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11 janvier 2009 7 11 /01 /janvier /2009 09:09

Lautréamont

 

L’ombre d’une vie

 

 

«  Là, dans un bosquet entouré de fleurs, dort l’hermaphrodite, profondément assoupi sur le gazon mouillé de ses pleurs. La lune  a dégagé son disque de la masse des nuages et caresse avec ses pâles rayons cette douce figure d’adolescent. Ses traits expriment l’énergie la plus virile, en même temps que la grâce d’une vierge céleste… »

 

Deuxième chant de Maldoror, première rencontre avec Isidore Ducasse, ou plutôt son double qui se fit son porte-parole paroxystique et glacé sous le pseudonyme de Lautréamont. Grand fut l’attrait de ces phrases dites par une voix inconnue et reçue par le truchement des ondes radiophoniques, un soir où je ne m’attendais qu’à l’ennui nostalgique habituel d’une fin de journée ordinaire.

 

Aujourd’hui, une fois encore, je pars à la recherche de cet esprit disparu du monde des hommes, en quête de ce qu’il fût, ou de ce qu’il put être avant de se fondre dans l‘immensité ténébreuse de Maldoror.

 

         Il naît le 4 avril 1846 à Montevideo d’un père secrétaire au Consulat de France et d’une mère qui meurt jeune, noyée, suicidée ? Le doute subsiste encore.

         La plage devient son royaume imaginaire. Tel l’enfant du « Voyage » de Baudelaire avec ses cartes et ses estampes, il se représente à lui-même, la tête sur les genoux, oublieux pour un moment, de la longue minceur de sa silhouette de héron, légèrement voûtée, de sa voix un peu trop aiguë, aussi étrange que celle du poète Shelley, l’homme aux yeux violets. 

 

Bizarrement, il ne se passe guère de jour où la vision du crâne noirci de ce poète disparu, que Byron tente de retirer du feu au bord d’une plage, ne le hante. Byron et son pied bot et sa vertigineuse envie de décapiter le cadavre pour en conserver la relique, Byron maudissant le ciel, crachant dans les cendres et retirant enfin des flammes le cœur intact de Shelley. Ce récit de Trelawny l’obsède, comme l’obsèdent toutes sortes de visions et de créatures, où il lui semble reconnaître un double de lui-même.

         Esclave de cette précocité qui ronge sa jeunesse, il s’abîme dans des lectures et des rêveries qui le tiennent éveillé même au bord du sommeil qu’il refuse, et le jettent hors du réel.

         Il porte des costumes blancs, des lavallières de velours, des cravates de soie qu’il fait venir de Paris, comme ses livres.

         Son indépendance financière lui confère un certain prestige, même si la fascination inquiétante qu’il éprouve pour tous les excès de violence surprend. Ceux-ci ne manquent pas à ce jeune homme dont la réserve est évidente et qui ne se lie qu’avec prudence. Il lui semble avoir grandi sans la capacité d’aimer. Tout n’existe que par sa capacité de conscience.

         A l’insu de son père, il se rend souvent à cheval place de l’Indépendance où il reste assis à la terrasse du Sol El Negro à boire café après café, se montrant capable d’inaction à un degré sidérant. Il arrive que sa timidité naturelle se dissipe au cours de conversations avec des étrangers descendus à l’hôtel, toujours des hommes.

         Mais de plus en plus souvent, il est surpris aux alentours d’un abattoir à la lisière d’un quartier pauvre. Il observe tout le carnage caractéristique d’un tel endroit dans un état d’intensité proche de la transe, sans pour cela marquer d’émotion outre mesure.

 

Il ressent de plus en plus la tyrannie de ce milieu du XIXe siècle dans lequel il étouffe. Son père inabordable,  insomniaque, laisse toute la nuit les lumières allumées dans toute la demeure.

         Le souvenir de sa mère le hante. Imagine-t-il, ou se souvient-il vraiment de cette jeune femme, Célestine-Jacquette, défaisant sa longue chevelure blonde à son chevet d’enfant ?

Partageant avec lui son amour des livres illustrés, lui racontant des histoires dont la fiction les emporte l’un et l’autre plus étroitement que le plus intense amour. Lorsqu’elle s’attarde un peu trop, on vient frapper à la porte de la chambre. Il voit alors d’un coup ses traits vieillir lorsqu’elle se relève en renouant sa chevelure avant de le quitter. Elle n’est plus la complice à la recherche d’îles perdues, mais une femme soumise au devoir conjugal.

         En réalité, il est orphelin de bonne heure ; sa mère serait morte un an et huit mois après sa naissance et enterrée sous son seul prénom dans une fosse commune (suicide oblige, si suicide il y eut).

 

         Montevideo est pleine de parfums, de sons, d’odeurs, de musiques, de chants, de guitares, de cadences des mambas, de primitivisme nègre. L’air est chargé de fantasmes. Dans cette ambiance de carnaval, d’explosions de feux d’artifice, avec le rayon rouge du phare balayant la mer nocturne, il s’exalte, se prend pour un chaman, s’imagine être capable de se transformer en loup-garou, de monter au ciel ou descendre aux enfers réclamer l’âme de sa mère.

