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27 avril 2010 2 27 /04 /avril /2010 21:13

Beranger par moreau de Tours Pierre Jean de BÉRANGER  

 

 

             Lorsque Pierre Jean de Béranger compose les paroles de cette chanson, peut-être repense-t-il aux jours où, accablé de pauvreté il vivait sous les toits du Boulevard Saint-Martin avec sa maîtresse et cousine Adélaïde.

 

 

 

 

« Sois-moi fidèle, ô pauvre habit que j’aime,
Ensemble nous devenons vieux,
Depuis dix ans je te brosse moi-même,
Et Socrate n’eut pas fait mieux.
Quand le sort à ta mince étoffe
Livrerait de nouveaux combats
Invite-moi, résiste en philosophe :
Mon vieil ami ne nous séparons pas.

Je me souviens, car j’ai bonne mémoire,
Du premier jour où je te mis :
C’était ma fête et, pour comble de gloire
Tu fus chanté par mes amis ;
Ton indigence qui m’honore
Ne m’a point banni de leurs bras ;
Tous ils sont prêts à nous fêter encore :
Mon vieil ami, ne nous séparons pas !

À ton revers j’admire une reprise,
C’est encore un doux souvenir :
Feignant un soir, de fuir la tendre Lise,
Je sens sa main me retenir,
On te déchire, et cet outrage
Auprès d’elle, enchaîne mes pas.
Lisette a mis trois jours à tant d’ouvrage :
Mon vieil ami, ne nous séparons pas !

T’ai-je imprégné des flots de musc et d’ambre
Qu’un fat exhale en se mirant ?
M’a-t-on jamais vu dans une anti-chambre
T’exposer au mépris d’un grand ?
Pour des rubans la France entière
Fut en proie à de longs débats ;
La fleur des champs brille à sa boutonnière :
Mon vieil ami, ne nous séparons pas ! »

 

            C’est encore cette vie de bohème des jours quand même joyeux, qu’il évoque dans cette autre romance :

 

« Je viens revoir l’asile où ma jeunesse
De la misère a subit les leçons.
J’avais vingt ans, une folle maîtresse,
De francs amis et l’amour des chansons.
Bravant le monde et les sots, et les sages,
Sans avenir, riche de mon printemps,
Leste et joyeux, je montais six étages.
Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans !

Dans un grenier, point ne veux qu’on l’ignore.
Là fut mon lit bien chétif et bien dur ;
Là fut ma table : et je retrouve encore
Trois pieds d’un vers charbonné sur le mur.
Apparaissez, plaisirs de mon bel âge,
Que d’un coup d’aile a fustigé le Temps.
Vingt fois pour vous j’ai mis ma montre en gage.
Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans !

(…)

Quittons ce toit où ma raison s’enivre.
Oh ! Qu’ils sont loin, ces jours si regrettés !
J’échangerais ce qu’il me reste à vivre,
Contre un des mois qu’ici Dieu m’a comptés,
Pou rêver gloire, amour, plaisir, folie,
Pour dépenser sa vie en peu d’instants,
D’un long espoir pour la voir embellie.
Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans ! »

(1828) (Extrait de « Le grenier »)

 

            Béranger est le fils d’un homme aventurier et d’une mère volage qui l’abandonne. Béranger raconte :

 

« Dans ce pays plein d’or et de misère,
En l’an du Christ 1780
Chez un tailleur, mon pauvre vieux grand père
Moi, nouveau-né, sachez ce qui m’advint. »

 

            Béranger écrira des chansons et des poèmes qui encouragent à boire, mais il ne boira pas trop lui-même. Placé chez un orfèvre, puis un juge de paix, à douze ans, il devient apprenti typographe et se lie d’amitié avec le fils de l’imprimeur qui lui donne des leçons de grammaire et l’initie aux règles de la versification. Écrire en vers sont des banalités pour les jeunes gens du 19ème siècle !

            Béranger dévore tous les classiques de Racine à Voltaire. Son regret le plus vif est de ne pas savoir écrire le latin. Il s’en frappe la poitrine, le déplore !

             En 1837, Arago dans une discussion sur l’enseignement, clame : « Un poète dont tout le monde sait les vers par cœur, ce n’est pas monsieur de Lamartine, mais Béranger ! Eh ! bien, Béranger ne sait pas le latin ! »

          Il a dix-sept ans, quand il revient à Paris, sa ville natale. Son père le réclame. Après des complots avec les royalistes (il a même frisé la guillotine ce père !) il n’a pas hésité à se fabriquer une généalogie nobiliaire, se baptisant Jean-François de Béranger de Mersix !

