… mais qu’il a été nourri par le regard de son père sur l’architecture locale et sur les bêtes et les pâtures par les paysans qui l’ont hébergé enfant. (Il s’est exprimé sur cela dans « Le matricule des anges » d’octobre 2008).


        
Mathieu Riboulet use d’une écriture minutieuse, dense, précise, presque détachée… l’austérité n’a d’égal que les scènes qui se déroulent comme autant de froide lumière sur ce qui s’accomplit comme une nécessité incontournable, celle des instincts, celle du sexe. Ne dit-il pas : « - Encore une fois, le corps me paraît être une sorte de réceptacle et de creuset pour une quantité infinie d’expressions. Tout ce que le corps exprime et qu’on ne dit pas, c’est un réservoir infini. »

 

         Il y a Gilles, le père…

         Il y a Jérôme, le fils…

         Il y a Elizabeth, la mère… « elle n’avait pas du tout la vie dont elle avait rêvé, petite fille, à Paris, jeune femme moins encore. Mais elle avait appris à s’en moquer, à n’en concevoir aucun regret. »


        
Et toujours, à propos d’Elizabeth, la mère : « depuis quinze ans, elle était la femme d’un homme qui la trompait, y compris avec des hommes sans que cela ternisse l’attachement insolite, solitaire, impartagé qu’elle éprouvait à son endroit – un homme auquel elle avait sexuellement allégeance au mépris de ses convictions sans que cette contradiction la trouble. »


        
Puis, vient la découverte des rapports du père et du fils : « Elle vomit  en deux heures tout ce que, depuis quinze ans, elle avait avalé de cet  homme. Le monde se renversa et la lumière blafarde et crue qui s’en échappa pour se répandre sur la scène du père au lit du fils la plongea dans une sidération dont elle craignit un instant ne jamais parvenir à s’extraire… Incapable de déchiffrer ce qu’elle avait sous les yeux, menacée d’éclatement, soumise à des réflexes purs, elle partit pour toujours. C’est à peine s’ils remarquèrent son départ. »

 

         « Par-dessus tout il y avait ce pays trop grand qui inspirait des désirs trop grands condamnés à se briser, se noyer, à s’ouvrir dans une démesure que seules la psychiatrie et la justice, parfois les deux, avaient entrepris de nommer. »

         «On en était là. »

         Cette phrase brève, revient et ponctue le roman. Comme une litanie. Comme une fatalité. Un constat.

Jérôme, le fils ne s’interroge pas, il traverse des jours terribles… sans une plainte, disponible à être dévasté. La vie suit son cours. Il obtient son BAC.


         « Il se donna au premier venu qui se baissa pour le ramasser… ce n’était guère aimable, mais voilà c’était l’amour. L’amour isolé, dérobé. »

          C’était mieux que ce qu’il vivait avec le père, incapable de regarder son fils comme de cesser de le toucher.

         Jérôme va partir un matin d’octobre. Lui et son père ne vont pas se revoir.

 

         Paris 1991. Jérôme a vingt ans. Un corps qui se dessine, se façonne, s’ébauche dans son devenir. Métamorphose commencée à Toulouse, une pensée réduite occupé de préserver les conditions du secret.

         « La vie est rarement calme pour qui a entrevu le grand gouffre du désir, n’a d’autre choix que de s’y laisser glisser dans l’attente d’un anéantissement souvent long à venir. »

         Il y a l’inattendu, le ravage que son ambiguïté fait auprès des jeunes filles.

         A Toulouse un chauffeur de taxi lui a murmuré. « - je sais bien ce qu’il te faut, à toi, je sais bien… »

         Jérôme se laissera aller à la docilité, lui, dont le corps est si prompt à la dérobade.

         « Bientôt il se donnerait à peu près à n’importe qui… »

         « Voilà, c’était l’amour. Quoi d’autre ? Pour Jérôme, rien qu’un peu de commerce dans la journée pour oublier les risques insensés de la nuit. »

 

         Bien évidemment, je n’édulcorerai pas tout de ce roman… il y a aussi deux femmes, les tantes de Jérôme qui vont l’héberger. Car Jérôme a débarqué chez ces deux… veuves !

         « La mort déjà est passée par là. Une chambre de bonne. Dans un immeuble de tantes… » « Au lieu de mettre son neveu dans son lit, Constance déposa donc sur le sien une boîte de préservatifs. »

         Mathieu Riboulet est caustique : « tous les pédés de France sont à Paris. Pour n’être pas une stricte vérité statistique, la chose n’en est pas moins vraie. »

         Un humour noir pêché dans la réalité des années SIDA. « On a beau nous vouloir bovins, on en est pas moins homme à s’alarmer de ces souffrances étrangères auxquelles il est impossible que rien ne nous rattache. »

 

         Un matin, Jérôme entre dans une église, « l’odeur d’un homme encore sur lui et le regret comme d’habitude de n’être pas mort dans les bras du type. »

         Un chœur de femmes… une voix s’élève. Jérôme ôte sa chemise et s’étend sur le glacial dallage. Il pleure sans s’en apercevoir. La mort profile son spectre. La mort est partout. « Partout on mourrait ».

 

         « Jérôme travaillait à sa perte, il n’y pensait jamais. »


        
«Toujours il devait ainsi se pencher vers le sexe des hommes, leur faire la place qu’ils méritaient car c’était là qu’était le monde,  là qu’étaient sa promesse, sa joie, ses aveux et ses larmes, dans l’infini silence d’une allégresse archaïque, dans le renoncement consenti aux gloires passante des bataille ou de l’art.»
 