 

         C’est un passage de frontières, un échange d’identité, un monde de transgressions. Maldoror naîtra de toutes ces violences voluptueuses et charnelles, des brutalités de la rue, de la splendeur des couchers de soleil, de l’odeur du sang, de la sueur, de l’ivresse de ces fêtes où il se masque et devient un autre, mêlé à une foule qui ne se connaît plus.

         Toutes ses lectures tourbillonnent dans son cerveau en fièvre et deviennent un monstrueux maelström de mots, d’images, de personnages. Il se surprend à boiter comme Byron et il en rit. Sa solitude est incommensurable. Mickiewicz, Baudelaire, Poe enflamment son imagination. Parallèlement pour donner le change, il lit Lamartine, Hugo, Musset. Mais c’est au roman mondain et historique d’Eugène Sue paru en 1837 qu’il empruntera le nom sous lequel il publiera les sombres Chants de Maldoror, modifiant quelque peu le nom du héros Byronien, Latréaumont.

         Le premier chant de Maldoror est à paraître dans une anthologie publiée à Bordeaux et intitulée  « Parfums de l’âme ».

 

Il aime les œuvres pour piano de Liszt et de Chopin. L’ « Œdipe-Roi » de

Sophocle le fascine. Il rôde et discute de la représentation de la pièce donnée par une troupe amateur. On retient la cruauté de ses propos dans le regret qu’il exprime de ne pas avoir vu Jocaste se pendre sur la scène.

 

Sa faculté d’imagination ne connaît aucune trêve. Travaillé entre l’austérité contrainte imposée par ses précepteurs au service de l’autorité d’un père louvoyant entre une vie publique respectable et les déchaînements d’une sexualité de taureau, il fuit, rêve de s’enfuir et se mêle à la pègre, aux marginaux durant toutes les festivités du carnaval. Promis à l’Europe, il s’enfonce dans ce qui le fascine : l’attrait des sens, la trivialité, l’ambiguïté, la confusion des sexes, l’observation froide d’autrui. Est-il homme ou femme ?

         Un soir, il retrouve dans un logis rudimentaire jonché de fleurs, narcisses, iris bleus, œillets rouges et lys immaculés, l’adversaire qui l’avait attaqué par un stylet lancé contre lui au détour d’une rue. Un baldaquin rustique occupe la moitié de la chambre. Une voix s’élève, perfore sa mémoire, le traque. Hallucination ?

         « - On m’appelle la Reine de Cœur, lui dit l’étrange personnage. J’ai des cœurs rouges tatoués dans le dos, vous ne pouvez pas les voir. Je suis partout à la fois… J’ai travaillé un temps dans un cirque ambulant, puis j’ai suivi l’armée argentine jusqu’au Paraguay. Je connais les vertus hallucinatoires du peyotl et l’opium des marins français… Il va y avoir des victimes ce soir, on va jouer du couteau, des mains vont être brûlées par les explosifs. Il y a ceux dont le corps ne tient pas les drogues et que j’ai tous marqués.  J’ai sélectionné du regard ceux qui mourront. »

         L’individu porte un masque d’arlequin couleur cerise, sa taille est fine comme celle d’un écolier, mais ses épaules et son torse sont très développés à la différence des jambes maigrichonnes et des doigts effilés. Il boit tequila sur tequila. Isidore Ducasse pense qu’il va se faire éclater l’esprit. Il regarde le collant jaune qui moule étroitement les contours les plus indécents de sa personne. La posture est provocante. Une invitation pas même déguisée, elle ! Quand il se lève prêt à partir, fuyant la mort, l’amour, la transe, la créature lui dit encore : « - Vous n’oublierez pas la Reine de Cœur. » La voix est aiguë, stridente.

         Rentré chez lui, il ôte de son visage le masque de pierrot blanc, maculé, déchiré ; un masque de mort qui avait incarné ce soir-là le pouvoir de sa frénésie. Il sait qu’il va lui falloir quitter impérativement Montevideo, échapper à la Reine de Cœur, à cet intérêt obsessionnel qu’il lui porte. Il revoit le couteau menaçant à portée de main, la bouteille roulée au pied de la créature hybride.

La découverte que l’on peut être à la fois mâle et femelle porte son affolement à son extrême. Dans un état de demi – conscience, il croit voir dans le salon son père en sphinx noir dont le corps léonin se love sur le divan. Il croit aussi que la Reine de Cœur est en observation derrière une fenêtre.

         Les rares relations qu’il a parfois avec la servante Alma, ne calment jamais les exigences qui sont les siennes et dont il ignore tout. Elles le laissent constamment sur sa soif.

