De
Mathieu Riboulet
« Le père, de temps en temps, couchait avec le fils. La mère ne voyait pas. Il fallait en finir avec les lois de la besogne, mais ça recommençait toujours. »
« Le fils, de temps à autres, couchait avec le père. La mère ne voyait rien. Il fallait répondre, et ça ne cessait pas. Les élans adulte, brusques du père avaient éveillé au creux du fils un écho aussi obscur qu’ancien d’animalité, un besoin de sueur séchée, de salive et de sperme venu du fond des temps. C’était effrayant mais souverain. »
« Ainsi allaient les nuits, marquées du sceau de leurs rencontres muettes, occasionnelles, de l’effacement du corps du fils sous la brutalité désordonnée des agissements du père. L’un et l’autre, semble-t-il aimaient ça. Comme ils aimaient, sans doute, le silence persistant de la mère où s’ensevelissait leur étrange équipage. »
Le décor est celui de la Creuse. Le monde des bûcherons. Il y a la rudesse. Il y a le silence. Et les pulsions.
Mathieu Riboulet reconnaît qu’il n’a plus aucun rapport avec l’agriculture… mais qu’il a été nourri par le regard de son père sur l’architecture locale et sur les bêtes et les pâtures par les paysans qui l’ont hébergé enfant. (Il s’est exprimé sur cela dans « Le matricule des anges » d’octobre 2008).
Mathieu Riboulet use d’une écriture minutieuse, dense, précise, presque détachée… l’austérité n’a d’égal que les scènes qui se déroulent comme autant de froide lumière sur ce qui s’accomplit comme une nécessité incontournable, celle des instincts, celle du sexe. Ne dit-il pas : « - Encore une fois, le corps me paraît être une sorte de réceptacle et de creuset pour une quantité infinie d’expressions. Tout ce que le corps exprime et qu’on ne dit pas, c’est un réservoir infini. »
Il y a Gilles, le père…
Il y a Jérôme, le fils…
Il y a Elizabeth, la mère… « elle n’avait pas du tout la vie dont elle avait rêvé, petite fille, à Paris, jeune femme moins encore. Mais elle avait appris à s’en moquer, à n’en concevoir aucun regret. »
Et toujours, à propos d’Elizabeth, la mère : « depuis quinze ans, elle était la femme d’un homme qui la trompait, y compris avec des hommes sans que cela ternisse l’attachement insolite, solitaire, impartagé qu’elle éprouvait à son endroit – un homme auquel elle avait sexuellement allégeance au mépris de ses convictions sans que cette contradiction la trouble. »
Puis, vient la découverte des rapports du père et du fils : « Elle vomit en deux heures tout ce que, depuis quinze ans, elle avait avalé de cet homme. Le monde se renversa et la lumière blafarde et crue qui s’en échappa pour se répandre sur la scène du père au lit du fils la plongea dans une sidération dont elle craignit un instant ne jamais parvenir à s’extraire… Incapable de déchiffrer ce qu’elle avait sous les yeux, menacée d’éclatement, soumise à des réflexes purs, elle partit pour toujours. C’est à peine s’ils remarquèrent son départ. »
« Par-dessus tout il y avait ce pays trop grand qui inspirait des désirs trop grands condamnés à se briser, se noyer, à s’ouvrir dans une démesure que seules la psychiatrie et la justice, parfois les deux, avaient entrepris de nommer. »
«On en était là. »
Cette phrase brève, revient et ponctue le roman. Comme une litanie. Comme une fatalité. Un constat.
Jérôme, le fils ne s’interroge pas, il traverse des jours terribles… sans une plainte, disponible à être dévasté. La vie suit son cours. Il obtient son BAC.
« Il se donna au premier venu qui se baissa pour le ramasser… ce n’était guère aimable, mais voilà c’était l’amour. L’amour isolé, dérobé. »
C’était mieux que ce qu’il vivait avec le père, incapable de regarder son fils comme de cesser de le toucher.
Jérôme va partir un matin d’octobre. Lui et son père ne vont pas se revoir.
