"Sérénissime assassinat"
Voici un livre où se reflète tous les enjôleurs et les malsains plaisirs de Venise au XVIIIe siècle comme autant de jeux de miroirs où s’imbriquent toutes les figures masquées.
« Dans cette métropole des mascarades, du mouchardage et de la délation, les veuvages d’Alvise Lanzi s’intriquent mystérieusement. »
Le poison déjà avancé, putréfie les corps sous les parures. Il ne manque ici, pas un velours, pas une fraise, pas une folia de Corelli, pas un miséréré nobis, Dominé, pas un roucoulement, pas un borborygme d’agonie, pas un clapotis d’eau et pas même le craquement du parquet de la bibliothèque d’Alvise Lanzi : Elégies de Tibulle, Platon en dialecte Vénitien, l’Arétin et de Buffon. « Les livres sont la porte du large, l’échappée ».
On étouffe dans le palais d’Alvise, on suffoque dehors dans la brume des canaux.
La Mort à Venise… est une fatalité, une banalité.
« La nuit les chandelles pleurent leur cire jaune sur les chapeaux».
Dans les tripots, les cafés, les beaux esprits, les aventuriers et les escrocs rient bavardent. L’ombre de Casanova, va et vient, elle se glisse discrètement. On glisse à Venise, plus qu’on ne marche…
La morbidezza est ici une apogée, les cadavres ne sont pas délire d’imagination. L’élégance raffinée du poison… « Il arrive qu’on surprenne la lame acéré d’un regard. »
Ce n’est point le regard qui tue…
Les fleurs sont… pernicieuses, la datura qu’on nome herbe – au – Diable, le relent putride de la mandragore, la lugubre digitale et la renoncule scélérate ; manque – t – il la ciguë, l’aconit, mais non ! On apprend ici, sur la Botanique bien des recettes…
Alvise Lanzi est beau encore, cinquante trois ans, des mains fines comme celles d’une femme. La perruque ajustée cache ce qu’il ne convient pas à un visage aux yeux gris changeant comme la lumière.
Alvise est veuf.
- Signor votre femme est morte.
- Encore ? !
On meurt de tout et de rien à Venise. Certains pour avoir mangé des ormeaux qu’on croit pouvoir impunément manger en hiver…
Alvise… Cet homme est plus insaisissable que certaines figures de ces romans anglais d’aujourd’hui fort à la mode.
Alvise s’acharne à épouser. Est-ce cela, être plus fort que la mort ?
Les mésalliances ne sont pas rares. Alvise… Il se souvient de funérailles et de fiançailles. Il calcule au jugé la longévité humaine.
Gabrielle Wittkop compose avec un glaçant humour des plus sérieux, tout ce qui se décompose ou se décomposera. Une écriture au stylet empoisonné, luxueuse, abondante, étrécie comme un œil d’espionne.
Un chuchotis de malveillance, une surabondance de tissu, Alvise Lanzi fait le commerce des étoffes, et les hommes portent des habits couleur rose morte. Tout un programme !
Une scène se déroule aux couleurs sourdes comme celle du rêve, quelque chose de décisif va survenir. Quelqu’un parlera inconsidérément.
La future épouse d’Alvise, qui ne le sait pas encore, est Louisa Calmo, une courtisane, une théâtreuse malchanceuse en robe souffre cruellement joncée, la chevelure libre jusqu'à la taille, coiffée d’une grande calèche à volants que retient sur la nuque une coque couleur d’ardoise.
Le siècle des lumières, mais oui ! N’en doutons pas. Pas celui… de l’électricité !
Comment ne pas penser à William Beckford écrivant dans son Voyage d’un rêveur éveillé :
- J’aime cette étrange Venise. J’y trouve chaque jour quelque nouvel intérêt en vagabondant sur ces canaux innombrables. Une seule chose retient mon imagination…c’est la puanteur nauséabonde, que même les cierges brûlant devant les hôtels ne parvient à absorber. Oppressé par cette atmosphère délétère je vais…respirer les brises fraîches qui soufflent de l’Adriatique.
William Beckford qui pleure en jouant un air de Jomelli sur un clavecin… Beckford à Burano dans un église dont le bénitier le fait s’exclamer : l’envie vous saisit de remplir ce récipient de sang de chauve – souris et de l’offrir au Sabbat. J’aurais ainsi honoré ses sorcières…
Venise le masque de l’Italie a dit Byron qui ajoute L’amour dans cette partie du monde n’est pas une sinécure.
L’auteur a voulu une forme essentiellement visuelle ; elle a fait appel aux tableaux de Pietro Longhi, de Francesco Guardi et de Tiepolo. Cette ville, Venise où même les morts sont plus lourds qu’ailleurs.
Le cimetière de San Michèle est sur une île. L’île des morts ô combien inspiratrice aux peintres par delà le 18ème siècle. Quoi donc hante ces lieux-là que Böcklin peindra pas loin de neuf fois sous différents angles ?
La lumière est une gloire baroque a écrit Gabrielle Wittkop dans un autre livre Chaque jour est un arbre qui tombe parlant encore de Venise. Tout canal devient couleur de l’Hadès. Venise est érigée sur des arbres, est-il nécessaire de le remémorer ? Venise debout, triomphale Sérénissime, comme sur autant de phallus où s’empaler ! Eros et Thanatos…
Se marier, serait-il épouser la Mort, pour Alvise ?
