Le Nécrophile
« Tout conformisme me fut toujours étranger »
(Gabrielle Wittkop)
Publié en 1972 par Régine Deforges et réédité chez Verticales en 2001, ce roman d’amour extrême se décline en un journal intime, celui de Lucien N. qui tient une boutique d’antiquités.
Pour Lucien N. l’amour ne peut commencer que lorsque la vie s’achève.
1er décembre 19…
« Je ne déteste pas mon métier ; ses ivoires cadavéreux, ses faïences blêmes, tout le bien des morts, les meubles qu’ils ont faits, les tableaux qu’ils ont peints, les verres où ils ont bu quand la vie leur était douce. Vraiment le métier d’antiquaire est un état nécrophilique presque idéal. »
7 janvier 19…
« On parle du sexe sous toutes ses formes, sauf une. La nécrophilie n’est ni tolérée des gouvernements ni approuvée des jeunesses contestataires. Amour nécrophilique, le seul qui soit pur, puisque même amor intellectualis, cette grande rose blanche, attend d’être payée de retour. Pas de contrepartie pour le nécrophile amoureux, le don qu’il fait de lui-même n’éveille aucun élan. »
Lorsque j’ai publié ma chronique sur « La mort propagande » de Hervé Guibert, j’ai dit : « entrer dans son écriture c’est comme prendre un mort dans ses bras.»
Je n’avais pas lu ce livre de Gabrielle Wittkop !
Lucien N., prend dans ses bras les morts dont il tombe amoureux, il les dérobe aux tombes fraîches, les porte jusqu’à son lit avec d’infinies délicatesses.
« J’avais dès le premier instant senti ce que Suzanne serait pour moi. Aussi, bien que frileux, m’empressai-je de fermer le chauffage, d’établir ces sournois courants d’air qui réfrigèrent les pièces en un instant et pour bien des heures. Je préparai de la glace, j’éloignai de Suzanne tout ce qui pouvait lui nuire. Sauf moi, hélas !... »
« Pendant quatorze jours, j’ai été indiciblement heureux. Indiciblement mais pas absolument car pour moi, jamais la joie ne vient sans le chagrin de le savoir éphémère, tout bonheur porte ostensiblement le germe de sa propre fin. Seule la mort – la mienne – me délivrera de la défaite, de la blessure que nous inflige le temps. »
« Eros et Thanatos. Tous ces sexes sous la terre, y pense – t – on jamais ? »
Le tailleur de Lucien N. ne peut s’empêcher de lui suggérer une garde – robe moins morose : « Car, si élégant soit – il le noir fait triste.
C’est donc la couleur qui me convient, car moi aussi, je suis triste. Je suis triste de toujours devoir me séparer de ceux que j’aime. »
L’audace de ce roman s’équilibre d’une haute élégance de style, délétère et élégiaque.
Les chairs mortes ont – elles jamais été sous la plume de Gabrielle Wittkop aussi envoûtantes, aussi tendres, aussi prenantes que dans ces affaissements, ces abandons ultimes qui précèdent la décomposition irrémédiable ?
Au risque de choquer, je m’y attends, avec le recul, flotte dans ces pages aux voluptés dérangeantes, une pathétique douceur.
Comme dans « Sérénissime Assassinat », quelques phrases sont en correspondances avec l’art de la peinture.
16 janvier 19…
« Jérôme – Hiëronimus. Dans son Jardin des Délices, Hiëronimus Bosch a peint deux jeunes hommes qui se divertissent avec des fleurs. L’un d’eux a planté de naïves corolles dans l’anus de son compagnon.
Ce soir je suis allé chercher des cypripèdes chez le fleuriste et j’en ai paré mon ami Jérôme dont les chairs accordent déjà leur nuances au souffre vert, brun et violâtre des orchidées. Les unes et les autres ont atteint ce stade triomphant de la matière à son sommet, à l’extrême accomplissement de soi – même, qui précède l’effervescence de la putréfaction. »
15 juin 19…
« Depuis plus d’un mois que je suis à Naples, bien content de m’être éloigné de Paris pour quelque temps… Je flairais le danger. Sans compter que j’avais aussi bien envie de retrouver Naples, la plus macabre des villes, Naples la bouche de l’Hadès. On y joue avec les morts comme avec de grandes poupées. »
16 juillet 19…
« Je viens de visiter Capodimante, le parc aux tritons moussus, le long château jaune qui, derrière les bouquets de palmiers, abrite une merveilleuse collection de peintures. La Mort de Pétrone par Pacecco de Rosa… Une composition mouvementée mais d’où transpire l’indifférence ; de belles couleurs limpides mais aucune intuition du sujet. Du moins pas la mienne. »
Les actes érotiques de Lucien N. avec les morts de tous âges, dont aucun détail n’est éludé, ne se veulent pas une provocation de la transgression. L’indicible est dit. L’amour s’inscrit dans la fatalité où la splendeur du désir est dans la finalité du néant.
Les plus belles, les plus émouvantes pages sont celles où Lucien N. se trouve face à deux jeunes noyés, le frère et la sœur, peut-être des jumeaux.
« Etrangers au monde des vivants, ils avaient été faits pour mourir et la Mort les avait passionnément marqués dès l’origine.
Maintenant qu’ils sont en ma présence, j’ose à peine approcher de leur beauté.
Dehors la tempête s’est levée et secoue les arbres du Pausilippe. D’énormes nuées roulent sur le ciel. La meute d’Hekate passe en hurlant. »
Blogs à consulter :
LA TAVERNE DU DOGE LOREDAN
http://latavernedudogeloredan.blogspot.com/search/label/Wittkop%20Gabrielle
GABRIELLE WITTKOP
http://blog.gabrielle-wittkop.fr/
Le VAMPIRE RE’ACTIF
http://vampirereactif.canalblog.com/archives/2008/12/22/11810043.html
Hécate.