             Notre poète, accepte en héritage la première particule, ce qui lui est reproché sous la restauration. Il sympathise avec les sans-culottes et lance à ses détracteurs :

 

« Hé quoi ! J’apprends que l’on critique le « de «  qui précède mon nom :
Êtes vous de noblesse antique ?
Moi noble ? Oh ! Vraiment non ! »

 

           Il ne déplore pas la mort de son père, homme inconstant et sans tendresse et écrit ainsi à un ami :

 

« Si vous me voyez tout en noir, c’est que je suis trop gai, sans trop savoir pourquoi ! »

   

           Béranger taquine la muse, fréquente les cabinets de lecture et les cabarets où celui qui est l’auteur d’un mauvais poème est impitoyablement condamné à cette suprême injure pour une compagnie dont la devise est celle-ci :

 

« Tous les méchants sont buveurs d’eau, c’est bien prouvé par le déluge ! »

 

           Béranger n’est ni ivrogne, ni libertin ; il est plutôt timide, même si son inspiration est d’abord galante, et quasi pornographique.

Des générations ont chanté dans les ateliers, les mariages, les soirées ses fameuses chansons coquines, dont, la plus célèbre « Ma grand-mère » comporte des sous-entendus à faire rougir les uns, sourire les autres :

 

« Ma grand-mère, un soir à sa fête,
Du vin pur ayant bu deux doigts,
Nous disait en branlant la tête :
Que d’amoureux j’eus autrefois !

Combien je regrette,
Mon bras si dodu,
Ma jambe bien faite,
Et le temps perdu !

(…) »

 

            Quand il rencontre la blonde Judith aux yeux bleus, Béranger est séduit. Elle est distinguée, discrète et chante à ravir. Il se met à vivre avec elle. Les vers, ni les chansons ne nourrissent les tourtereaux. La pauvreté les accable. Bonaparte ne goûte pas le grivois : les arts se doivent de servir l’armée.

            Béranger tente l’envoi de deux poèmes accompagné d’une lettre à Lucien Bonaparte !

 

- « Monsieur, vous qui protégez les Beaux-Arts, la poésie serait-elle moins heureuse auprès de vous ?... Je n’ai que 23 ans et j’ose me croire capable de faire mieux quand le joug de l’adversité ne pèsera plus sur moi... »

 

            Trois jours plus tard, il est convoqué et se présente vêtu d’un pauvre habit yvetot.jpgravaudé par Judith. Il va connaître douze années de répit. Il bénéficie d’un traitement qui lui permet, sans trop de tracas, de s’instruire et d’affiner sa lyre; mais il se voit contraint d’écrire des poèmes de circonstances qui louent le 18 Brumaire et le Concordat. Béranger connaît très vite la notoriété, car en quelques mois la France entière fredonne « Le Petit homme gris » et le « Roi d’Yvetot ». Il a trente-trois ans et dix milles exemplaires de ses chansons se vendent en dix jours.

 

            Même les illettrés connaissent par cœur ses textes, car ils se répètent dans la rue, au café, dans les ateliers et à la veillée dans les villages. « Je peux me passer d’imprimerie ! » écrit Béranger.

            En 1821, le voila condamné pour atteinte à la morale religieuse. Il n’est pas athée, mais il n’admet pas qu’on fasse du christianisme une arme politique. « Les deux sœurs de charité » scandalise, quand à la chanson du Bon Dieu, elle s’attaque à la personne même du Roi !

 

             Le procès de Béranger a lieu en cour d’assises. Le tout Paris est là et envahit le palais de justice. À cause de la foule trop immense, Béranger entre en sautant par la fenêtre et hurle :

 

« On ne peut commencer sans moi ! »

 

            Les avocats, les magistrats aussi quémandent des autographes. Toutefois Béranger n’échappe pas à la prison où il restera trois mois avec 500 francs d’amendes à payer. La prison est l’apothéose de sa consécration. Il est le poète national, le chantre de la liberté.

 

            De toute la France, il reçoit des victuailles : du foie gras du Périgord, des fromages de Brie, des cornichons de Touraine, du vin de Saumur et de Bourgogne. Sa seule inquiétude : celle de trop manger. Il ressort de prison, bedonnant, mais insoumis !

