
En amoureux de la foule il ne conçoit la solitude que dans la rue, parmi la multitude. Flâneur, bohémien, non seulement dans le sens où on l’entend au 19° siècle, mais par ce regard acéré et sans pitié qu’il jette sur l’autre, reflet de ce lui-même qu’il fustige et condamne au travail sans relâche. Il connaît ce côté nonchalant de sa personnalité pareil au manouche errant, au chiffonnier, qu’il compare au poète.
« … On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête,
Buttant, et se cognant aux murs comme un poète,
Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets,
Epanche tout son cœur en glorieux projets… »
Le Vin des Chiffonniers (Les Fleurs du Mal)
« Glorifier le vagabondage, écrit-il dans «Mon cœur mis à nu », est ce qu’on peut appeler le Bohémianisme, culte de la sensation multipliée, s’exprimant par la musique. »
Bohémien des villes et non de la nature, car la ville est sa nourriture. Les vitrines permettent à son regard de voler au passage quelque objet utile seulement au luxe, à la volupté d’un instant, jouissance comparable à celle du crime. Son butin, c’est la rime. Son renoncement forcé à la possession des éléments de la vie bourgeoise, ses vêtements déchirés, son absence d’appartement fixe, forcent sa mémoire à se concentrer un maximum sur ce qu’il ne possédera plus que dans le souvenir, ou temporairement.
Il faut admettre qu’entre 1842 et 1858, on ne compte pas moins de 14 adresses de Baudelaire à Paris. En mars 1855, il changera six fois d’hôtel. Chaque lit est un «lit hasardeux ».
Poursuivi par les créanciers, il a parfois deux domiciles, mais il passe la nuit ailleurs, fort souvent, les jours de loyer.
Si pour Jeanne Duval, il dévalise un moment les brocanteurs pour meubler les combles de l’hôtel Pimodan qu’il occupe quai d’Anjou, il ne fait qu’agir comme un bohémien qui dilapide son or pour les beaux yeux d’une femme. En deux ans Baudelaire dilapide la moitié de son héritage. Il va jusqu’à installer Jeanne à quelques mètres, rue de la Femme – Sans – Tête.
Son attachement farouche et sacralisé pour sa mère, son attrait pour les femmes de bas étage, ses fantasmes de voyage, ses goûts pour le théâtre misérabiliste, permettent cette comparaison qui semble osée.
Il rencontre Jeanne Duval dans un théâtre. Elle est actrice, plutôt figurante. Enfant, son rêve fut d’être comédien. Il aura d’ailleurs quelques toquades pour d’autres actrices, entre autre Marie Daubrin qui lui préférera Banville.
Jeanne, la mulâtresse boit. Il prend avec elle l’habitude de l’alcool. L’hommage qu’il rend au vin dans ses poèmes et qu’on juge encore maintenant, d’un réalisme outrancier et comme étant seulement une partie mineure dans son œuvre, reflète pourtant ce qui est la vie de leur ménage : beuveries, empoignades, les coups succèdent aux injures, parfois jusqu’au sang.
Les divans profonds sont les coussins de n’importe laquelle des roulottes de saltimbanques ; c’est aussi le galetas des masures de Paris où les ouvriers s’endorment après s’être enivrés. Ils n’ont que le vin de possible.
« Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme » écrit Benjamin Walter. Quelque part la poésie de Baudelaire prend fait et cause pour les opprimés, elle adopte leurs illusions.
« Pour avoir des souliers, elle a vendu son âme ;
Mais le bon Dieu rirait si, près de cette infâme,
Je tranchais du Tartufe et singeais la hauteur,
Moi qui vends ma pensée et qui veux être auteur. »
(Poésie de jeunesse : Je n’ai pas pour maîtresse une lionne illustre.)
Le dandysme pour Baudelaire s’il est une pose, un masque, est avant tout un acte héroïque, le dernier éclat dans la décadence. Le bohémien est un prince fier de venir d’Egypte et de l’Inde et qui avec ses règles et sa dignité dégage une noblesse renforcée d’un mépris mêlé d’indifférence et d’arrogance, comparable à celle du dandy.
Baudelaire avec ses cheveux noirs très brillants, ses cravates rouges intrigue Paris, et on murmure qu’il revient des Indes. Il ne dément rien.
Mais dans le dandysme Baudelaire est déçu. Il n’avait pas le don de plaire (élément indispensable au dandy) il choisit donc de déplaire. Le bohémien ne plaît guère sinon par sa singularité, son particularisme exotique aux yeux de la société. Flâneur, chiffonnier, même apache, voilà des rôles tous héroïques et séduisants pour le poète mythomane.
Lui, qui en sa courte période faste, répandait du parfum sur les tapis de Perse de son salon, en 1853, écrit à sa mère : « Je sais si bien ajuster deux chemises sous un pantalon et un habit déchiré que le vent traverse ; je sais si adroitement adapter des semelles de paille où même de papier dans des souliers troués que je ne sens presque que les douleurs morales. »
Baudelaire a donc eu fort peu de matériel traditionnel, ni bibliothèque, guère d’appartement. Il renonce souvent. Théodore de Banville remarque «que même lorsqu’il habite à l’hôtel Pimodan, il n’y a ni lexique, ni table pour écrire, pas plus de buffets, de salle à manger, rien qui rappelât le décor à compartiments des appartements bourgeois. » Sa chambre tapissée de rouge et noir n’a qu‘une fenêtre, dont la majeure partie est en verre dépoli, il ne voit que le ciel. Le plus étrange est le lit en chêne brun, sans pieds, une sorte de cercueil sculpté.
