Iwan Gilkin
Le mauvais jardinier
amoureux
des fleurs du mal…
« Leurs somptueux bouquets détruisent la santé.
Et c’est pour en avoir trop aimé la beauté
Qu’on voit dans les palais languir les blanches reines.
Et moi, je vous ressemble, ô jardiniers pervers !
Dans les cerveaux hâtifs où j’ai jeté mes graines,
Je regarde fleurir les poisons de mes vers. »
( Gilkin « Le mauvais jardinier » extrait)
Il est mince, effilé, d’une nervosité presque maladive, ses yeux bleus de myope sont perçants. Raffiné, parfumé, il porte des cravates blanches, des gilets de velours multicolores et une immense cape à l’Espagnol. Il coiffe d’un chapeau à larges bords sa sombre chevelure ébouriffée et met ses bagues sur ses gants comme Baudelaire et Barbey d’Aurevilly. Il fascine par son intelligence et sa culture. Sa plume est un scalpel, il dissèque profondément, cherchant le mal, comme un chirurgien appliquant un méthodique savoir.
« Coupant, fendant, creusant les chairs
Avec des hâtes convulsives
Et les repliant toutes vives
Comme deux volets large ouverts,
Et j’arrache en criant de joie,
Rouges, fumants et bondissants,
Les cœurs vierges, les cœurs puissants,
Les cœurs d’amour, les cœurs de proie.»
(Gilkin «Le sculpteur » - extrait)
« Son œuvre est terrible entre toutes écrit Maurice Maeterlinck. L’horreur est exactement ici l’exaspération de la splendeur, le blasphème est le dépit de l’adoration inavouée, la cruauté est le spasme suprême de la pitié et la haine est la frénésie de l’amour… Il faut louer spécialement le «sadisme » de M. Gilkin… Le sadisme, au sens où je l’entends, est le trésor vivant et sans tache de la chasteté. »
« Seul, je me connais. Seul, je sais ce que je suis.
Seul, j’allume ma lampe en mes sinistres nuits.
Et seul, je me contemple et, seul, je me possède.
Je me couche, comme un chartreux, dans mon linceul,
Et, loin de tout désir qui me flatte ou m’obsède,
Je goûte, comme Dieu, le néant d'être seul. »
( Gilkin «Le mensonge » extrait).
Né le 7 janvier 1858 à Bruxelles, Iwan est un enfant protégé par une mère tendre, un père attentif. Ses tantes en raffolent et le bourrent de sucreries. Il s’amuse avec des boites de couleurs, joue des pièces dans son petit théâtre de carton ou gambade dans le jardin avec sa sœur.
Il a une passion : les serrures. Il les bouche, les détraque ou les démonte, celles des buffets, des commodes ou des portes ; et toutes subissent un sort malheureux. Les punitions demeurent impuissantes ! A 4 ans il sait lire, et c’est alors pour lui un délice, la comtesse de Ségur l’enchante tout comme «les mille et une nuits », entrecoupée de quelques mièvreries pour la jeunesse…
A six ans, il prend ses premières leçons de piano. Il est si doué, que plus tard il aura à choisir entre une carrière dans le droit ou celle de virtuose.
De cette enfance, il garde le souvenir ensoleillé, malgré de nombreuses maladies dont le croup (on en mourait à l’époque) et qui le laissera sujet à des pharyngites rebelles.
Grandi en milieu fermé, il n’a aucun contact avec l’extérieur, les Gilkin se tenant à la vie de famille, hormis une relation avec un voisin vieux professeur de latin et de grec, et une autre avec un jeune ménage vivant à l’écart avec leur fille. Iwan découvre le «vert paradis des amours enfantines » à l’ombre d’une tendre amitié amoureuse.
A dix ans, c’est le choc. Il est inscrit à l’Institut St Louis, et c’est la fin des années insouciantes. Mal préparé aux contacts, timide, il est d’abord la tête de turc de la classe. Jamais il n’avait approché d’autres enfants.
A onze ans, touché par la fièvre typhoïde, on le croit perdu. Deux mois après alors qu’il se lève tout juste, il retombe atteint par la variole. Quatre semaines plus tard sa mère le coiffe et tous les cheveux restent sur la brosse ! Convalescent, le voilà avec une bronchite ! On est fin mars, pas question de retourner à l’école. Début août, la veille du départ rituel en vacances à Ostende, voilà qu’une rougeole le couche pour trois semaines !
Entre dix et quinze ans Iwan traverse une crise de mysticisme, classique certes, mais qui prend chez lui une ampleur exceptionnelle. Il répugne à la violence, même pour se défendre et un prêtre vient lui dire – «Si vous recevez un coup, il faut en rendre deux. C’est le seul moyen de vous faire respecter ».