            Ses attaques de moins en moins déguisées contre la Monarchie et l’Église le font entrer vivant dans la légende. Ses nouvelles chansons se vendent en trois jours et la police ne parvient pas à les saisir ! En 1825, Béranger est de nouveau condamné. Cette fois, à neuf mois de prison et dix milles francs d’amendes. Une souscription publique est levée, l’amende est payée en quarante-huit heures et ses chansons interdites sont clandestinement diffusées à plus de cent milles exemplaires. Comme la première fois, la nourriture afflue de toutes les provinces.

 

BerangerLaForce« Comme je suis gâté ! Il ne me manque plus qu’un bon estomac ! » dit Béranger, qui voit défiler dans sa cellule toutes les célébrités d’alors pour le serrer dans leur bras, dont Lafayette, Chateaubriand, Victor Hugo, Alexandre Dumas.

            C’est à lui, que sera remis le drapeau tricolore qui remplacera définitivement le drapeau blanc. Mais Béranger refuse toute compromission et tout poste. Il s’en explique ainsi :

 

« La Révolution de Juillet a voulu faire ma fortune, je l’ai traitée comme une puissance qui peut avoir des caprices auxquels il faut être en mesure de résister. J’aurais pu avoir ma part à la distribution des emplois. Malheureusement, je n’ai pas l’amour des sinécures. »

 

            Béranger pense que la République idéale ne sera que pour l’an 2000 !

 

            Quand la révolution consommée, Béranger est convié aux Tuileries par Louis Philippe, il décline l’invitation, prétexte son âge. En réalité pour préserver son indépendance, Béranger choisit la solitude et la modestie. Il est de ceux que l’admiration fatigue et que la louange blesse. Généreux, discret, alors qu’il est peu fortuné, il fait libérer Rouget de l’Isle emprisonné pour dettes, car la « Marseillaise » ne l’a point enrichi. Béranger l’aidera jusqu’à sa mort.

À cinquante-trois ans, il écrit à un ami :

 

« Je vieillis beaucoup... le chansonnier est bien mort, seul survit un humble philosophe, un vieil ermite. »

 

            La GrenadiereEn 1836, il décide de s’installer en Touraine. Il loue la Grenadière à Saint-Cyr, où Balzac avait fait un bref séjour avec Mme de Berny. Non sans péripétie, il s’installe, après avoir surmonté l’épouvante de loger dans une habitation si célèbre. L’hiver cette année là est très rigoureux, et celui de l’année suivante plus encore.

             Béranger est dégoûté du jardinage. Il écrit :

 

« Il faut que vous sachiez qu’entre autre chose le Jardin de la France n’a que des fruits très médiocres. Ajoutez à cela l’entêtement des Tourangeaux à se croire les privilégiés de la création : de bonnes gens, du reste, tout fiers d’avoir produit Rabelais, moins compris ici, que partout ailleurs ! »

 

              Toutefois, le moindre rayon de soleil chasse la mélancolie de Béranger ; loin des aspirations politiques ou sociales, il chante en Touraine, le merle, la colombe et la tourterelle.

 

« Oiseaux, merci ! Rome fut sage
De vous consultez autrefois.
Je vais au prochain rivage,
Vivre en un coin, sous d’humbles toits.
Ici, vous qui du vieil ermite
Picoriez en paix les raisins,
S’il a des arbres pour voisins,
Venez charmer son nouveau gîte,
Oiseaux, adieux. Peuple heureux et chéri,
En vous créant, l’Éternel a souri. »

 

             C’est dans le regret de la Grenadière qu’il a écrit ces vers, car il quitte ces lieux pour s’installer rue Chanoineau. Judith avec l’âge devient revêche et percluse de rhumatismes. Le propriétaire prête la clef du jardin pour ses chats. Très vite, rien ne va plus, les chats de Judith prennent la clef des champs, elle en est très affectée. Béranger se contente de chanter à sa façon leur caprice.

 

« Tu réveilles ta maîtresse,
Minette, par tes longs cris.
Est-ce la faim qui te presse ?
Entends-tu quelque souris ?
Tu veux fuir de ma chambrette,
Pour courir je ne sais où.
Mia-mia-ou ! Que veut Minette ?
Mia-mia-ou ! C’est un matou.