Il ressent la modernité de son époque comme une fatalité. Le destin est fatalité pour le bohémien et la tribu «prophétique aux prunelles ardentes ».
« Les hommes vont à pieds sous leurs armes luisantes
Le long des chariots où les leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimères absentes… »
Bohémiens en voyage. (Les Fleurs du Mal)
Pour lui, les grands voyages sont du passé. Passé le long voyage sur le «Paquebot des Mers du Sud » et le séjour à l’Ile Maurice puis à l’Ile Bourbon.
Un châtiment corporel infligé à une femme de couleur l’obsède. Huit mois de sa vingtième année, où il sombre dans une torpeur nostalgique qui lui vaudra d’être rapatrié…
Il n’y a plus guère en lui que le goût de l’errance, une référence à un passé de voyageur qu’il veut glorieux, comme tout bohémien qui se respecte.
Son goût du voyage, n’est qu’un goût de spleen. Il répugne à s’exiler, se réfugie dans la contemplation, s’exclut de la quiétude, devient visionnaire.
Baudelaire désormais voyage dans l’image, les tableaux, les estampes de son enfance, visite inlassablement le Louvre. Son monde est un monde élargi plus réel que le réel. Il est devenu rôdeur.
Dans le «Goût du Néant », il emprunte aux nomades quelques images.
« … Couche - toi sans pudeur,
Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle butte.
Résigne-toi, mon cœur ; dors ton sommeil de brute.
Esprit vaincu, fourbu ! Pour toi, vieux maraudeur,
L’amour n’a plus de goût, non plus que la dispute ;
Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte ! »
( Les Fleurs du Mal)
Quand il rôde la nuit, il retrouve Privat d’Anglemont connu à Paris bien plus chez les chiffonniers et les clochards que dans la littérature. Il connaît tout des tire-laines, des fabricants de boites d’allumettes, des laveuses et des nourrisseurs en chambre, qui dans le 12° arrondissement élèvent même des chèvres dans les étages.
Ce créole est le pourvoyeur des plaisirs de Baudelaire. Michel Manoll écrit : « ils se rencontraient à la face de Notre – Dame – la – Lune. »
Fasciné par les chats, dans le «Spleen de Paris » il affirme cependant : « Je chante le chien crotté, le chien pauvre, le chien sans domicile, le chien flâneur, le chien saltimbanque, le chien dont l’instinct, comme celui du pauvre, du bohémien et de l’histrion, est merveilleusement aiguillonné par la nécessité, cette si bonne mère, cette vraie patronne des intelligences. »
En Belgique lorsqu’il ira de conférence en conférence, ce sera comme se servir d’un violon, d’une guitare. Ses vers, sa prose, ses mots ont en eux la beauté âpre et violente de l’art inné du bohémien en proie au spleen.
Si la Belgique ne lui plaît point, c’est qu’elle manque de rues pavées, de boutiques, de passages où flâner. Le bohémien, s’il voyage se nourrit de la cité où vivent les hommes, les travailleurs, les riches, les oisifs.
Mais il est déçu, ses conférences sur Delacroix, Gautier et sur les paradis artificiels sont un échec.
Le dandy glorieux est amer. Nul oubli, ni le haschich ni le laudanum, ni la belladone ou la quinine ne soulagent ses violentes douleurs physiques et morales.
Le dandy bohémien mourra comme un saltimbanque.
« Il ne riait pas, le misérable ! Il ne pleurait pas, il ne dansait pas, il ne gesticulait pas, il ne criait pas ; il ne chantait aucune chanson, ni gaie, ni lamentable, il n’implorait pas. Il était muet et immobile. Il avait renoncé, il avait abdiqué. Sa destinée était faite…
Et m’en retournant, obsédé par cette vision, je cherchai à analyser ma soudaine douleur, et je me dis : Je viens de voir l’image du vieil homme de lettres qui a survécu à la génération dont il fût le brillant amuseur ; du vieux poëte sans amis, sans famille, sans enfants, dégradé par sa misère et l’ingratitude publique, et dans la baraque de qui le monde oublieux ne veut plus entrer ! »
Le Vieux Saltimbanque (Le Spleen de Paris)
Au printemps 1866, Baudelaire devient muet et à moitié paralysé. Il fait encore quelques promenades en voiture avec sa mère aux environs de Bruxelles.
Il meurt le 31 août 1867, après une longue agonie. Il est 11 heures du matin. Treize mois de mutisme et de paralysie totale. Il a 46 ans.
A l’étage sur le piano de la clinique du quartier de Chaillot, quelqu’un joue les premières mesures de Tannhauser pour son entrée dans les «rayonnantes ténèbres ».
Hécate.
Bibliographie :
Les Fleurs du Mal / Le Spleen de Paris / Les Paradis Artificiels Journaux Intimes / Fusées / Mon cœur mis à nu
L’Art Romantique / Curiosités esthétiques.
Michel Manoll : La vie passionnée de Charles Baudelaire
Jean-Paul Sartre : Baudelaire
Walter Benjamin : Charles Baudelaire
Pierre Emmanuel : Baudelaire
Collection Génies et Réalités : Baudelaire
Pierre Jean Jouve : Tombeau de Baudelaire