Quoi donc suggèrent les veuvages répétés d’Alvise Lanzi ? Que l’amour meurt ? Qu’il renaît sans cesse ?
Bien étrange enquête que celle menée par Gabrielle Wittkop, la narquoise, l’inquiétante…
Lascivité et indolence… Ombre et clair de lune… Astre doublement mort, noyé dans le reflet des eaux bitumeuses…
Il faut entrer dans Venessia sur la pointe des pieds comme à une séance initiatique a dit Amin Maalouf. Venùlula, Venùsia, ville – femme, ville – déesse, ville – sorcière, ville – prostituée…
Soie, laine, pourpre et bijoux : caravanes pour les prêtresses du soleil.
Myrrhe, ambre, encens, huile de cèdre et henné avec les chanteurs,
les acrobates et les comédiens viennent de Baalbek
Aàh ! Venessia…Aàh Venùsia.
Un jour, aux portes de l’Orient
à Venise
à nouveau
j’en ai fait la rencontre.
a écrit Abed Azrié qui a composé une suite pour un ensemble instrumental et voix sur un poème d’Andrea Zanzotto dédié à la divinité féminine Vénitienne. Je livre quelques bribes de ce chant qui me semble être l’écho lyrique, sensuel, fusionnel des évocations de Gabrielle Wittkop :
La grande mer ne t’enserre plus
Les grands marais par toi sont inondés
Emerge, dragonne d’argent, magicienne.
Aàh Venise aàh Venaga aàh Venùsia
Jeune aguicheuse,
Allumeuse et traîtresse, prédestinée :
Epouse et mère, belle-fille et marraine
Sœur et grand-mère, fille et belle-mère
Oins-toi, laisse toi aller, exhibe-toi
Nous pour toi, toi pour nous.
Aàh Venise aàh Venòca aàh Venùsia
Mais qu’est-ce qui t’ensorcelle,
Mais qu’est-ce qui te retient ;
Tu n’es qu’une vulve qui fornique,
… … …
Nous t’ordonnons, dans la sueur et le labeur,
De t’ouvrir à qui sait te prendre
Aàh Venise aàh Strùssia aàh Venùsia
Dans Sérénissime assassinat on se concerte à voix basse sous un plafond de Véronèse :
- Il est certain qu’elle l’ait gagnée par magie
- Enchantements, maléfices…
- Il existe certain faits tendant à confirmer ce que nous suspections…
- Les propos les plus impies…
… Alvise Lanzi se conduit comme s’il avait perdu la raison. A son âge… Ne croyez surtout pas que je juge la Calmo sur les amours de sa vie passée qui n’est pis ni meilleure que celle des autres.
Luisa Calmo est odorante, sueur, musc et poussière. Un bras très blanc. Tavelé comme un œuf de dinde. L’aisselle barbue.
L’inaudible percussion d’un gong résonne dans tout l’être vibre et vibre et vibre dans les veines du sexe.
Des souliers sont jetés dans un coin, comme ces rats morts qu’on voit gésir à l’angle des rues. Mules au nez aurore ou réséda, velours pelé, boucle ternie et, obliquement éculé, le maroquin déchiré d’un talon, de luisantes usures, des cuirs sauris par la sueur, des affaissements, de molles défections.
… Soie, sueur, batiste fripée, toison rousse. Tel est le fruit de la passion d’Alvise Lanzi. Il s’appelle Luisa Calmo. Il sait que sa fringale d’elle s’apaisera. Caprice passionnel. Luisa Calmo ne sait rien, ni personne retenir. Mais son noir prestige, sa vicieuse aura et peut-être même l’impériale et douloureuse couronne le nimbe d’une fatalité qui malgré ses veuvages sériels lui manquaient encore.
L’angoisse participe à l’amour. Alvise est angoisse. A s’évanouir. Et l’auteur de resserrer l’étau : à Venise on s’évanouit aussi quelquefois sans laisser de trace, comme fond un morceau de sucre dans l’eau.
Un livre bref, anecdotique, dont les multiples tableaux n’en finiront pas de s’animer sous les paupières closes, automates, pantins de soie, frissons de dentelle, araignée glissée dans un gant. Sursaut. Fièvre. Stupre. Débauche. Complots. Carnaval débridé et fantomatique. Convulsions. Poisons. Et la mort atrocement présente déverse ses purulences.
Un soupçon ? … Del Amo nourri à la prose de Gabrielle Wittkop ? C’est certain… L’éducation libertine en est estampillée.
Chaque vivant se nourrissant des morts, Gabrielle Wittkop (1920 / 2002) éblouie par Sade s’est abreuvée à l’univers de Poë, de Lautréamont et de Villiers de L’Isle Adam, mais je ne puis que conseiller de consulter l’hommage extrêmement pointu et passionnant que lui a consacré Irma Vep dans le blog « Le VAMPIRE RE’ACTIF », et signaler le travail de Nikolas Delescluse « PALUDES » grâce à qui, la plupart des livres de Gabrielle Wittkop sont édités. Quelques rares bijoux noirs sont encore introuvables.
Hécate.
Blogs à consulter :
Irma Vep http://vampirereactif.canalblog.com/archives/2008/12/22/11810043.html
Nikola Delescluse http://blog.gabrielle-wittkop.fr/