(…) » (Extrait de « La chatte »)

 

            Béranger déménage donc encore une fois, rue du faubourg St Éloi (l’actuelle rue Jules Charpentier). Il y broie vite du noir. C’est à Tours qu’il entreprend d’écrire sa biographie qui ne sera publiée qu’après sa mort.

 

            Boulevard BerangerToutefois, c’est bien de son vivant, grâce à ses quatre années de séjour dans la ville de Tours, que le conseil municipal va décider en 1843 de nommer boulevard Béranger la partie du mail qui va à la barrière St Éloi. L’émoi d’une certaine partie de la population tourangelle n’approuve pas cet honneur rendu à un homme de son vivant !

Béranger est triste et désenchanté, le vieillissement lui pèse. C’est en Touraine qu’il écrit ces vers :

 

« Avec Dieu, bien souvent je cause,
Il m’écoute, et dans sa bonté,
Me répond toujours quelque chose
Qui, toujours me rend la gaîté.

Bien triste, un jour j’ose lui dire :
Je vois poindre mes soixante ans,
Des vers en moi le souffle expire,
De quelles fleurs parer le temps ?

Le vin rallume en nous la joie,
Mais bien que Dieu nous l’ait permis,
Que faire du peu qu’il m’envoie
Loin de tous mes bons vieux amis ?

Plus d’amour dans l’hiver de l’âge,
Mon cœur en vains soupirs se fond,
C’est le poisson qui toujours nage
Sous la glace d’un lac profond.

(…)

Oui le repos sur ce rivage
Voila, mon lot. Mais que le ciel
M’accorde un des plaisirs du sage :
Au pauvre ermite un peu de miel !

Dieu bon, avec toi ma tendresse
De tout mot pompeux se défend.
Dieu bon, pitié pour ma faiblesse,
Donne un jouet au vieil enfant ! »

 

            C’est alors qu’un amour comme il n’en a jamais connu va bouleverser Béranger à l’âge de soixante ans ! On a longtemps pensé qu’il n’avait pas connu les amères inquiétudes, les folies et le déchirement de l’amour. Ce n’est pas le démon de midi qui le frappe, mais un venu d’Angleterre. Sainte-Beuve fait, dans ses « Nouveaux Lundis » un récit de cet enivrant amour si tardif.

            Béranger voit fréquemment à Tours, deux dames anglaises. L’une est jeune et il s’aperçoit avec effroi qu’il s’en éprend comme jamais il ne l’a été dans toute sa vie.

 

             Bretonneau 3Il écrit à Bretonneau son médecin et son confident, que s’il quitte la Touraine, c’est sous le prétexte que sa compagne Judith s’ennuie loin de Paris.

 

            Il est difficile d’éluder cette mystérieuse histoire d’amour, car les avis sont contradictoires. Pourtant, s’installe une année bien énigmatique. Il part s’installer près de Vincennes dans un logis sous un nom d’emprunt. Une crise de solitude, ou plutôt une aventure amoureuse.

 

            Car Judith ne le rejoindra qu’une fois, qu’il sera de nouveau installé à Paris ; où cette fois, il va vraiment vieillir tristement ! Il est adulé, mais les flatteries les plus insensées ne le grisent pas. Il écrit :

 

« Ah ! Que les vieux
Sont ennuyeux !
Malgré moi j’en grossis l’espèce -
Ah ! Que les vieux sont ennuyeux !
Ne rien faire est ce qu’ils font mieux ! »

 Tours vue générale 1

            À soixante-dix ans, Béranger se complaît dans la mélancolie. Il regrette le bon vieux temps. Lucide, il pense que son nom ne lui survivra pas.

Sa santé devient chancelante et il en fait part à Bretonneau le grand médecin de Tours qui le fait suivre par ses illustres élèves, Velpeau et surtout Trousseau.

 

 

             Sa compagne Judith meurt en 1857. Béranger s’éteint trois mois plus tard.

            Afin d’éviter tout incident, le gouvernement impérial ordonne des funérailles nationales. Béranger repose au Père-Lachaise. Un médaillon de bronze fait par David d’Angers, représente son visage au front chauve, aux cheveux ramenés vers la joue, au visage imberbe. Sur une plaque, on lit cette inscription :

Béranger, Poète National
Né à Paris le 19 Août 1780
Mort le 16 Juillet 1857

 

Comme il l’avait toujours pensé, après sa disparition, peu à peu les chanteurs des rues abandonnèrent ses couplets et ses refrains sur la liberté et la patrie.

