Les Brontë, Enfants du Vent
« Aux seuls hauts du Yorkshire le vent s’est fait chair,
le vent a hurlé
le vent a battu… »
Que souffle le vent, qu’éclate le tonnerre et ses furieux éclairs, que ce soit l’haleine de l’hiver ou bien celle d’une chaleur lourde et vaguement oppressante, tous moments d’intensité de cette sorte renvoient à l’univers tourmenté, tour a tour glacé ou brûlant des Brontë.
« Oh ! puissé-je être le rideau cramoisi
Sur ta couche de neige
Pour teindre cette joue si douce, si pâle,
Du reflet de ma lumière !
Oh ! puissé-je être la cordelière d’or
Dont le gland serti de perles
Effleure le pli de la couverture de soie
Et repose sur tes boucles… »
Charlotte, Emily, Anne, Branwell réfugiés dans le monde imaginaire qui est le soir venu, la seule vie véritable, qu’ils poursuivront par-delà la mort sont transformés et transportés enfin dans cet ailleurs qu’ils s’acharnent à préserver coûte que coûte.
La mort est en face qui les observe, le cimetière près du presbytère avec les tombes de leurs aînées Mary et Elysabeth et celle de leur mère, leur rappelle sans cesse la précarité de la vie.
Les journées commencent toutes par un coup de pistolet tiré par leur père le Révérend Patrick Brontë de la paroisse de Haworth. Dès le réveil, ils vivent dans le froid huit mois de l’année, car les deux seules pièces chauffées sont la chambre du pasteur et la cuisine.
Qu’importe, Charlotte et son frère commandent en Angria, l’empire tropical dont la capitale a un ciel inimaginable à force d’être bleu au-dessus de la splendeur de ses palais blancs. Mais Emily est fidèle au climat rude et austère, Verdopolis son royaume s’étend dans les pays du nord. La terre de Gondal est peuplée de fantômes que les cygnes dispersent dans le brouillard de leurs vastes ailes neigeuses avant de mourir, victimes des vagues gelées de la mer Calédonienne.
« Je rêve de bruyères, de brumeuses collines
Où le soir qui descend est opaque et glacé,
Car, seuls, environnés de ces froides montagnes,
Gisent, hélas, ceux que j’aimais,
Et mon cœur déchiré d’une indicible peine
S’épuise en plaintes combien vaines
Parce que jamais plus je ne les reverrais ! »
Emily Brontë.
Il n’est pas une poésie qui ne soit liée à ce monde inventé, ce monde parallèle où ils se meuvent, tour à tour empruntant le corps et l’esprit d’un homme, d’une femme, d’un héros légendaire ou historique. Ils lisent la Bible, Walter Scott, Byron et Shakespeare.
Après les corvées du jour, lessives, épluchage des pommes de terre, couture pour les filles, ils se retrouvent. Branwell le préféré du pasteur a droit à tous les égards, car tous les espoirs lui sont permis. A huit ans, ne possède-t-il pas déjà un vocabulaire extraordinaire. Il lui suffit de lire une page une seule fois pour la connaître et la restituer de mémoire sans une seule erreur. Mais cette intelligence trop brillante alliée à une nervosité excessive fait craindre pour lui le risque de cette maladie appelée alors « fièvre cérébrale ».
Le soir, quand la nuit enveloppe le presbytère, enfin réunis, munis de papiers, de calepins et de crayons, ils s’engloutissent dans cet univers que dirige Branwell, le roux, le solaire, qui porte en lui cette fureur des anges rebelles, dont la chute entraînera bientôt derrière lui, toute une cohorte d’illusions déçues. Pourtant dans le crépuscule, c’est lui la lampe qui dispense toute la lumière intérieure, l’aliment de la folle inspiration, lui qui nourrit l’imagination affamée de ses sœurs.
Lorsqu’elles seront plus ou moins dispensées dans des pensionnats, il se retrouvera face à lui-même, cherchant une carrière, y croyant de toutes ses forces. Il n’a pas dix-neuf ans quand il reçoit l’initiation qui fait de lui un membre de l’ordre franc-maçonnique. Une vague consolation pour oublier, si cela est possible, son échec poétique. Trêve de courte durée pour la douleur qui le harcèle.
