L’Epoux impatient
de Grazia Livi
L’époux impatient, c’est Lev Nikolaïevitch Tolstoï dont les noces avec Sofia Andreevna viennent d’être célébrées à Moscou le 22 septembre 1862 après de très brèves fiançailles.
« Tout devait s’accomplir en une seule semaine : la préparation, la séparation, le rite, l’adieu. Alors que Sonia vivait en symbiose avec sa mère, mesurant, choisissant, achetant et quelle dormait la nuit d’un sommeil entrecoupé de rêves incompréhensibles, Lev se couchait tard, se promenait beaucoup et parlait nerveusement. »
Toutes les bassesses de ma jeunesse me brûlent le cœur : terreur, douleur, repentir. Je me dis :
Est-ce possible de souffrir tellement et d’être en même temps heureux ? Chaque jour je deviens de plus en plus fou.
Entre la pure colombe effarouchée et le tumultueux Lev Tolstoï qui vit comme un moujik, exige l’absolu de lui-même et des autres, le voyage de noces se déroule dans l’exaltation de la passion et de l’angoisse enfiévrée.
Le passé, le présent s’enchevêtrent dans les pensées de Sofia et de Lev. Verste après verste, durant ces deux jours en berline, ces deux êtres vont se découvrir, s’apprivoiser. Frémissements de l’âme se heurtant aux embrasements de la chair.
« Il était en proie à un désir irrépressible, prendre d’assaut sa nouvelle vie. Il avait trente quatre ans et elle, à peine dix huit. Entre eux il y avait une telle différence, un écart, un abîme. Seize ans.
« Aide-moi Seigneur. J’ai gaspillé mon temps, je me suis gaspillé. »
Il se détestait pour tout ce qu’il avait laissé advenir, en brute qu’il était, irasciblement impulsif, maladroit en société, rétif à toute critique, volubile, intolérant, amoureux de la gloire à outrance. Les insultes qu’il s’adressait dans son journal n’avaient d’égale que sa soif de perfection. Elle lui imposait une foule de règles, de corrections, de freins. »
Dans les 157 pages de ce livre Grazia Livi restitue magnifiquement toute l’âpreté romantique de l’âme russe ; s’appuyant sur des écrits intimes de Tolstoï et de Sofia Andreevna qu’elle intègre subtilement aux dialogues et aux descriptions qui rythment ce troublant voyage jusqu’à Iasnaïa Poliana, la résidence de l’écrivain.
« Il avait lui-même acheté cette berline construite sur un modèle parisien, tapissé à l’intérieur d’un damas gris, munie de lanternes cylindriques et d’un marchepied revêtu de cuir. Il avait choisi lui-même cette épouse intimidée et tendre. »
- A quoi pensiez-vous ? demanda-t-elle, oubliant qu’elle devait éviter le vous et le français. Langue de salon, de petits mouchoirs brodés, langue qui ornait les livres mais n’exprimait pas la vérité de l’âme russe.»
Il le lui dirait plus tard…
« Elle voyageait dans la nuit des temps. Quelque chose d’inconnu, d’ajourné, en suspens, pesait sur elle depuis le moment où elle avait dit « oui » à Lev Tolstoï. Cela avait un rapport avec le mot « union » qui transmettait de mère en fille un secret archaïque, entouré d’un essaim de chuchotements… Mais par orgueil, par timidité, elle n’avait pas demandé d’explication et préférait se soumettre au secret qui se révélerait peut-être la nuit à l’improviste dans la tanière inconsciente du sommeil. »
Grazia Livi est née à Florence en 1930 elle vit aujourd’hui à Milan. Journaliste, essayiste et romancière, elle a obtenu le prix Viareggio du meilleur essai en 1991 pour « Le lettere del mio » et le prix Alessandro Manzoni, en 2006 pour «Lo sposo impaziente», publié chez Actes Sud en 2010.
Hécate