Il est profondément troublé. Quel est ce mystère ? Où est la vérité ? Où est le mensonge ? – « Dès ce jour, il y eut dans mon cœur si pur et si candide une petite fêlure. »
Cependant, il est encore heureux. A dix-neuf ans sa santé se renforce, il marche beaucoup, pratique un peu l’escrime, mais les livres, la musique, la vie de l’esprit sont toute sa raison d’être.
Lorsque sa sœur quitte l’Institut Heger – Parent, c’est là que Charlotte Brontë avait été sous – maîtresse autrefois, c’est l’adieu à sa première jeunesse. Il fait son inscription de première année de doctorat en Droit en octobre 1878 et très vite, il se mêle à la vie animée et joyeuse de Louvain. Un soir il rencontre un étudiant en lorgnon avec une grande tignasse blonde qui rugit des vers : Emile Verhaeren.
« Nous n’avions pas la moindre retenue. On nous eût pris pour de jeunes peaux – rouges hurlant des chants sauvages. Tout un hiver nous portâmes des vestons de velours gorge de pigeon, queue de paon, nèfle écrasée. On écarquillait les yeux en nous voyant passer » écrira – t – il plus tard parlant des membres de la «Jeune Belgique » cette revue littéraire qui était le centre du renouveau de la littérature de langue française des années 1880.
Fondée par Max Valler, adepte d’un esthétisme proche de celui d’Oscar Wilde, cette revue fait découvrir au public «Les chants de Maldoror » de Lautréamont. Max apporte un jour à ses amis attablés au café un volume jaunâtre écrit par un inconnu… un comte… de Lautréamont. Gilkin s’empare du volume, l’emporte chez lui et toute la nuit, il lit avec une passion désordonnée. Sans tarder, sur son conseil, ses amis courent se procurer un exemplaire de «cet étrange bouquin ».
«Nous nous battrons disait Max Valler, contre les eunuques qui envient notre virilité, contre les vieux genoux qui convoitent nos crinières. »
Hélas, Max Valler meurt à l’âge de vingt-neuf ans, les poumons ravagés. C’est une année sombre pour «La jeune Belgique ». Max était à l’origine de tout et il était un animateur sans égal, «fin, brillant, souple et hardi comme la lame d’un fleuret, charmant jeune homme, beau comme Raphaël adolescent, impertinent comme un page, adroit comme un diplomate, un jeune prince échappé d’une toile de Van Dyck » dira Gilkin qui reprit la revue plus tard avec Albert Giraud en 1893.
« Les queues de siècles se ressemblent, toutes vacillent et sont troubles » écrit Huysmans. C’est dans cette atmosphère de décadence de la fin du 19° siècle qui obsède aussi Maeterlinck, Verhaeren, Rodenbach et Giraud, que Gilkin éprouve un désarroi qui avive son inquiétude.
Après une enfance surprotégée, la ruine de son père l’a ébranlé et il découvre la misère urbaine. Précoce dans ses lectures, fragilisé par les émotions qu’elles suscitent (par Shakespeare «il est saisi comme un homme qui entendrait tout à coup les étoiles parler. » « Le Paradis Perdu » de Milton lui révèle surtout la grandeur de Lucifer, et «L’enfer » de Dante le fascine par ses images terrifiantes – alors que Baudelaire ne le bouleversera que bien plus tard – et l’inquiétante beauté des poèmes de Swindburne l’enthousiasment, il les fait venir de Londres alors qu’il lit à peine l’anglais !) Gilkin ne résistera pas au pessimisme qui submerge l’époque.
Sa bibliothèque contient des ouvrages souvent rares ayant trait à l’alchimie, la théosophie, l’occultisme (comme Gérard de Nerval) ; également des études sur le bouddhisme ou la magie des Chaldéens, des œuvres de Paracelse, Albert le grand, Fabre d’Olivet, Stanislas de Gaïta, Eliphas Lévi, (que Lautréamont lisait à Montevideo) des traités de Papus et bien évidemment « l’Amphithéâtre des sciences mortes » de Péladan.
