ANNA DE NOAILLES
L'EBLOUISSANTE…
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En 1903, c'est la rencontre avec Barrès, dandy, homme politique et écrivain. Elle a 27 ans, il en a 10 de plus. Ce sont deux tempéraments très opposés : Barrès passe pour un misanthrope, Anna apparaît comme une extravertie, sûre de son génie, de sa séduction, exprimant à merveille ce qui bouillonne en elle.
Barrès dit :
- " Je ne désire pas que tu soit la plus belle de l'univers, je désire que tu sois ma sœur."
Barrès est comme elle obsédé de la mort, elle est présente dans ses écrits. Il a le goût de la volupté pour le périssable, ce piment des sensations. Il porte en lui, la hantise de l'échec et l'impatience de la gloire.
Anna attaque Barrès sur ce nationalisme qui lui fait horreur. La discussion se prolonge, car ni Barrès, ni Anna ne désirent faire de concessions. La politique passionne les adversaires : moins ils sont d'accord, plus ils semblent se plaire.
Barrès note :
- " La bête de tristesse est rentrée dans sa niche, je me retrouve heureux comme un enfant. C'est un concert qui éclate, une pluie de fleurs qui tombe, un émerveillement dans mon âme. J'admire la vie, j'écarte la mort, je souhaite à tous le bonheur, l'univers à pris un sens…"
Et encore ceci, parlant d'Anna :
- " Parfois elle est tout le sérail, elle s'enveloppe de soies la tête ; elle se pelotonne : quelle émotivité : éternelle Esther qui défaille sans cesse."
Anna écrit au cours du séjour de Barrès à Amphion :
- " Nous étions l'un près de l'autre. Nous nous taisions. Nous n'avions rien à nous dire si grande était la communion de notre esprit."
Elle est toute à sa joie d'avoir trouvé, après une jeunesse bousculée, un homme dont "la silencieuse poésie" lui dit, avec un regard profond et triste.
- " Ne vous efforcez à rien, taisons-nous, je vous entends."
Barrès aime les femmes, mais pas celles, que, logiquement il devrait aimer.
Le retiennent, les éblouissantes, les dominatrices. Le voilà fasciné par la comtesse de Noailles.
Anna pour Barrès est la païenne, la sorcière, la Pythie, le fantôme trop vivant de sa rêverie. Elle est à la fois merveilleuse et désespérante.
Dans le recueil "Les vivants et les morts" un poème est inspiré de lui.
Nous n'avions plus besoin de parler, j'écoutais
Le rêve sillonner votre pensif visage ;
Vous étiez mon départ, mes haltes, mes voyages
Et tout ce que l'esprit conçoit quand il se tait.
…..
En 1904, Anna visite l'Italie avec Barrès. Ils vont à Venise. Anna écrit :
- " Nous menons ici la vie de province, la vie vénitienne, au café Florian où nous nous installons matin et soir, tandis que va, vient, boit et fume la petite notoriété littéraire de Venise. Douceur et tristesse de voir vivre et vieillir dans cette plus belle ville du monde, des êtres faibles et studieux qu'écrase la beauté de la ville."
Cette année là, Barrès écrit dans ses cahiers :
- " Première impression d'une certaine lassitude et d'une certaine mauvaise humeur… Cette volonté de se faire désirer par l'univers, c'est intéressant par le don d'expression qu'elle y joint, mais c'est l'imagination vaniteuse d'une jeune femme d'officier, et peut-être de toute Parisienne."
De retour à Paris, elle écrit dans une lettre.
- " Il viendra à Paris demain, il verra bien que rien ne change en moi."
A ce moment là, Barrès note dans ses cahiers :
- " Votre chant est pur et votre musique sûre, mais votre cœur…"
Quelques jours plus tard :
- " Mon âme indestructible ne peut être détournée de votre âme, mais précisément vous colorez mon âme de la teinte qu'a votre âme chaque jour."
Anna écrit :
- " Il n'aime pas les livres, ni les cœurs, ni les âmes, ni la musique, ni la vie, ni la mort, ni le monde…"
C'est très injuste : Barrès aime tout cela, mais à sa façon qui n'est pas celle d'Anna. De là, un malentendu se fait, plus profond que les précédents.
Ils se retrouvent pourtant encore avec joie, ils se promènent des après-midi entiers et il lui récite des pages du "Voyage de Sparte" qu'il écrit.
Dans un article paru dans le "Gaulois", il ne peut s'empêcher d'évoquer Anna :
- " Quand elle nous apporte le vin des roses de l'Orient, nul ne veut clore nos frontières à cette enchanteresse de qui l'harmonie pénètrerait la pierre même d'un rempart."
Anna se lasse de tant d'empressement, elle avoue pourtant "crever de tendresse auprès de cet être torturé".
