Les préraphaélites
Peintres et Poètes
UN ART DE VIE…
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L'ami de Rossetti, le poète Algernon Charles Swinburne (1837 – 1909) est le dernier à avoir vu Elizabeth Siddal vivante.
Né à Londres en 1837, il déclenche un scandale lorsqu'il publie "Poèmes et Ballades" en 1866. La société anglaise se choque, la critique se fâche. Les insultes pleuvent sur le poète de 29 ans.
Douleur, volupté, désir de fusion, panthéisme et fatalité sont les thèmes de sa poésie influencée par la forme de la ballade, du sonnet ou du rondeau. Mais les censeurs exagèrent ; le poids de l'orgueilleuse société victorienne est terrible !
Le puritanisme règne, les ouvrages religieux dominent et eux seuls ont le droit de parler de l'amour mystique et de la mort. La haute bourgeoisie se cache pour lire des romans !
Swinburne, c'est Riquet à la houppe sans princesse. Enfant pâle, petit, fluet, avec une tête disproportionnée surmontée d'une exubérante touffe de cheveux rouges, il passe les onze premières années de sa vie dans l'île de Wight.
Ses relations avec son père sont médiocres, par contre, il éprouve pour sa mère une véritable fascination. Cultivée, elle lui enseigne le français et l'italien. Autoritaire elle interdit la lecture de Byron, et, celle de Shakespeare en version expurgée est la seule autorisée.
Principalement entouré de femmes, en dehors de la lecture, ses occupations sont promenades et baignades. Il montre envers les vagues, une intrépidité qui lui vaut d'être surnommé "la mouette", et manque de se noyer de nombreuses fois.
A Eton, il subit le traditionnel châtiment corporel de l'éducation anglaise. D'abord battu par le vent, puis battu par le fouet, humilié de ne pouvoir entrer dans l'armée, une étrange révolte le dévore.
A 24 ans il découvre ce qu'il appelle ses lectures essentielles : Baudelaire, le Marquis de Sade. Il traduit Villon, lit Pétrarque et Boccace.
" – Je défends l'art pour l'art contre la rigueur morale", dit-il.
Il trouve refuge et amitié auprès des préraphaélites Rossetti, Millais, Hunt, qui sont eux aussi en rébellion contre l'académisme en vogue.
L'alcool, les mauvais lieux où il cherche quelques parodies d'amour, errant la nuit avec un Rossetti devenu tourmenté et amer, altèrent sa santé. A 43 ans il est muré dans la surdité. Sauvé de justesse par un ami, il quitte Londres, la capitale de sa perdition.
Lorsque ses derniers écrits paraissent, c'est dans l'indifférence générale, mais ils suscitent l'admiration de Verlaine, de Verhaeren. Maupassant préface ses poèmes traduits en français, et Oscar Wilde proclame qu'il est le seul anglais à avoir lu Balzac.
ALLIANCE
Algernon Charles SWINBURNE.
(1837 / 1909)
Si l’amour était semblable à la rose,
Et si j’étais comme une feuille,
Nos vies croîtraient ensemble,
Que le temps soit triste ou chantant,
Dans les prairies venteuses, dans les enclos fleuris,
Que le plaisir soit vert, que le chagrin soit gris ;
Si l’amour était semblable à la rose,
Et si j’étais comme la feuille.
Si j’étais semblable aux paroles,
Et si l’amour était mélodie,
A deux voix, dans une seule
Félicité nos lèvres se mêleraient,
Et nos baisers seraient heureux comme les oiseaux
Qui, à midi, jouissent d’une douce pluie,
Si j’étais semblable aux paroles,
Et si l’amour était mélodie.
Si tu étais la vie, mon aimée,
Et si moi, ton amour, j’étais la mort,
Ensemble nous serions neige et soleil,
Avant que mars n’offre au temps
Le narcisse, le sansonnet suaves
Et le souffle fécond des heures,
Si tu étais la vie, mon aimée,
Et si moi, ton amour, j’étais la mort.
Si tu étais serve du chagrin,
Si j’étais page de la joie,
Nous jouerions des vies et des saisons durant
Avec regards amoureux et perfidies,
Larmes du soir et du matin,
Ris de jeune fille, de jouvenceau,
Si tu étais serve du chagrin,
Si j’étais page de la joie.
Si tu étais dame d’avril,
Si j’étais seigneur en mai,
Nous déploierions des feuilles des heures durant
Et, des journées entières, ferions moissons de fleurs,
Jusqu’à ce que le jour s’enténèbre comme la nuit
Et que la nuit resplendisse comme le jour,
Si tu étais dame d’avril,
Et si j’étais seigneur en mai.