Gilkin écrit : « Ah ! je ne voudrais pas être le créateur. Les maux de l’univers me briseraient le cœur. »
Dix-sept années d’une longue crise qui aboutit à «la Nuit », une crise qu’il a à peine sentit venir tout au feu de ses activités, de ses amitiés, et d’une exubérance étonnante. « La Nuit » est selon ses propos, une «poésie du désespoir de l’homme tenté, qui a cédé à la séduction du mal, qui a éprouvé la vanité de tout et qui, tout en aspirant à la mort, seul terme possible de son effroyable spleen, la redoute parce qu’elle s’ouvre sur le mystère terrible de l’au-delà. »
Celui que l’on appelle ironiquement le «sosie » de Baudelaire, «l’imitateur forcené » est vigoureusement défendu par Albert Giraud : « La Nuit » est plus sombre et plus tragique, c’est le livre le plus pessimiste qu’un poète ait écrit, l’authentique livre du mal qui torture une conscience «les vraies fleurs du mal, les voilà. »
« Tout, sentir et penser est artificiel
Pour l’esprit affaibli qu’un mal essentiel
Frappe incurablement de dégénérescence.
Mais, sans même y songer, nous rampons à genoux
Aux rayons du grand art chauffant notre impuissance :
Il a vécu pour nous ! Il a rêvé pour nous ! »
(Gilkin «Esthètes » extrait)
Chez Gilkin pas trace de sensualité amoureuse, la femme, la nature sont des pièges. Henri de Régnier salue «une puissance de ténèbres et d’ébène dans l’imagination et le style ». Mallarmé goûte «le ton incantateur solitaire aux mots comptés ». Verhaeren place Gilkin au premier rang des poètes belges. Il voit en lui le poète «de la race des artistes malades pour qui le monde ce n’est plus la création d’un Dieu, c’est l’univers d’un Satan ».
Gilkin pourtant est joyeux par disposition naturelle ! Il a des gamineries d’âme, des étourderies pour les plaisirs qui passent. « L’aube » et «La lumière » qui devaient dissiper les vapeurs méphitiques de la «Nuit » ne verront pas le jour. Gilkin ne s’en est pas expliqué.
« Les yeux ensanglantés de pourpre et de carmin,
Cette nuit j’ai noyé le spleen qui me consume
Dans les flots cramoisis d’un océan de vin.
J’ai bu. Pour me saouler j’ai bu jusqu’au matin
Le bourgogne entêtant dont la vapeur embrume
Les yeux ensanglantés de pourpre et de carmin. »
(Gilkin «Mer rouge » extrait)
La dualité est en lui, et il ne s’en cache pas. Il aime la compagnie, la plaisanterie. Il mange copieusement, franc buveur avec ses amis, il n'a rien d’un ascète se couvrant la tête de cendres.
Particulièrement discret sur sa vie privée, la quarantaine atteinte, toujours célibataire, jamais une allusion à quelque femme. L’amitié tient une place passionnée.
C’est donc la surprise totale lorsqu’en juillet 1898 il se marie. Après sa douloureuse crise spirituelle et une appendicite qui le met entre la vie et la mort, Gilkin a rencontré Jeanne Cortuyvels la sœur d’un ami. L’année suivante il publie «Le cerisier fleuri ». Où était le Gilkin qui se délectait «du monstrueux plaisir de souiller l’idéal » ?
On ricane sur ses états d’âme de rechange. Gilkin se tourne vers le théâtre, écrit des pièces, lit Dostoïevski.
Malade, prématurément vieilli, il garde le goût des longues conversations, des réunions d’amis, parfois jusqu'à cinq heures du matin. Son charme, sa vivacité d’esprit, son sens critique sont toujours là, toujours en éveil.
En 1924, il meurt d’une angine de poitrine. La mort lui épargne une longue agonie et il entre rapidement dans la nuit avec tous les honneurs.
« Rien ne s’anéantit. Tout ce qui fut, persiste.
Les crimes d’ici-bas renaissent dans les cieux. »
( Gilkin «Symbole. » extrait.)
A quinze ans, je recopiais sur un cahier à la couverture rouge, les poèmes que le hasard me prêtait, d’une écriture minuscule. L’encre a pâli. Il y a parmi eux, deux poèmes d’Iwan Gilkin : « Le mauvais jardinier » et «Le sculpteur ». Je peux dire que durant quarante ans, je n’ai cessé d’être à la recherche de ce Gilkin mystérieux dont je ne connaissais rien… Quête inlassable… Pas tout à fait vaine… Quelques poèmes apparaissent à travers des anthologies et qui sait, un jour, peut-être un peu plus...
Hécate.
Principales œuvres d’Iwan Gilkin ( 1858 – 1924 ) :
La damnation de l’artiste 1890.
Ténèbres 1892.
Stances dorées 1893.
La Nuit 1897.
Le cerisier fleuri 1899.
Prométhée 1899.
Jonas 1900.
Savonarole (théâtre) 1906.
Le sphinx 1923.
Egmont (théâtre) 1926.