         «N’être rien d’autre qu’une fille perdue, déshonorée par son père, qu’on prend et puis qu’on jette, l’être avec la joie et la force qu’on puise dans la violence des abandons, ne pas s’en laisser conter par le remord ni la morale. N’être rien, en être là. Jérôme en serait là pour longtemps. On en était là avec lui. »

 

         Jérôme est un jeune homme qui a un métier. Il parle comme il a appris à parler. A parler pour ne rien dire. Persuader les autres qu’ils ont entendu quelque chose.

         « Il passe pour un garçon bien élevé alors que c’est une fille de rien qu’on peut avoir comme ça. »

        

         « Jérôme ne savait pas très bien ce que signifiait avoir des amis… D’autre part, il n’avait pas non plus d’amants. »

         Et il semble clairement, que Jérôme ne veut pas avoir de ces liens-là. L’onde de choc de son enfance est en lui. Encore. Sa vie quotidienne s’écoule dans un cadre de vie de confort relatif. Indépendance de par son travail, repos affectif avec ses tantes, les sœurs Mondeville. Les nuits contrastées d’avec les jours. Sans s’interroger.


        
« Mais il arrive que les choses changent… En quelques jours la vie se transforme, il suffit pour cela d’un mot, d’un mort, ou d’un silence. »

         « Ce n’est pas dans l’insouciance qu’on oublie la violence, mais dans la perte. Une existence réglée et attentive y mène bien mieux et plus vite que le désordre supposé de l’imagination, de l’âge ou de l’instinct. »

 

Le troisième chapitre du roman s’intitule :

 « Délivrez-nous du mal ».

 

         Une prière qui tombe dans l’escalier de service, dans un rauque cri d’écroulement. Un garçon de vingt ans ! La Biquette, la beauté en fleur, la fleur de la mort en son corps, éclosion de purulence.

         « C’est Jérôme en rentrant de sa chasse nocturne qui tombe sur la jolie bête au pelage souillé, terni… »

         Jérôme, qui dans un geste irréfléchi et dont la stupeur durera, car il n’en reviendra pas plonge ses mains dans la fourrure, charge l’animal sur son épaule, l’arrache à son désastre et le hisse sous leur toit.

 

         « C’est l’amour. Et nous n’en reviendrons pas, le temps qui passe jamais ne nous délivrera de cette stupeur qui nous a décimés, toujours nous aurons un pied sur ces marches, à nous demander comment nous avons survécu, comment il se fait que nous portions encore la main à nos sexes ? »

 

         Délivrez-nous du mal ou comment Jérôme devient l’amant des morts. Il avait mis deux ans à se transformer, à être moderne, deux ans à s’offrir… à obtenir : « la reproduction à l’infini du plaisir initial, tout délétère qu’il eût été… »

         Une vie bouleversée… des gestes d’amant, avec celui dont on n’est pas l’amant. Celui dont l’esprit animal, subtil, affolé lutte encore avec la peur…

 

         « Vivre seul, passe encore ! Mais mourir ! »

 

         Le jour de l’enterrement, Jérôme va s’en aller.

         Et il y aura la rencontre avec Axel en mars 1992. Chapitre IV.

 

         « Ils furent l’un pour l’autre, d’emblé une évidence… un type en permanence au-dessus de lui-même, exactement ce qu’il fallait à Jérôme. »

         « L’arrachement du plaisir au désespoir… » l’ultime descente en l’autre, où les mots s’abolissent dans la violence des pulsions, de l’oubli des heures par-delà les gestes du quotidien, se laver, se raser… Tout étant abstraction et retour aux ravages de l’instinct et de l’instant, au-delà de l’humiliation. Abdication de l’être conscient, se livrant à sa primordialité. Abandon absolu, et violence des pulsions. Combat et partage. Gémissements, odeur, force, muscles. « Insouciants d’être compris puisqu’ils l’étaient. »

         « Ils en étaient là. »

 

        « L’amant des morts »  un office des ténèbres… le chœur des morts, un lamento de fièvre et de glace, où la trivialité d’un mot n’est que la trivialité d’un rapport brut, dépouillé. Une rigueur mortelle. Jouir de la vie menant à la mort, comme un jour sans jouissance est un jour mort.
 

         Un linceul étendu sur la joie d’aimer. Qu’être, sinon l’amant des morts, ultime célébration de vie ? Mathieu Riboulet murmure à notre oreille, ce qui fait mal, ce qui dérange… Une voix proche et lointaine à la fois. Un livre qui donne le frisson…un frisson qui ne va pas jusqu’au bout. Le constat de la Mort est si présent, qu’elle prend la place de la Vie.
 

         La page refermée pèse le poids d’une dalle funéraire. 91 pages qui mènent au cimetière…le cœur haut, le crêpe noir épinglé.

         Une ultime étreinte, un spasme moribond. Regarder la mort en face, son abject et sublime délitation par-delà bien ou mal. Une noblesse de samouraï. Une école de la chair sans diplôme… Regrets, non éternels… Aimer jusqu’à extinction.

         Certains combats semblent perdus d’avance…

Hécate.


Editions Verdier 2008

Du même auteur :

Deux larmes dans un peu d’eau, Gallimard, « L’Un et l’Autre », 2006.

Le Corps des anges, Gallimard, « collection Blanche », 2005.

Les Âmes inachevées, Gallimard, « Haute enfance », 2004.

Le Regard de la source, Maurice Nadeau, 2003.

Quelqu’un s’approche, Maurice Nadeau, 2000.

Mère Biscuit, Maurice Nadeau, 1999.

Un sentiment océanique, Maurice Nadeau, 1996.

 

Pour en savoir plus : http://www.lmda.net/din/tit_lmda.php?Id=59587
  

 

 

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