Lorsque le 4 décembre 1923 Barrès a une crise cardiaque chez lui à Neuilly, le lendemain Anna dit :
- " Notre amitié inexprimable est située dans une région de l'esprit qui conçoit l'éternité."
Elle consacre un bref poème à la disparition du seul homme dont elle ait jamais accepté la supériorité intellectuelle.
Vous êtes mort ce soir à l'heure où le jour cesse.
Ce fut soudain. La douce et terrible paresse
En vous envahissant ne vous a pas vaincu.
Rien ne vous a prédit la torpeur et la tombe.
Vous eûtes le sommeil. Moi je peine et je tombe,
Et la plus morte mort est d'avoir survécu…
(L'honneur de souffrir)
Survivre : telle est sa hantise désormais. Survivre à ceux qui lui ont été chers lui paraît un sort pire que la mort. Et pourtant aucune espérance dans un quelconque au-delà ne l'anime.
Ils ont inventé l'âme afin que l'on abaisse
Le corps, unique lieu de rêve et de raison,
…..
Je refuse l'espoir, l'altitude, les ailes…
A l'abbé Mugnier qui se précipite chez elle après avoir été se recueillir devant la dépouille de Barrès, elle confie :
- " C'est une belle mort."
Elle ajoute :
- " Il n'aimait que moi."
Elle n'ira pas aux obsèques nationales le 8 décembre. Entre 1923 et 1926, on relève qu'elle écrit 103 poèmes de deuil.
Elle dit :
- " Mon regard n'est plus que souterrain."
Jean Rostand, présence discrète, évoque un excès de la douleur. Elle se remet pourtant avec courage au travail. Elle multiplie les prépublications, comme si elle redoutait que la mort ne vienne la cueillir avant que ses poèmes ne soient rassemblés.
Ses familiers en témoignent, elle est capable d'être par instant drôle, sinon cocasse, comment elle a le pouvoir de passer du sérieux au plaisant, étincelante, vibrante, détendue, se forçant s'il est nécessaire mais sans le paraître, quitte à se replier ensuite sur sa fatigue d'être.
Ecoutons cette voix, ce cri longuement modulé, cette passion mise à nu, cette ferveur qui brûle pour renaître et nous faire croire à la vie plus forte que la mort.
C'est vrai, je me suis beaucoup plainte
De l'amer bonheur de mes jours,
De l'été avec ses jacinthes
Qui me brisait le cœur d'amour.
Je me suis plainte, âpre et pâlie,
De l'univers étincelant,
Et de cette mélancolie
Qui tombe, au soir, d'un rosier blanc.
……………
Mais maintenant bien autre chose
Tourmente ce cœur éploré ;
Je ramène sur moi les roses
Pour que mes bras soient déchirés ;
……………….
Dans toutes les grottes de larmes,
Dans des jardins chauds et glacés,
Et sur des routes de vacarme
Où vos deux pieds seront percés.
Je vous mènerai, chère vie,
Dans de si torrides étés,
Que vous crierez, inassouvie,
Et les genoux épouvantés.
Ma belle vie échevelée
Si sensible et fine de peau,
Vous serez roulée et foulée,
Vous serez en sang, en lambeaux,
Mais je vous dirai : "O mon être,
Portez mieux ce destin fatal ;
Peut-être il nous reste à connaître
Quelque amour qui fera plus mal…"
(extrait) Les éblouissements.
Tout ce qui vient d'elle, et tout ce qui est elle est célèbre : la virtuosité de son verbe, ses rendez-vous qui ne sont jamais à l'heure, le prestige du poète qu'elle se donne avec orgueil à haute voix.
Elle suffit à meubler un salon, à animer une table. Elle séduit, elle s'impose, parle de politique, d'herbes, de fleurs, d'étoffes, d'Anatole France, d'un concert qu'elle à manqué, ou de sa jeunesse, ou de riens qui par elle deviennent tout.
Elle arrive, la voici et soudain toute l'assistance se tait, on se tourne vers elle, on se hausse sur la pointe des pieds pour la mieux apercevoir.
Une opulente chevelure noire, le nez fin et racé, les yeux immense au long regard… Elle est là, on la voit, on l'écoute : paroles, soupirs, sourires, entrecoupés de silences bouleversants auxquels chacun est suspendu.
Elle lève sa main ornée du saphir qu'elle affectionne et qui parle, elle aussi. Elle étonne, elle ravit, il n'y a qu'elle qui existe, jusqu'au moment où elle va se retirer, tard, le visage livide, les yeux marqués de l'empreinte de la fatigue, et le lendemain, elle sera celle dont on dira :
La comtesse n'a pas quitté son lit, elle est morte, elle est mourante, elle me l'a téléphoné, j'entendais à peine sa voix, mais elle vient encore de composer un poème.
- " Sous le masque de la fatigue, de la maladie, du labeur, de la misère de l'âme et du corps, la beauté mystérieuse transporte les sens dans un séjour suave autant que le sera l'éternel repos."