 

                                                                                                            Hécate

 

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29 mars 2010 1 29 /03 /mars /2010 22:02

poeUne nuit avec

Edgar Allan Poe

  { 2 }

« Tout ce que nous voyons ou paraissons n’est qu’un rêve dans un rêve »

(E. A. Poe)

La vie d’Edgar Allan n’avait été que de très longues et obsédantes fiançailles avec la Mort. Chaque chant un prélude funeste, chaque mélodie s’achevait en requiem.


           « La journée la plus heureuse – l’heure la plus heureuse

              Mon cœur endurci et brisé les a connues. »

 

-               On ne connaît de moi que des portraits de brocante regardés dans de mensongers faux jours…

La tristesse de sa voix portait au frisson.

-               Comment a-t-on pu jeter sur moi tant de honte !… Lorsque ma Virginia sombra dans la maladie nous étions démunis de tout… Comment a-t-on osé dire que j’aurais tenté d’assassiner ma bien-aimée épouse pour trouver l’inspiration du « Corbeau » !

L’affreuse jalousie de cet unique retentissant succès que j’eus. La seule gloire de ma brève existence !

        

Il s’était sans doute relevé, sa silhouette plus ténébreuse que le ciel l’occultait. Il s’était tourné vers la fenêtre. Etait-ce une hallucination, sa voix me parvenait caverneuse, déformé, étranglée.

         Un chat miaula plaintivement quelque part au dehors. Qu’en avait-il été de son union avec cette femme-enfant d’à peine 14ans (Edgar Allan en avait alors 26). Virginia était sa cousine, on lui reconnaissait de grands yeux de houri, un teint très mat, d’une parfaite pâleur.

 

         Un témoin de l’époque rapportait avoir vu la jeune femme secouée deVirginia Eliza Clemm Poe terribles frissons, enveloppée dans le grand manteau de son mari, avec un grand chat couché sur son sein. Le couple avait en leur logis une chatte noire nommée Catterina. (Edgar préférait les chats de cette couleur). Cette bête merveilleuse refusait toute nourriture en l’absence de son maître.

         Bien sournois de la part de l’entourage d’alors de vouloir confondre le chagrin de l’époux à l’âpre volupté de son aptitude supposée à la nécrophilie. L’engrenage des déductions horribles avait pesé lourdement sur les épaules du poète qui guettait les prémices tant redoutées de la métamorphose d’un corps ruiné. Etait-il facile d’échapper à l’hérédité aux tares de sang. Fils d’alcoolique, névrosé, doté d’une cérébralité obsessionnelle où s’était ajouté tout ce qu’on supposait : une absence douteuse de lucidité, à la limite de l’impuissance, une tendance à l’homosexualité décelée dans ses nouvelles. Marie Bonaparte qui s’était penchée sur son œuvre, n’avait fait que disséquer ses travers aux lumières de la psychanalyse naissante.

 

         La main du Malheur toujours le rattrapait inexorablement. Dans la Mort n’était-ce point l’avidité désespérée de la vie qu’il cherchait à retenir.

 

         Je n’avais pas allumé, cependant ma vue s’accoutumait si bien que je distinguais sans effort et de plus en plus nettement l’emplacement du mobilier tout comme sa silhouette sanglée de noir. Il n’y avait plus de séparation entre le réel et l’irréel. La densité de cette présence inexplicable, si elle m’emplissait de stupeur me semblait être la conséquence de quelques liens oubliés. Nous aurions pu être lié par une amitié ancienne. Son comportement était loin de m’être inconnu. C’est la particularité de certains songes.

 

         Aux abords de quelle frontière étions-nous cette nuit là ?

 

         Même si j’eus un léger tressaillement, je m’attendais au geste qu’il eut. Seul le bruit de son doigt heurtant l’huisserie de la fenêtre en fut la cause. Il s’amusait. Il avait été tant de fois sollicité à déclamer les strophe de son fameux poème au succès tapageur qu’il voulait sans doute parodier le coup de bec de l’oiseau plutonien qu’il en renouvelait l’attraction tout à coup par facétie me montrant comment il avait dans l’âme le goût de la mise en scène.

