Une nuit avec
Edgar Allan Poe
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« Tout ce que nous voyons ou paraissons n’est qu’un rêve dans un rêve »
(E. A. Poe)
La vie d’Edgar Allan n’avait été que de très longues et obsédantes fiançailles avec la Mort. Chaque chant un prélude funeste, chaque mélodie s’achevait en requiem.
« La journée la plus heureuse – l’heure la plus heureuse
Mon cœur endurci et brisé les a connues. »
- On ne connaît de moi que des portraits de brocante regardés dans de mensongers faux jours…
La tristesse de sa voix portait au frisson.
- Comment a-t-on pu jeter sur moi tant de honte !… Lorsque ma Virginia sombra dans la maladie nous étions démunis de tout… Comment a-t-on osé dire que j’aurais tenté d’assassiner ma bien-aimée épouse pour trouver l’inspiration du « Corbeau » !
L’affreuse jalousie de cet unique retentissant succès que j’eus. La seule gloire de ma brève existence !
Il s’était sans doute relevé, sa silhouette plus ténébreuse que le ciel l’occultait. Il s’était tourné vers la fenêtre. Etait-ce une hallucination, sa voix me parvenait caverneuse, déformé, étranglée.
Un chat miaula plaintivement quelque part au dehors. Qu’en avait-il été de son union avec cette femme-enfant d’à peine 14ans (Edgar Allan en avait alors 26). Virginia était sa cousine, on lui reconnaissait de grands yeux de houri, un teint très mat, d’une parfaite pâleur.
Un témoin de l’époque rapportait avoir vu la jeune femme secouée de terribles frissons, enveloppée dans le grand manteau de son mari, avec un grand chat couché sur son sein. Le couple avait en leur logis une chatte noire nommée Catterina. (Edgar préférait les chats de cette couleur). Cette bête merveilleuse refusait toute nourriture en l’absence de son maître.
Bien sournois de la part de l’entourage d’alors de vouloir confondre le chagrin de l’époux à l’âpre volupté de son aptitude supposée à la nécrophilie. L’engrenage des déductions horribles avait pesé lourdement sur les épaules du poète qui guettait les prémices tant redoutées de la métamorphose d’un corps ruiné. Etait-il facile d’échapper à l’hérédité aux tares de sang. Fils d’alcoolique, névrosé, doté d’une cérébralité obsessionnelle où s’était ajouté tout ce qu’on supposait : une absence douteuse de lucidité, à la limite de l’impuissance, une tendance à l’homosexualité décelée dans ses nouvelles. Marie Bonaparte qui s’était penchée sur son œuvre, n’avait fait que disséquer ses travers aux lumières de la psychanalyse naissante.
La main du Malheur toujours le rattrapait inexorablement. Dans la Mort n’était-ce point l’avidité désespérée de la vie qu’il cherchait à retenir.
Je n’avais pas allumé, cependant ma vue s’accoutumait si bien que je distinguais sans effort et de plus en plus nettement l’emplacement du mobilier tout comme sa silhouette sanglée de noir. Il n’y avait plus de séparation entre le réel et l’irréel. La densité de cette présence inexplicable, si elle m’emplissait de stupeur me semblait être la conséquence de quelques liens oubliés. Nous aurions pu être lié par une amitié ancienne. Son comportement était loin de m’être inconnu. C’est la particularité de certains songes.
Aux abords de quelle frontière étions-nous cette nuit là ?
Même si j’eus un léger tressaillement, je m’attendais au geste qu’il eut. Seul le bruit de son doigt heurtant l’huisserie de la fenêtre en fut la cause. Il s’amusait. Il avait été tant de fois sollicité à déclamer les strophe de son fameux poème au succès tapageur qu’il voulait sans doute parodier le coup de bec de l’oiseau plutonien qu’il en renouvelait l’attraction tout à coup par facétie me montrant comment il avait dans l’âme le goût de la mise en scène.
" Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume d’une doctrine oubliée, pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un tapotement, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre. « C’est quelque visiteur, – murmurai-je, – qui frappe à la porte de ma chambre ; ce n’est que cela et rien de plus. »
Ah ! distinctement je me souviens que c’était dans le glacial décembre, et chaque tison brodait à son tour le plancher du reflet de son agonie. Ardemment je désirais le matin ; en vain m’étais-je efforcé de tirer de mes livres un sursis à ma tristesse, ma tristesse pour ma Lénore perdue, pour la précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore, – et qu’ici on ne nommera jamais plus."... ...