Si tu étais reine du plaisir,
Si j’étais roi de douleur,
Ensemble nous irions chasser l’amour,
Pour arracher les plumes de ses ailes,
Régler son pas,
Et brider son bec,
Si tu étais reine du plaisir,
Et si j’étais roi de douleur.
Swinburne et Rossetti sont attaqués avec une virulence qui peut faire sourire aujourd'hui, par un poète écossais malchanceux et aigri, Buchanan.
Avec dégoût il condamne Rossetti et les préraphaélites par deux adjectifs : "maladifs" et "efféminés".
Sacrilège : les baisers qui prolifèrent dans les poèmes de Rossetti ! L’un de ses sonnets ne se termine-t-il pas ainsi :
- "Et dans un baiser sa bouche devint son âme."
Rodin très proche de la sensibilité de Rossetti, taillera dans le marbre la célèbre sculpture "Le Baiser". Beaucoup d'autres artistes suivront ce thème.
Mais pour le puritain Buchanan, Rossetti "est pornographe, exhibitionniste et … esthétique ! " Ce qu'il estime la suprême insulte.
Buchanan dans sa rage, dénonce les ravages causés par l'influence de Baudelaire, "ce véritable fils de Méphistophélès."
Ce pervers n'a-t-il pas traduit Edgar Poe ! N’est-ce pas là le signe d'une nature malade.
Et Gautier qui préface "Les Fleurs du Mal" est mis dans le même sac. Swinburne a voulu surpasser Baudelaire, Rossetti a illustré Poe. Ils appartiennent donc à la même race pernicieuse. Baudelaire est leur parrain ! (Miraculeusement William Morris est épargné).
Au passage il déplore les répugnantes héroïnes des français : vampires, chattes ou femmes - chats qui ont contaminées les poètes anglais.
Le français est bien la source du chancre qui dévore la nation anglaise. Buchanan est persuadé de mener une campagne de salubrité publique. Il a pourtant pratiquement disparu de la plupart des dictionnaires.
Rossetti néanmoins, sera profondément affecté par ses attaques dans la presse durant les dernières années de sa vie. Ses yeux faiblissent, il craint de perdre la vue et ne peint plus que des aquarelles.
Avant de mourir, un soir d'avril, lors d'une belle journée, affaibli nerveusement et malade, il avait dit à sa sœur Christina :
- "c'est beau – le monde et la vie elle-même – je suis heureux d'avoir vécu."
Déterminé par l'univers préraphaélite, Oscar Wilde (1854 – 1900) dandy anglais, écrivain poète, conférencier, veut faire une place à la beauté dans le rigide monde victorien.
Disciple de Morris, il dénonce la laideur industrielle qui détruit les paysages et produit des objets de laideur. Il va désormais mettre son succès, son intelligence insolente, ses talents de conteur au service d'une réforme militante.
Wilde se fait professeur de beauté !
Pour lui, la vie se doit d'imiter l'Art.
A Paris, il découvre les décadents, le symbolisme et bien sûr les toile de Gustave Moreau. (1826 – 1898)
Ne voilà-t-il pas qu'on reproche à Gustave Moreau d'être trop littéraire pour un peintre ! Il se fait traiter d'illuminé avec les femmes fatales vêtues de gemmes et d'orfèvrerie qui hantent ses tableaux !
Influencé par les miniatures persanes et les émaux du Moyen-Âge, son œuvre, à la fois mythologique et onirique est une révélation qui correspond aux fantasmes de l'époque.
Chez Moreau qui vécut avec sa mère jusqu'à l'âge de 58 ans, la sexualité est sublimée par le rêve ; la chair n'est pas uniquement source de volupté, mais tristesse.
Somnambulique, nue ou couverte de bijoux, comme chez Baudelaire, la femme apparaît dans une séduction de fatalité.
Les critiques ont réussi à attirer les foules au salon de 1876 : plus de cinq cent mille visiteurs viennent voir "Salomé" et "l'Apparition". Il est le phénomène du moment.
Zola écrit :
"Gustave Moreau a dédaigné la fièvre romantique, il s'est lancé dans le symbolisme. Après avoir regardé ses tableaux… vous vous en allez avec le désir invincible de peindre la première souillon venue que vous rencontrerez dans la rue".
En cette fin de siècle "Salomé" symbole de pulsion d'érotisme et de mort, obsède tous les artistes tant en peinture qu'en littérature et poésie. (2789 poèmes seront recensés en 1912 !)
Après Mallarmé, Oscar Wilde décide à son tour d'écrire une "Salomé" : elle danse depuis tant de siècles dans la peinture et les livres ! Celle de Moreau le comble et l'inspire.