         La fureur agressive et la passivité somnolente dans Maldoror, sont à la fois combat et volonté de se libérer, tout en se vautrant dans toutes les situations extrêmes de la création. On parle de Dieu, du Bien, du Mal, de Satan, tous les éclairages sont possibles, de la bible au bestiaire, de la persécution érotique à l’enfance angélique. A la fois lucide et halluciné, il y a en lui quelque chose qui ne dort jamais, en proie à une obsession perpétuelle, à une fuite de soi, pour peut-être sublimer ou révéler ce qui est intéressant dans un être : le dépassement et le message à laisser derrière soi. Pour cela, détruire toute trace de réalisme le plus possible, afin de laisser le symbolisme foudroyer l’esprit du lecteur et le toucher là où il doit l’être, dans les replis les plus cachés de son cœur.

         Lautréamont est un thaumaturge, comme Isidore rêva souvent de l’être.

A Montevideo, il eut en mains les écrits d’Eliphas Levi. A Paris, l’hypnotisme, l’occultisme sont en vogue. Le lien est vite fait. Ducasse est mort enterré en Amérique du Sud ! Les gens bizarres qui sont attirés par le Comte de Lautréamont, ne savent rien de ses écrits.

         Des émeutes éclatent. Des troubles déstabilisent la ville. L’empereur aurait vieilli de vingt ans en trois mois. Lautréamont s’enferme à double tour des jours durant en proie à de violentes migraines, sa santé toujours délicate s’use de plus en plus. Ses fenêtres mansardées allumées toutes les nuits attisent les curieux. Il se nourrit de pain et de vin. Avec ses livres, ce sont là ses dépenses ordinaires.

         Une fièvre contractée à Montevideo le tient parfois étendu le jour, il ne dort pas, habité de visions. Il fait usage de drogues pour calmer la tension de ses nerfs. Il redoute la destruction de ses écrits et l’achèvement des Chants. Ducasse, Lautréamont et Maldoror, ce trio, s’il cesse d’être, dans quel autre personnage entrer ?

         La nuit, il reçoit de plus en plus de visiteurs, informateurs, voleurs, révolutionnaires, occultistes. Il est de mèche avec les gens qui se sont dépris du tissu social. Il ne sait pas toujours les noms de ceux qui viennent chez lui. Il y a bien le dernier prince de la famille des Médicis, dont le père entretient un sérail de jeunes garçons…

         Paris est devenu une ville d’insomniaques. Les lumières demeurent allumées toute la nuit aux Tuileries. L’impératrice est vêtue de noir et porte un diadème de jais.

         Il va à présent détruire tout ce qui n’est pas nécessaire à son existence. Lettres, livres, vêtements, de rares effets ayant appartenus à sa mère et qu’il avait emporté en quittant Montevideo. Il joue du piano presque toutes les nuits malgré les plaintes de la concierge qui ne le voit pratiquement plus.

         En avril 1870 paraît le premier fascicule des Poésies. Il annonce qu’il a renié son passé et désire corriger les plus beaux poèmes de la littérature dans le sens de l’espoir. Peut-être a-t-il touché le fond froid du désespoir. L’auteur de Maldoror peut-il croire qu’il suffit de « remplacer le désespoir par l’espoir, la méchanceté par le bien ».

        

         Que furent les derniers instants d’Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont ? Disparu dans l’incognito de la mort 7 rue du faubourg Mont-Martre, le jeudi 24 novembre 1870, il est inhumé le lendemain au cimetière du Nord.

         Aujourd’hui, il est impossible de trouver sa tombe. Après avoir été transférée dans la 49e Division, celle-ci sera désaffectée à des fins immobilières. Les dépouilles des concessions temporaires furent versées à l’ossuaire de Pantin.

 

         « Quand la nuit obscurcit le cours des heures, quel est celui qui n’a pas combattu contre l’influence du sommeil, dans sa couche mouillée d’une glaciale sueur ? Ce lit, attirant contre son sein les facultés mourantes, n’est qu’un tombeau composé de planches de sapin équarri. La volonté se retire insensiblement, comme en présence d’une force invisible. Une poix visqueuse épaissit le cristallin des yeux. Les paupières se recherchent comme deux amis. Le corps n’est plus qu’un cadavre qui respire. Enfin, quatre énormes pieux clouent sur le matelas la totalité des membres. Et remarquez, je vous prie, qu’en somme les draps ne sont que des linceuls. Voici la cassolette où brûle l’encens des religions. L’éternité mugit, ainsi qu’une mer lointaine, et s’approche à grands pas. L’appartement a disparu : Prosternez-vous, humains, dans la chapelle ardente. »  (Chant cinquième).

 

Hécate.

 

 

Bibliographie :

 

*                « Lautréamont et Sade » de Maurice Blanchot. « Les Editions de Minuit »

 

*                « Œuvres complètes » : « Les Chants de Maldoror », « Poésies », « Lettres » d’Isidore Ducasse.  Edition « José Corti »

 

*                « Invention d’Isidore Ducasse » de Jeremy Reed.  Edition « La différence »

 

 

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