 

" Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume d’une doctrine oubliée, pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un tapotement, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre. « C’est quelque visiteur, – murmurai-je, – qui frappe à la porte de ma chambre ; ce n’est que cela et rien de plus. »

 

Ah ! distinctement je me souviens que c’était dans le glacial décembre, et chaque tison brodait à son tour le plancher du reflet de son agonie. Ardemment je désirais le matin ; en vain m’étais-je efforcé de tirer de mes livres un sursis à ma tristesse, ma tristesse pour ma Lénore perdue, pour la précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore, – et qu’ici on ne nommera jamais plus."... ...


 

Nous n’abordâmes point les dérèglements dont il fut la proie au sortir de son deuil ; épuisé, à demi fou à attendre, à redouter, à souhaiter la mort sans cesse reportée de Virginia (ce qu’il avait confié au seul ami qu’il eut de véritable) il s’était précipité dans des passions simultanées avec une telle fougue, que bientôt le scandale l’auréola. Il ne cessait de courtiser plusieurs femmes, leur écrivant des lettres presque semblables avec un égarement et une sincérité confondante ! Sa confusion était troublante et ardent son désir de se trouver une nouvelle compagne. Présenté à Annie Richmond, il oublia Jane Locke. La faille intime qui le rongeait faisait qu’il s’attachait ardemment à quiconque lui témoignait de l’affection ou même seulement de la gentillesse.

 

SarahHelenWhitman-Brown         Sa rencontre avec celle qu’on surnommait la Prophétesse de Providence, Helen Whitman l’agita. Drapée de voiles dans lesquels elle s’emmêlait, elle se targuait de communiquer avec l’au-delà et était d’une distraction éthérée. Se promenant ensemble dans un cimetière, il brigua sa main. De six ans son aînée, elle prétexta son refus par la fragilité de sa constitution.

 

« Ma très chère Helen, j’ai tant pressé votre lettre sur mes lèvres et l’ai tant baignée de larmes de joie ou d’un divin désespoir. J’ai pleuré pendant une longue, longue et hideuse nuit de désespoir. »


      «Pour être avec vous en cet instant - et pouvoir murmurer à votre oreille les émotions divines qui m'agitent - je renoncerai volontiers à ce monde et à tous les espoirs d'un autre, j'y renoncerai joyeusement.»
 

Ainsi écrivit-il à Annie Richmond avant d’avaler la moitié des deux onces de laudanum qu’il avait acheté, se réservant de prendre l’autre moitié lorsqu’elle accourrait après avoir lu une lettre qu’il voulut porter à la poste. Jamais la lettre ne fut expédiée ! La raison le quitta avant d’atteindre le bureau postal. Rien ne semblait apaiser sa peur. La mort qui apaise n’étant point dans ses conventions.

 

         Nous savions que les mots devenaient superflus par un accord tacite de nos pensées à cet instant. Il s’était tourné sur le côté et la blafarde clarté d’Astarté me dévoila ses yeux clairs brillants comme deux étoiles.

 Crâne corbeau chat gough poe

-         Mémorable  hiver que celui du Corbeau ! L’ascension du succès sur les ailes de l’oiseau plutonien. Le comble pour un volatile censé être de mauvais augure !...

 

         La renommée de son Corbeau avait fait sensation jusqu’en Angleterre. Elizabeth Barret  Barret à sa lecture avait ri. Un peu plus tard, elle lui avait adressé un courrier afin de narrer que des personnes étaient hantées par ce « Nevermore » lugubre, que des amis en subissaient la terreur, d’autres la musique… Et même l’une de ses connaissances qui avait le malheur de posséder un buste de Pallas n’osait plus le regarder le crépuscule venant !

         Edgar Allan émit un bref rire mi-plaisant mi-sarcastique. On disait toujours qu’il ne riait jamais.

 

-         Vous savez bien, les biographes écrivent n’importe quoi. Mes ossements eurent bien des tribulations !

Vingt six ans d’attente avant que me soit dédié un cénotaphe de granit et de marbre, un beau discours, et le Stabat Mater de Rossini. Une gerbe de camélia, de lys et de roses et un très remarqué grand Corbeau floral tressé de noires immortelles.

 

         Il marqua une pause, puis il reprit comme reporté à cette époque où l’on se pressait autour de lui.

 Edgar-Allen-Poe-j'étais le Corbeau





-        
Le noir est ma couleur. Je n’en ai jamais porté d’autre. Avec ce poème, dès que j’entrais dans un salon, pour tout le monde j’étais le Corbeau.