Son existence ratée le déchire. L’échec est sur toute la ligne. Il ne sera pas le peintre, ni le portraitiste comme il pensa l’être. Il s’efface rageusement sur les tableaux où il s’était représenté auprès de ses sœurs. Il ne demeure pas précepteur auprès des enfants d’un pasteur marié à une femme qu’il séduit, tout en aimant la fille.
Son renvoi mystérieux pour sa famille, le laisse hagard. Il hante les tavernes et s’enivre. Une frustration immense le taraude. Il est bien un temps employé des chemins de fer. Mais il se révèle finalement incapable de gagner sa vie malgré tous les dons qu’il croyait siens.
« …Je le sais, je sens que je touche le fond,
Le dernier rayon attardé
S’est éteint dans mon triste Ciel.
Je sais, je sens que j’ai perdu pour toujours,
L’espoir, la paix, la puissance et l’orgueil… »
P. Branwell Brontë.
Il revient sans cesse à l’écriture avec un acharnement exalté. Ses sœurs, qui ne peuvent vivre longtemps sans ce monde qu’ils ont qualifié « monde infernal », reprennent le dialogue que ce soit par lettres ou par des chroniques toujours rédigées en commun. Ils réinventent ensemble la fièvre de vivre et l’ivresse du péché. Tant ils sont chargés de tourments, ils ne trouvent de soulagement et de joie qu’en s’engloutissant dans la perversité des amours torturées et dépravées, illégitimes, incestueuses.
Depuis qu’ils ont vu le Satan du sculpteur Leyland lors d’une exposition à Leeds, Branwell a reconnu les traits de son héros. Il est Alexander Percy, il est cet être splendide portant sur son visage l’orgueil glacé d’une froide beauté marqué d’un souverain mépris. Dans ses veines coule un sang amer et glorieux comme un poison et son cœur fermé est digne d’une forteresse.
Charlotte entre dans le jeu et c’est ainsi qu’elle voit Branwell, alias Alexander dans le monde d’Angria, et les descriptions de ses charmes lucifériens sont loin de ce garçon malingre complexé par son physique.
Charlotte luttera longtemps contre l’attirance trouble et effrénée qu’elle voue en secret à ses deux amies de pension Helen Nussay et Mary Taylors qui sont loin de se douter que Charlotte dans sa saga impétueuse les séduit tour à tour, en la personne d’Arthur Wellesley, marquis de Douro, futur duc de Zamorna. Jeune fille timide et effacée dans la vie quotidienne, elle plonge avec délice dans les passions inavouables en se masculinisant. Branwell endiablé conduit le bal. Même séparés, ils poursuivront bien longtemps par courrier leurs folles aventures.
Le pasteur est déçu, meurtri de l’échec social de son fils. Il devient presque aveugle et la vieille servante se déplace à présent péniblement. Branwell rentre chaque aube l’injure à la bouche. Il se hait lui-même et semble haïr son entourage, même ces sœurs qui attendaient tout de lui.
Elles vont se détourner progressivement de lui. Charlotte est absorbée par ses tâches, sa ténacité à écrire, à réussir à publier ses œuvres et aussi par l’amour silencieux pour ce lointain monsieur Heger de Bruxelles où elle fut enseignante. Ce monsieur Heger est marié et son amour bien modeste est sans issue.
Seule Emily souffre pour lui, à travers lui, en lui. Ce Heathcliff des « Hauts de Hurlevent », c’est peut-être déchaîné par la révolte et l’impuissance à réussir ce qu’il entreprend, qui délire et qui tremble de plus en plus. Lui qui a subi le moins les contraintes ne parvient plus à se contraindre pour quoi que ce soit.
Emily sera là jusqu’au bout, longue silhouette aux yeux grands comme des blessures, pour le redresser quand il rentre ivre, titubant parmi les tombes, quand il met le feu aux rideaux de son lit, en proie aux cauchemars, abruti par le laudanum.
« Haine et vengeance, mon lot éternel,
Supportant mal tout délai
Attendant, avec une frémissante impatience,
De se saisir de mon âme… »
P. Branwell Brontë.
Emily, quand elle ne passe pas des heures à errer sur la lande battue par les vents et les pluies en compagnie de ses chiens (elle montre plus d’attention envers les animaux que pour ses semblables, sauf pour ce frère pareil à un animal sauvage qui mord et se cabre), écrit désormais ses poèmes en secret de sa sœur aînée.