Il parcourt Paris, cherchant des idées, des détails ; rue de la Paix, il examine les vitrines pour y trouver les parures, les colliers :
- "Il faut que les perles expirent sur sa peau" dit-il. Chaque passante lui apparaît comme une princesse de Judée.
Un jour qu'il discute de tout cela, Rémy de Gourmont intervient : il confond deux Salomé, l'une est fille d'Hérode, l'autre une danseuse de la bible.
Wilde écoute et dit :
- "Ce pauvre Gourmont nous raconte-là la vérité d'un professeur. Je préfère l'autre vérité, la mienne qui est celle du rêve. Entre deux vérités, la plus fausse est la plus vraie."
Un soir, en manque d'inspiration devant sa page blanche, il va au Grand Café, boulevard des Capucines : un orchestre tzigane joue. Il fait venir à sa table le chef d'orchestre :
- "Je suis en train d'écrire une pièce sur une femme qui danse nu-pieds dans le sang d'un homme qu'elle désirait et qu'elle a tué. Je veux que vous me jouiez quelque chose en harmonie avec mes pensées."
L'orchestre joua alors une musique si terrible et si sauvage, que tous se turent et se regardèrent le visage livide.
Oscar Wilde rentra chez lui et se mit à écrire en français. La pièce sera interdite en Angleterre.
Wilde vécut quelques années dans la solitude à Paris sous le pseudonyme de Sébastien Melmoth avant de succomber à une méningite le 30 novembre 1900.
Salomé d'Oscar Wilde (extrait)
- Salomé, dansez pour moi.
- Je n'ai aucune envie de danser, tétrarque.
- Salomé, Salomé, dansez pour moi. Ce soir, je suis si triste. Si vous dansez pour moi vous pourrez me demander tout ce que vous voudrez et je vous le donnerai.
- Vous me donnerez tout ce que je demanderai, tétrarque?
- Tout, fût-ce la moitié de mon royaume. Comme reine, tu serais très belle Salomé.
- Je danserai pour vous tétrarque. J'attends que mes esclaves m'apportent des parfums et les sept voiles et m'ôtent mes sandales.
- Je te donnerai ce que tu voudras. Que veux-tu, dis ?
- Je veux qu'on m'apporte présentement dans un bassin d'argent…
- Qu'est-ce que vous voulez qu'on vous apporte dans un bassin d'argent, ma chère et belle Salomé, vous qui êtes la plus belle de toutes les filles de Judée ? Quoi que cela puisse être, on vous le donnera. Mes trésors vous appartiennent. Qu'est-ce que c'est, Salomé ?
- La tête d'Iokanaan.
- Non, non Salomé. Vous ne me demanderez pas cela. N'écoutez pas votre mère. Elle vous donne toujours de mauvais conseils.
- Je n'écoute pas ma mère. C'est pour mon propre plaisir que je demande la tête d'Iokanaan, dans un bassin d'argent. Vous avez juré, Hérode. N'oubliez pas que vous avez juré.
- Je vous ai toujours aimée… Peut-être, je vous ai trop aimée.
La tête d'un homme décapité, c'est une chose laide, n'est-ce pas ? Ce n'est pas une chose qu'une vierge doit regarder. J'ai une grande émeraude ronde que le favori de César m'a envoyé… C'est la plus grande émeraude du monde. Demandez-moi cela et je vous le donnerai.
- Je vous demande la tête d'Iokanaan.
- Salomé, vous connaissez mes paons blancs… leurs becs sont dorés et les grains qu'ils mangent sont dorés aussi et leurs pieds sont teints de pourpre. Il n'y a aucun roi au monde qui possède des oiseaux aussi merveilleux. Eh ! bien, je vous donnerai cinquante de mes paons. Seulement il faut me délier de ma parole et ne pas me demander ce que vous m'avez demandé.
- Donnez moi la tête d'Iokanaan.
- Salomé, pensez à ce que vous faites. Cet homme vient peut-être de Dieu. C'est un saint homme. Je suis sûr qu'il vient de Dieu. Aussi peut-être que s'il mourrait, il m'arriverait un malheur…
- Donnez-moi la tête d'Iokanaan.
- J'ai des bijoux cachés ici que même votre mère n'a jamais vus, des bijoux tout à fait extraordinaires. J'ai un collier de perles à quatre rangs. On dirait des lunes enchaînées de rayons d'argent. On dirait cinquante lunes captives dans un filet d'or.
J'ai des améthystes de deux espèces. Une qui est noire comme le vin. L'autre qui est rouge comme du vin qu'on a coloré avec de l'eau.
