Tout dort paisiblement, sauf l'amour.
de
Claude Pujade-Renaud
" Nourri notamment des journaux et de la correspondance de Kierkegaard, ce roman à plusieurs voix explore les dimensions tout à la fois poétiques et tragiques d'un penseur qui ne se voulait pas philosophe et chérissait les arbres, les chevaux et Mozart. Un personnage énigmatique qui tour à tour se révèle et se dérobe à travers ce tissage entre l'existence et l'œuvre."
Il y a des années de cela ,j'avais lu Le Traité du Désespoir, cette maladie mortelle dont il écrivait que de ne l'avoir jamais ressenti, c'est le désespoir même.
Dernier né d'un second lit, Kierkegaard a grandi auprès d'un vieillard au piétisme farouche et despotique.
"Il faut avoir vécu pour proprement ressentir le besoin de christianisme. L'impose-t-on trop tôt à quelqu'un, on le rend littéralement fou ..." écrit-il dans son journal en 1848.
Révoltée, déchirée, ainsi fût la vie de Søren Kierkegaard et ce livre romancé avec grâce, délicatesse dont on tourne les pages comme celles des jours de la vie même m'a beaucoup touchée. Les chapitres sont courts et à voix alternées, il y a celle de Régine Olsen (qui a été la fiancée de Søren, elle avait 19 ans, c'était son premier amour et n'a jamais compris pourquoi il rompit ces fiançailles), celle de son époux Frederik Schlegel et aussi celles des parentés de Kierkegaard.
" Quatorze ans plus tard je ne suis pas assurée d'avoir compris. Alors qu'il me rendait tellement vivante, avide, et d'une certaine façon plus intelligente, plus réceptive, aux livres, comme à la musique. Comment ai-je pu être assez stupide pour ne rien pressentir? Mais il était tellement malin !...Une maîtrise diabolique !Dans laquelle je me serais laissée piégée? Pourtant je suis certaine qu'il n'a pas cherché à me tromper. Qu'il m'a véritablement aimée...Bien sûr, j'avais parfois perçu chez lui l'affleurement de la mélancolie. Dans mon orgueil et ma naïveté d'amoureuse novice, j'étais convaincue de pouvoir l'en guérir !
Dans cette année de nos fiançailles, je n'avais pas eu le sentiment qu'il était torturé. Lui si drôle, si pétillant ! Espiègle comme un gamin. Ensemble nous avons tant ri :cette profusion de plaisanteries, de mots d'esprit. Il savait faire du langage un jeu merveilleux, une fantaisie scintillante. Avec lui je découvrais les résonnances multiples d'un poème, ou d'un simple terme...Oui c'est vrai, une risée de détresse ,parfois dans ses yeux d'un bleu intense, si beaux..."
En 1855, aux Antilles danoises dont son époux est le gouverneur, Régine apprend la mort de Søren Kierkegaard dans le supplément du journal Berlingske Tidende. Søren n'avait que quarante deux ans , l'annonce est signée de son frère aîné.
Commence alors une remontée dans le passé, dans des instants de lecture grappillée dans l'œuvre de Kierkegaard... Malgré une union heureuse avec Frederick Schlegel, son ancien précepteur épousé en 1847, au grand dépit de Kierkegaard qui a essayé de feindre le plus possible cynisme et détachement, afin d'éviter à cette fiancée délaissée de trop souffrir, Régine cherche à comprendre celui qu'elle ne peut tout à fait oublier.
Le 1er janvier 1856, le bateau apporte un courrier du pasteur Peter Kierkegaard. Il s'agit du testament de Søren Kierkegaard :
"Ma volonté est évidemment que ma fiancée d'antan , Madame Régine Schlegel, hérite inconditionnellement de tout le peu que je laisse derrière moi...Je souhaite ici exprimer que je fus et demeure aussi obligé par les fiançailles que par un mariage, et c'est pourquoi mon héritage lui revient exactement comme si nous avions été mariés."
