Parle-leur de batailles,
de rois et d’éléphants.
de Mathias Enard.
Tout commence par l’arrivée de Michel – Ange à Constantinople le 13 mai 1506 invité par le Sultan Bajazet.
« Chronique de quelques semaines oubliées de l’histoire… Troublant comme la rencontre de l’homme de la Renaissance avec les beautés du monde ottoman, précis et ciselé comme une pièce d’orfèvrerie, ce portrait de l’artiste au travail est aussi une fascinante réflexion sur l’acte de créer et sur le symbole d’un geste inachevé vers l’autre rive de la civilisation » nous dit la quatrième de couverture.
« La nuit ne communique pas avec le jour. Elle y brûle. On la porte au bûcher à l’aube. Et avec elle ses gens, les buveurs, les poètes, les amants. Nous sommes un peuple de relégués, de condamnés à mort. Je ne te connais pas. Je connais ton ami turc ; c’est l’un des nôtres. Petit à petit il disparaît du monde, avalé par l’ombre et ses mirages ; nous sommes ses frères. Je ne sais quelle douleur ou quel plaisir l’a poussé vers nous, vers la poudre d’étoiles, peut-être l’opium, peut-être le vin, peut-être quelque blessure obscure de l’âme bien cachée dans les replis de la mémoire.
Tu souhaites nous rejoindre. »
Tout au long des pages les activités semi – oisives du jour de l’artiste alternent avec l’onirisme des nuits où vont se mêler voix, musiques, et toutes les architectures de l’indicible. Michel – Ange emplit les pages de sa présence. Il dessine, marche, découvre, s’absorbe dans le silence et la fierté.
Il y a des livres qui sont à la fois histoire, conte et poésie…et dont il est difficile de parler…de peur d’en déflorer le charme, d’en dévoiler l’ambiance, d’en éventer saveurs et parfums, d’en affadir les couleurs, d’en détruire l’envoûtement.
Il m’a suffit d’ouvrir celui-là, par curiosité tout d’abord. Le nom de l’auteur ne m’étant pas inconnu, même si ses livres précédents l’étaient.
Quand l’écriture est si belle, si prenante, comment mettre ses propres mots derrière elle ?...
Debout dans la librairie, j’ai lu quelques phrases… assez pour être captivé, transportée…
« Tu penses désirer ma beauté, la douceur de ma peau, l’éclat de mon sourire, la finesse de mes articulations, le carmin de mes lèvres, mais en réalité, ce que tu souhaites sans le savoir, c’est la disparition de tes peurs, la guérison, l’union, le retour, l’oubli. Cette puissance en toi te dévore dans la solitude.
Alors tu souffres, perdu dans un crépuscule infini, un pied dans le jour et l’autre dans la nuit. »
Michel - Ange attend.
Il va recevoir un contrat en latin et une bourse de cent aspres d’argent pour ses frais.
« Le secrétaire qui lui tend les papiers a les mains douces, les doigts fin ; il s’appelle Mesihi de Pristina, c’est un lettré, un artiste, un grand poète, protégé du vizir. Un visage d’ange, le regard sombre, un sourire sincère, il parle un peu franc, un peu grec, il sait l’arabe et le persan. »
« Il s’est laissé conduire, à pied à travers les rues tièdes de la ville. Les boutiques fermaient, les artisans cessaient le travail, les parfums des roses et du jasmin, décuplés par le soir se mêlaient à l’air marin et aux effluves moins poétiques de la cité. »
« Dans la solitude désemparée de celui qui ignore tout de la langue, des codes, des usages de la réunion à laquelle il prend part, Michel – Ange se sent vide, objet d’attentions qu’il ne saisit pas… »
…Viens échanson, lève-toi et apporte le vin, et d’un pas magique, d’un geste où le lourd vase de cuivre ne pesait rien, le danseur ou la danseuse si léger, si légère, a rempli les verres l’un après l’autre, en commençant par celui du vizir. Michel – Ange a frissonné quand les étoffes lâches, les muscles tendus se sont approchés si près, et, lui qui ne boit jamais, il porte maintenant la coupe à ses lèvres en signe de gratitude envers ses hôtes et en hommage à la beauté de celui ou celle qui lui a servi le vin épais et épicé. Cyprès quand il est debout, c’est un saule quand, penché sur le buveur, l’échanson incline le récipient d’où jaillit le liquide noir aux reflets rouges dans la lueur des lampes, des saphir qui jouent aux rubis. »
Michel – Ange est à Constantinople pour construire un pont.
« Un pont ce sera la cadence des arches, leur courbe, leur élégance des piles, des ailes, du tablier. Des niches, des gorges des ornements pour les transitions, certes mais déjà, dans le rapport entre voûte et piliers, tout sera dit.
Michel – Ange n’a pas d’idée.
Cet ouvrage doit être unique, chef-d’œuvre de grâce autant que le David, autant que la Pietà.
Michel – Ange baye aux corneilles sur ses planches. Il ne voit pas encore ce pont. »
Il n’est pas dans mon idée d’édulcorer ce roman, entrecroisement d’ambivalences et de rencontres. La volupté voisine avec la cruelle douceur des passions de l’Histoire et de l’histoire individuelle.
« Parle – leur de batailles, de rois et d’éléphants, de chevaux, de diables, d’éléphants et d’anges, mais n’omets pas de leur parler d’amour et de choses semblables. »
Tout est annoncé dans l’épigraphe de Kipling qui invite le lecteur à se glisser hors du temps…et dans ce temps mystérieux entrevu comme en rêve.
Hécate.
Bibliographie de l’auteur :
La perfection du tir. 2003
Remonter l’Orénoque. 2005
Bréviaire des artificiers. 2007
Zone. 2008 ( prix Décembre 2008 / prix du Livre Inter 2009)
Mangée, mangée. 2009