J'ai des topazes jaunes comme les yeux des tigres, et des topazes roses comme les yeux des pigeons, et des topazes vertes comme les yeux des chats. J'ai des opales qui brûlent toujours avec une flamme qui est très froide, des opales qui attristent les esprits et ont peur des ténèbres…
J'ai des chrysolithes et des béryls, j'ai des chrysoprases et des rubis, j'ai des sardonyx et des hyacinthes et des calcédoines, et je vous les donnerai tous, mais tous, et j'ajouterai d'autres choses… Je te donnerai tout ce que je possède, sauf une vie. Je te donnerai le manteau du grand prêtre. Je te donnerai le voile du sanctuaire.
- Donnez-moi la tête d'Iokanaan.
Salomé
Oscar Vladislas de Lubicz-MILOSZ.
- Jette cet or de deuil où tes lèvres touchèrent,
Dans le miroir du sang, le reflet de leur fleur
Mélodieuse et douce à blesser !
La vie d'un Sage ne vaut pas, ma Salomé,
Ta danse d'Orient sauvage comme la chair,
Et ta bouche couleur de meurtre, et tes seins couleur de désert !
- Puis, secouant ta chevelure, dont les lumières
S'allongent vers mon cœur avec leurs têtes de lys rouges,
- Ta chevelure où la colère
Du soleil et des perles
Allume des lueurs d'épées-
Fais que ton rire ensanglanté sonne un glas de mépris,
O Beauté de la Chair, toi qui marches drapée
Dans l'incendie aveugle et froid des pierreries !
(1828-1891).
(…)
Voyez-la, voyez-la venir, la jeune reine !
Un petit page noir tient sa robe qui traîne
En flots voluptueux le long du corridor.
Sur ses doigts le rubis, le saphir, l’améthyste
Font resplendir leurs feux charmants : dans un plat d’or
Elle porte le chef sanglant de Jean-Baptiste.
« Les Princesses », Juin 1854.
(1858-1900).
(…)
Et le roi sent, frisson d’or en ses chairs funèbres,
La vipère Luxure enlacer ses vertèbres ;
Et, tendant ses vieux bras de métaux oppressés,
D’une bouche repue, incurablement triste,
Pendant qu’à terre gît le chef de Jean-Baptiste,
Il boit le sang qui brûle au bout des seins dressés,
Et l’irritante horreur des grands yeux révulsés.
Vincent Aubrey Beardsley illustre la Salomé d'Oscar Wilde dont il fait la connaissance par l'intermédiaire d'Edward Burne-Jones. Ce peintre anglais le plus renommé de la fin du 19° siècle en France, s'est donné pour mission de créer une sorte de contre – sortilège de la beauté pour un monde désenchanté.
Beardsley a 18 ans. Comme Swinburne, il joue la carte de la provocation en imposant un style complètement nouveau et fracassant, utilisant surtout les noirs et les blancs. C'est l'événement le plus marquant depuis William Blake que chérissaient les préraphaélites.
Prince du dandysme, il porte à sa boutonnière une rose fanée ; son cabinet de travail est tendu de noir, les fenêtres sont closent et, lorsqu'il se met au piano, il assoit un squelette à ses côtés. Son salon est tapissé d'estampes japonaises dont il s'inspire. A 26 ans Il mourra de tuberculose à Menton.
L'univers décadent est en marche, le symbolisme s'impose.
Beardsley est le premier artiste avec lequel l'œuvre d'art cesse d'être une pièce unique. Il reproduit ses œuvres par centaines, voir des milliers d'exemplaires grâce à des procédés photomécaniques.
Si les préraphaélites peuvent apparaître aujourd'hui comme des esthètes gorgés de littérature, dont les qualités picturales ne furent pas toujours à la hauteur de leurs intentions, ils ont apportés au milieu des conventions, de la confusion et de la laideur, une bouffée d'air pur.
Parmi leurs principaux emblèmes figurent le lis, l'iris, le volubilis, la fougère, le pavot et le paon, cet oiseau – fleur.
La femme unie à la fleur, longs cheveux déployés en volute : l'Art Nouveau est né ; une porte ouverte toute grande sur le modernisme, une opposition au pessimisme par la passion, la lumière triomphante de l'ombre, l'utile et la beauté à travers la forme. Le rêve et la vie réconciliés.
L'art au quotidien se répand dans toute l'Europe, Alphonse Mucha et ses affiches, les vitraux de l'école de Nancy, les fontes des balcons et du métro parisien d'Hector Guimard. Un quotidien métamorphosé, joyeux ou triste devenu un Art de Vie.
Hécate