Paris 1991. Jérôme a vingt ans. Un corps qui se dessine, se façonne, s’ébauche dans son devenir. Métamorphose commencée à Toulouse, une pensée réduite occupé de préserver les conditions du secret.
« La vie est rarement calme pour qui a entrevu le grand gouffre du désir, n’a d’autre choix que de s’y laisser glisser dans l’attente d’un anéantissement souvent long à venir. »
Il y a l’inattendu, le ravage que son ambiguïté fait auprès des jeunes filles.
A Toulouse un chauffeur de taxi lui a murmuré. « - je sais bien ce qu’il te faut, à toi, je sais bien… »
Jérôme se laissera aller à la docilité, lui, dont le corps est si prompt à la dérobade.
« Bientôt il se donnerait à peu près à n’importe qui… »
« Voilà, c’était l’amour. Quoi d’autre ? Pour Jérôme, rien qu’un peu de commerce dans la journée pour oublier les risques insensés de la nuit. »
Bien évidemment, je n’édulcorerai pas tout de ce roman… il y a aussi deux femmes, les tantes de Jérôme qui vont l’héberger. Car Jérôme a débarqué chez ces deux… veuves !
« La mort déjà est passée par là. Une chambre de bonne. Dans un immeuble de tantes… » « Au lieu de mettre son neveu dans son lit, Constance déposa donc sur le sien une boîte de préservatifs. »
Mathieu Riboulet est caustique : « tous les pédés de France sont à Paris. Pour n’être pas une stricte vérité statistique, la chose n’en est pas moins vraie. »
Un humour noir pêché dans la réalité des années SIDA. « On a beau nous vouloir bovins, on en est pas moins homme à s’alarmer de ces souffrances étrangères auxquelles il est impossible que rien ne nous rattache. »
Un matin, Jérôme entre dans une église, « l’odeur d’un homme encore sur lui et le regret comme d’habitude de n’être pas mort dans les bras du type. »
Un chœur de femmes… une voix s’élève. Jérôme ôte sa chemise et s’étend sur le glacial dallage. Il pleure sans s’en apercevoir. La mort profile son spectre. La mort est partout. « Partout on mourrait ».
« Jérôme travaillait à sa perte, il n’y pensait jamais. »
«Toujours il devait ainsi se pencher vers le sexe des hommes, leur faire la place qu’ils méritaient car c’était là qu’était le monde, là qu’étaient sa promesse, sa joie, ses aveux et ses larmes, dans l’infini silence d’une allégresse archaïque, dans le renoncement consenti aux gloires passante des bataille ou de l’art.»
«N’être rien d’autre qu’une fille perdue, déshonorée par son père, qu’on prend et puis qu’on jette, l’être avec la joie et la force qu’on puise dans la violence des abandons, ne pas s’en laisser conter par le remord ni la morale. N’être rien, en être là. Jérôme en serait là pour longtemps. On en était là avec lui. »
Jérôme est un jeune homme qui a un métier. Il parle comme il a appris à parler. A parler pour ne rien dire. Persuader les autres qu’ils ont entendu quelque chose.
« Il passe pour un garçon bien élevé alors que c’est une fille de rien qu’on peut avoir comme ça. »
« Jérôme ne savait pas très bien ce que signifiait avoir des amis… D’autre part, il n’avait pas non plus d’amants. »
Et il semble clairement, que Jérôme ne veut pas avoir de ces liens-là. L’onde de choc de son enfance est en lui. Encore. Sa vie quotidienne s’écoule dans un cadre de vie de confort relatif. Indépendance de par son travail, repos affectif avec ses tantes, les sœurs Mondeville. Les nuits contrastées d’avec les jours. Sans s’interroger.
« Mais il arrive que les choses changent… En quelques jours la vie se transforme, il suffit pour cela d’un mot, d’un mort, ou d’un silence. »
« Ce n’est pas dans l’insouciance qu’on oublie la violence, mais dans la perte. Une existence réglée et attentive y mène bien mieux et plus vite que le désordre supposé de l’imagination, de l’âge ou de l’instinct. »
Le troisième chapitre du roman s’intitule :
« Délivrez-nous du mal ».