Bientôt l’état de Branwell empire, il ne s’alimente plus. C’est Emily qui lui apporte des tisanes, réchauffe ses membres squelettiques quand il se tient alité des heures. Elle essuie sur son front la sueur des mourants. Ses boucles d’or sont brunies par la fièvre, l’or roux s’éteint comme sa vie. Il a juré de mourir debout autrefois. A l’instant fatal, il se redresse, prenant appui sur la frêle épaule d’Emily. Le pasteur entre et lit les prières pour les agonisants.
Elle attendra seulement trois mois pour le rejoindre dans la mort. C’est dans le parloir du presbytère qu’elle descendra le moment venu s’étendre et s’éteindre sur le vieux sofa où ils ont tant rêvé, joué et écrit, le matin du 20 décembre 1848.
Son âme va rejoindre celui qu’elle souhaitait être, celui à qui elle voulait ressembler, son double : un garçon libre de conquérir le monde.
« Pour moi ni sympathie, ni soupirs, ni regret
Que mon âme soit en partance ;
Puisque le cœur est mort dès sa première enfance,
Que le corps s’en aille impleuré. »
Emily Brontë.
Charlotte de retour dans sa chambre écoute le vent hurler. Son cœur hurle à la mort. Anne erre dans le presbytère inconsolée de la mort du jeune vicaire dont elle fut amoureuse. Nostalgie qui ne passe point. En mai, elle meurt à son tour vaincue par la tuberculose, ce mal qui les emporte tous les uns après les autres. Charlotte va survivre six ans.
« Ce ne sont plus maintenant ses traits juvéniles
Ni ses doux yeux bleus
Qui raniment l’ombre de la tendresse perdue
Avant qu’elle ne meure.
Ceux-là sont éteints, ceux-là sont froids
Clos et muets et enfouis.
N’ouvrez pas la plaque du tombeau
Ni le couvercle du cercueil. »
Charlotte Brontë.
Six années d’apparent apaisement. A Londres, elle est choyée et bien reçue par ses éditeurs. Elle vient d’écrire « Shirley » et « Villette ». La gloire enfin, dérisoire. Lorsqu’elle épouse le vicaire adjoint du pasteur, qui l’aime depuis fort longtemps, c’est avec son passé qu’elle se marie. Enceinte, la tuberculose silencieuse se réveille. Même la pensée de son futur enfant la laisse sans courage. Elle regarde la neige tomber du lit où elle est couchée. Elle se revoit comme au temps jadis, par les jours blancs de février où ils étaient unis comme des conspirateurs, tous les quatre à travailler, à rêver…
Le 17 février la vielle servante meurt. Charlotte sent l’appel des fantômes sur la lande. Elle veut rire avec eux. A minuit le 31 mars 1855 , elle renonce à vivre. Le petit enfant ne verra pas le jour… Elle avait 39 ans et une année de mariage.
« J’attends ici mes sœurs, au long de ce chemin
Jusqu’au château d’Arimane, car cette nuit
Est notre grande fête. C’est curieux, elles tardent. »
« Manfred » Byron.
Par les soirs de pleine lune, quand le vent fait rage et pleure autour du presbytère de Haworth, peut-être qu’une petite main glacée cogne à la vitre, comme celle de Cathy et gémit : « Laissez-moi entrer. » Peut-être qu’une silhouette dans la brume, adossée à un arbre attend patiemment, l’âme de son âme. Heathcliff ou Branwell ? La lande s’étend infinie dans la nuit propice aux spectres…
« O, Homme qu’es-tu ? Une créature misérable
Ballottée sur les flot du temps,
Se meurtrissant aux rocs, happée par les remous,
Impuissante à se soustraire
Aux vagues et aux abîmes du malheur et du crime. »
P Branwell Brontë.
Hékate
Bibliographie : « La Hurlevent » de Jane Champion.
« Le monde infernal de Branwell Brontë » de Daphné du Maurier.
« La vie passionnée des Brontë » de Jane Bluteau.
« Les Brontë » trois volumes collection : Bouquins .