A un ami qui lui assure qu'elle deviendra une charmante vieille dame, elle répond indignée :
- " Mais je ne le veux pas ! "
Du fond de son lit, elle dessine au pastel, des fleurs, des portraits, elle rêve, pense à ses souvenirs, à ses promenades avec Proust, à Léon Daudet amoureux d'elle, à Maurice Chevalier rencontré en 1921 qu'elle appelait son frère étrange.
Il lui est apparu comme l'homme le plus séduisant du monde et elle lui a écrit des dizaines de poèmes.
Tu m'apparus suave et ravissant
Composé par le miel, l'astre, la tubéreuse.
Plus que le suc des fleurs, j'ai révéré ton sang,
Ta grâce m'accablait et me rendait peureuse.
Elle lui lisait les poèmes qu'il lui inspirait. Il lui dit un jour :
- " Ce ne sont pas des chansons pour moi."
Cet amour qu'elle a eu pour lui est demeuré sans espoir.
Depuis 1924, elle a noué avec Jean Cocteau une amitié fulgurante. Ils ont en commun la passion de la poésie, le don de la parole, la fascination de la mort qu'ils conjurent en en parlant sans cesse ; ils ont tous deux été élevés par une gouvernante allemande et, perdu leurs pères lorsqu'ils avaient dix ans.
Comme la vie d'Anna, leur amitié s'effiloche : Jean est pressé, Anna inattentive.
En 1926 elle écrit :
- " La vie est le temps qu'on met à ne plus s'étonner de souffrir. De toutes les promesses de l'univers, la seule qui ne déçoive pas, la certitude du néant, vous attire, vous contente et vous parle."
Sur les photographies, cela ne l'empêche de sourire. Elle publie chaque mois dans "Vogue" une brève chronique pleine de gaieté et de sagesse.
Après des mois de quasi-réclusion, elle sort de nouveau. Le jeune Julien Green l'aperçoit dans un salon.
- " Elle avait l'air d'une personne égarée dans une foule, ce jour là et, répondait à ceux qui lui adressaient la parole. Déjà, elle était ailleurs, et parce que je la devinais un peu au-delà de nous, j'avais été tenté de lui parler, mais que lui dire. Et je n'ai pas osé. Elle était entourée de monde et pourtant elle semblait toute seule. "
Anna aime à la folie la vie brillante dans les somptueux salons de Paris ; c'est pour elle une façon de s'évader de sa perpétuelle angoisse, une euphorie qu'elle sait précaire, mais qui lui permet ensuite, de mieux se retrouver. Elle n'est futile qu'en apparence.
En 1932, Anna se met à souffrir d'insomnies, de bourdonnements d'oreilles et de migraines ophtalmiques. Elle demande à un médecin.
- " Otez-moi des oreilles cet océan de ferraille."
Le psychanalyste René Lafargue rend son verdict :
- " Elle se détruit intérieurement."
En 1933, elle songe à composer de nouveaux poèmes, pourtant, elle ne peut plus écrire et la moindre conversation l'épuise.
- " Aucun organe essentiel n'est atteint chez moi, et cependant je m'en vais. Je meurs de moi-même…"
Elle s'éteint le dimanche 30 avril à 15 heures à son domicile, 40 rue Scheffer. Elle à 57 ans. Elle repose vêtue de soie blanche, étendue au milieu de brassées de roses blanches sur le lit étroit où elle vient de passé la moitié de sa vie. C'est avec une de ces roses, que le prêtre, à défaut de buis, trace sur son corps figé dans la mort, le signe de la croix.
Anna de Noailles est encore une présence proche de nous par la beauté du mot Poésie.
Offrande
Mes livres, je les fis pour vous, ô jeunes hommes,
Et j’ai laissé dedans,
Comme font les enfants qui mordent dans des pommes,
La marque de mes dents.
J’ai laissé mes deux mains sur la page étalées,
Et, la tête en avant,
J’ai pleuré, comme pleure au milieu de l’allée
Un orage crevant.
Je vous laisse, dans l’ombre amère de ce livre,
Mon regard et mon front,
Et mon âme toujours ardente et toujours ivre
Où vos mains traîneront.
Je vous laisse le clair soleil de mon visage,
Ses millions de rais,
Et mon cœur faible et doux, qui eut tant de courage
Pour ce qu’il désirait.
Je vous laisse ce cœur et toute son histoire,
Et sa douceur de lin,
Et l’aube de ma joue, et la nuit bleue et noire
Dont mes cheveux sont pleins.
Voyez comme vers vous, en robe misérable,
Mon Destin est venu.
Les plus humbles errants, sur les plus tristes sables,
N’ont pas les pieds si nus.
- Et je vous laisse, avec son feuillage et ses roses,
Le chaud jardin verni
Dont je parlais toujours ; - et mon chagrin sans cause,
Qui n’est jamais fini…
Hécate.