Une prière qui tombe dans l’escalier de service, dans un rauque cri d’écroulement. Un garçon de vingt ans ! La Biquette, la beauté en fleur, la fleur de la mort en son corps, éclosion de purulence.
« C’est Jérôme en rentrant de sa chasse nocturne qui tombe sur la jolie bête au pelage souillé, terni… »
Jérôme, qui dans un geste irréfléchi et dont la stupeur durera, car il n’en reviendra pas plonge ses mains dans la fourrure, charge l’animal sur son épaule, l’arrache à son désastre et le hisse sous leur toit.
« C’est l’amour. Et nous n’en reviendrons pas, le temps qui passe jamais ne nous délivrera de cette stupeur qui nous a décimés, toujours nous aurons un pied sur ces marches, à nous demander comment nous avons survécu, comment il se fait que nous portions encore la main à nos sexes ? »
Délivrez-nous du mal ou comment Jérôme devient l’amant des morts. Il avait mis deux ans à se transformer, à être moderne, deux ans à s’offrir… à obtenir : « la reproduction à l’infini du plaisir initial, tout délétère qu’il eût été… »
Une vie bouleversée… des gestes d’amant, avec celui dont on n’est pas l’amant. Celui dont l’esprit animal, subtil, affolé lutte encore avec la peur…
« Vivre seul, passe encore ! Mais mourir ! »
Le jour de l’enterrement, Jérôme va s’en aller.
Et il y aura la rencontre avec Axel en mars 1992. Chapitre IV.
« Ils furent l’un pour l’autre, d’emblé une évidence… un type en permanence au-dessus de lui-même, exactement ce qu’il fallait à Jérôme. »
« L’arrachement du plaisir au désespoir… » l’ultime descente en l’autre, où les mots s’abolissent dans la violence des pulsions, de l’oubli des heures par-delà les gestes du quotidien, se laver, se raser… Tout étant abstraction et retour aux ravages de l’instinct et de l’instant, au-delà de l’humiliation. Abdication de l’être conscient, se livrant à sa primordialité. Abandon absolu, et violence des pulsions. Combat et partage. Gémissements, odeur, force, muscles. « Insouciants d’être compris puisqu’ils l’étaient. »
« Ils en étaient là. »
« L’amant des morts » un office des ténèbres… le chœur des morts, un lamento de fièvre et de glace, où la trivialité d’un mot n’est que la trivialité d’un rapport brut, dépouillé. Une rigueur mortelle. Jouir de la vie menant à la mort, comme un jour sans jouissance est un jour mort.
Un linceul étendu sur la joie d’aimer. Qu’être, sinon l’amant des morts, ultime célébration de vie ? Mathieu Riboulet murmure à notre oreille, ce qui fait mal, ce qui dérange… Une voix proche et lointaine à la fois. Un livre qui donne le frisson…un frisson qui ne va pas jusqu’au bout. Le constat de la Mort est si présent, qu’elle prend la place de la Vie.
La page refermée pèse le poids d’une dalle funéraire. 91 pages qui mènent au cimetière…le cœur haut, le crêpe noir épinglé.
Une ultime étreinte, un spasme moribond. Regarder la mort en face, son abject et sublime délitation par-delà bien ou mal. Une noblesse de samouraï. Une école de la chair sans diplôme… Regrets, non éternels… Aimer jusqu’à extinction.
Certains combats semblent perdus d’avance…
Hécate.
Editions Verdier 2008
Du même auteur :
Deux larmes dans un peu d’eau, Gallimard, « L’Un et l’Autre », 2006.
Le Corps des anges, Gallimard, « collection Blanche », 2005.
Les Âmes inachevées, Gallimard, « Haute enfance », 2004.
Le Regard de la source, Maurice Nadeau, 2003.
Quelqu’un s’approche, Maurice Nadeau, 2000.
Mère Biscuit, Maurice Nadeau, 1999.
Un sentiment océanique, Maurice Nadeau, 1996.
Pour en savoir plus : http://www.lmda.net/din/tit_lmda.php?Id=59587