Nous n’abordâmes point les dérèglements dont il fut la proie au sortir de son deuil ; épuisé, à demi fou à attendre, à redouter, à souhaiter la mort sans cesse reportée de Virginia (ce qu’il avait confié au seul ami qu’il eut de véritable) il s’était précipité dans des passions simultanées avec une telle fougue, que bientôt le scandale l’auréola. Il ne cessait de courtiser plusieurs femmes, leur écrivant des lettres presque semblables avec un égarement et une sincérité confondante ! Sa confusion était troublante et ardent son désir de se trouver une nouvelle compagne. Présenté à Annie Richmond, il oublia Jane Locke. La faille intime qui le rongeait faisait qu’il s’attachait ardemment à quiconque lui témoignait de l’affection ou même seulement de la gentillesse.
Sa rencontre avec celle qu’on surnommait la Prophétesse de Providence, Helen Whitman l’agita. Drapée de voiles dans lesquels elle s’emmêlait, elle se targuait de communiquer avec l’au-delà et était d’une distraction éthérée. Se promenant ensemble dans un cimetière, il brigua sa main. De six ans son aînée, elle prétexta son refus par la fragilité de sa constitution.
« Ma très chère Helen, j’ai tant pressé votre lettre sur mes lèvres et l’ai tant baignée de larmes de joie ou d’un divin désespoir. J’ai pleuré pendant une longue, longue et hideuse nuit de désespoir. »
«Pour être avec vous en cet instant - et pouvoir murmurer à votre oreille les émotions divines qui m'agitent - je renoncerai volontiers à ce monde et à tous les espoirs d'un autre, j'y renoncerai joyeusement.»
Ainsi écrivit-il à Annie Richmond avant d’avaler la moitié des deux onces de laudanum qu’il avait acheté, se réservant de prendre l’autre moitié lorsqu’elle accourrait après avoir lu une lettre qu’il voulut porter à la poste. Jamais la lettre ne fut expédiée ! La raison le quitta avant d’atteindre le bureau postal. Rien ne semblait apaiser sa peur. La mort qui apaise n’étant point dans ses conventions.
Nous savions que les mots devenaient superflus par un accord tacite de nos pensées à cet instant. Il s’était tourné sur le côté et la blafarde clarté d’Astarté me dévoila ses yeux clairs brillants comme deux étoiles.
- Mémorable hiver que celui du Corbeau ! L’ascension du succès sur les ailes de l’oiseau plutonien. Le comble pour un volatile censé être de mauvais augure !...
La renommée de son Corbeau avait fait sensation jusqu’en Angleterre. Elizabeth Barret Barret à sa lecture avait ri. Un peu plus tard, elle lui avait adressé un courrier afin de narrer que des personnes étaient hantées par ce « Nevermore » lugubre, que des amis en subissaient la terreur, d’autres la musique… Et même l’une de ses connaissances qui avait le malheur de posséder un buste de Pallas n’osait plus le regarder le crépuscule venant !
Edgar Allan émit un bref rire mi-plaisant mi-sarcastique. On disait toujours qu’il ne riait jamais.
- Vous savez bien, les biographes écrivent n’importe quoi. Mes ossements eurent bien des tribulations !
Vingt six ans d’attente avant que me soit dédié un cénotaphe de granit et de marbre, un beau discours, et le Stabat Mater de Rossini. Une gerbe de camélia, de lys et de roses et un très remarqué grand Corbeau floral tressé de noires immortelles.
Il marqua une pause, puis il reprit comme reporté à cette époque où l’on se pressait autour de lui.
- Le noir est ma couleur. Je n’en ai jamais porté d’autre. Avec ce poème, dès que j’entrais dans un salon, pour tout le monde j’étais le Corbeau.
- Jamais plus…
Avais-je imaginé ce murmure ? Peut-être était-ce l’imminence de la séparation qui le soufflait ? Probablement un avertissement mystérieux distillé par l’heure avancée. La nuit glissait doucement vers l’aube comme une draperie tirée par une main invisible. J’avais toujours à portée de la mienne, près de mes stylos familiers, quelques plumes de mes chers corvidés. Obéissant à une impulsion irréfléchie, je pris la plus grande, la plus belle, la plus noire, chatoyante comme du jais et la lui tendis…
Hécate
... ... « Que cette parole soit le signal de notre séparation, oiseau ou démon ! – hurlai-je en me redressant. – Rentre dans la tempête, retourne au rivage de la nuit plutonienne ; ne laisse pas ici une seule plume noire comme souvenir du mensonge que ton âme a proféré ; laisse ma solitude inviolée ; quitte ce buste au-dessus de ma porte ; arrache ton bec de mon cœur et précipite ton spectre loin de ma porte ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »
Et le corbeau, immuable, est toujours installé sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre ; et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve ; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher ; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s’élever, – jamais plus !
(Fin de la deuxième partie)