Kierkegaard avait fait confectionner une toute petite armoire en 1844-1845, d'une taille inusité, fermée à clef, la clef dans une enveloppe close par un sceau noir : A ouvrir après ma mort. A l'intérieur, le testament, des doubles d'œuvres publiées sous des pseudonymes, un exemplaire pour lui-même, l'autre dédicacé à son ancienne fiancée, des lettres de Régine Olsen, les deux anneaux de fiançailles et un étui brodé d'une loupe.
" Elle a choisi le cri, j'ai choisi la douleur."
(Kierkegaard)
" Je me souviens que tu me lisais Ovide, ces passages des Métamorphoses où les jeunes filles deviennent des arbres , des oiseaux ou des rivières. Une façon de me dire : je ne peux pas t'aimer dans la réalité...A dix-huit ans , comment aurais-je pu comprendre ? Et même à cinquante sept ans je ne suis pas certaine d'en être capable ."
Le leitmotiv douloureux du Journal de Kierkegaard : " Ce qui m'a fait défaut, c'est la bête , qui m'a fait défaut, c'est la bête, qui, elle aussi fait partie de l'humaine destinée...Mais donnez-moi donc un corps ! " Le poids des secrets, des fautes du père, la malédiction qui semble marquer les Kierkegaard...Tout interroge. Kierkegaard est malade à mort. L'épine dans la chair... Dans la douleur qui mine son corps, Vieux avant l'âge dans son âme, mais pas seulement ... A l'hôpital, c'est avec tendresse qu'il a parlé avec une douce ironie de sa petite gouvernante, Régine qu'il voyait devenir cela après leur rupture. Il a répété qu'une épine dans sa chair l'empêchait de se marier...
Lors de la traversée qui ramène Régine et son époux à Copenhague, sur la passerelle, elle ouvre un des livres de Kierkegaard inspiré d'un poète , Jens Baggesen, lu à haute voix durant leurs fiançailles : Agnès de Holmegarde.
Andersen avait écrit aussi sur ce même thème.
"Solitaire la jeune Agnès se promène sur le rivage, elle aime regarder les vagues, écouter leur rumeur. Comme moi en ce moment. Un triton émerge à demi de l'onde, la contemple, en devient amoureux : l'entraînera-il dans son univers de remous et courants marins ?
Agnès et le triton, Régine et Søren ?
Il n'a pas voulu m'emmener dans les eaux profondes, périlleuses où il respirait, pensait, se voulait à l'écriture... Il y a cette lettre adressée au début de leurs fiançailles :
La vie véritable ne résidait pas dans le monde réel mais dans les profondeurs de l'âme, à ses yeux profondément océaniques. Il avait même ajouté un dessin, au trait acéré. Ce dessin représentait une chambre sous-marine. A l'intérieur le mugissement des flots n'était plus qu'un lointain murmure et c'est là ,blottis à l'écart des humains , que nous étions supposés vivre ensemble, dans ce monde magique et préservé...Ces évocations charmaient la naïve romantique que j'étais.
Søren le triton - le monstre ? - a préféré se séparer de Régine-Agnès.
Poursuivant ma lecture, je vois qu'il raconte l'histoire à sa façon qui n'est ni celle de Bergesen ni celle d' Andersen. Le triton emporte la jeune fille au sein des profondeurs océanes, profondeurs démoniaques...
Démoniaques ? Que veut-il dire ? ce tumulte au fond de nous, ces tourbillons dont nous ne serions ni conscients ni maîtres, la houle toute-puissante de nos pulsions ?
Agnès n'a pas peur, elle fait confiance à cet être inquiétant, elle l'aime, s'abandonne. Tant d'innocence désarme le "monstre" : il renonce à séduire Agnès, la ramène sur le rivage.
Puis désespéré, plonge dans le bouillonnement des flots, et "le désespoir du triton se démonte encore davantage ".
Søren rompit avec moi, me laissant sur une terre paisible, familière, craignant que je ne découvre ce qui en lui tressautait, mugissait, menaçait de tout ravager ?
...Mais Régine n'avait pas lu alors toute l'histoire trop troublée pour s'y aventurer en entier !.......
Le titre du roman est une phrase de Kierkegaard.
Editions Actes Sud mars 2016.
Hécate