 







-        
Jamais plus…

 

Avais-je imaginé ce murmure ? Peut-être était-ce l’imminence de la séparation qui le soufflait ? Probablement un avertissement mystérieux distillé par l’heure avancée. La nuit glissait doucement vers l’aube comme une draperie tirée par une main invisible. J’avais toujours à portée de la mienne, près de mes stylos familiers, quelques plumes de mes chers corvidés. Obéissant  à une impulsion irréfléchie, je pris la plus grande, la plus belle, la plus noire, chatoyante comme du jais et la lui tendis…

 

                                                                                                                                               Hécate

... ... « Que cette parole soit le signal de notre séparation, oiseau ou démon ! – hurlai-je en me redressant. – Rentre dans la tempête, retourne au rivage de la nuit plutonienne ; ne laisse pas ici une seule plume noire comme souvenir du mensonge que ton âme a proféré ; laisse ma solitude inviolée ; quitte ce buste au-dessus de ma porte ; arrache ton bec de mon cœur et précipite ton spectre loin de ma porte ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

 

Et le corbeau, immuable, est toujours installé sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre ; et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve ; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher ; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s’élever, – jamais plus !

 Maison du Corbeau

                                                                                                                                                                          


(Fin de la deuxième partie)

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29 mars 2010 1 29 /03 /mars /2010 21:37

poeUne nuit avec

Edgar Allan Poe

{ 1 } 

« Tout ce que nous voyons ou paraissons n’est qu’un rêve dans un rêve »

(E. A. Poe)

 

Dans la pénombre d’un rêve il est assez difficile de distinguer tout à fait un visage. Les rideaux n’étant qu’à demi tirés et par la fenêtre la lune dénudée part les mains effilées de quelques nuages intermittents et égarés éclairait celui-ci si curieusement que ses traits loin d’être précisés s’effaçaient dans une pâleur qu’on attribue généralement aux spectres.

         De la main, celui qui venait de m’apparaître et que j’avais de suite reconnu, lissait le tissu de sa longue redingote noire comme pour en chasser un froissement inopportun.

 

-         Les pages d’un livre sont bien moins confortables que les capitons d’un cercueil,  avait-il marmonné avec une raillerie qui sous-entendait une certaine rancœur. Il avait ajouté avec un sérieux qui n’aurait autorisé aucun sourire.

 
dessin d'Alastair pour la chute

-         Je suis comme Usher… Il ne vivait pas dans la maison Usher, lui et sa maison ne faisaient qu’un vous saisissez ?...

         Usher et sa maison ne pouvaient que disparaître ensemble. Je l’ai écrit. Je sais ce que j’ai écrit… Donc tant que mes livres ne disparaîtront pas, vous saisissez ?...

        

     L’ironie se glissait entre ses lèvres, elle y fleurissait subtilement en un suave relent de satisfaction amère et vindicative.

 

-       Mais vous êtes…commençai-je avec toute l’irréalité dans ma voix qu’obligeait l’insolite circonstance.

-       Mort ? fit-il. On le dit… Du moins on l’a écrit, noté, consigné à la date du 7 octobre 1849. D’une crise de delirium tremens. Les biographes racontent des inepties, ce sont des scélérats, ils inventent n’importe quoi pour récolter un peu de monnaie et avoir leur nom dans les journaux. On m’a odieusement calomnié !... Donc, tant que mes livres ne disparaîtront pas, vous saisissez ?...

 

Un feu sombre anima son regard, sa pâleur était plus frappante encore sous l’abondance de ses cheveux aussi noirs que sur ses portraits.

 

-         On m’a odieusement calomnié répéta-t-il.  Mon médecin, même lui, me soupçonnait de troubles nerveux gravissimes, d’être la proie de délires obscures et il affirmait qu’un seul verre d’alcool suffisait à me terrasser et transformait le gentleman de Virginie que je suis en galvaudeux quelconque !... Jamais je n’ai cru un instant aux regrets poignants qui dégoulinèrent dans les journaux après mes quatre à cinq jours de maladie aux conséquences que l’on sait. Trop d’insanités furent déversées sur ma personne à l’agonie.

Je suis totalement épuisé et las. Puis-je m’asseoir ?

 

     Un chuintement d’étoffe m’apprit qu’il n’avait point attendu d’acquiescement de ma part.

 

-         Annabelle Lee fut aussitôt publié dans sept périodiques, pas moins et vous savez qu’on a voulu y voir l’emblème de l’union du Sépulcre et du Royaume ?

         Il me sembla sentir passer sur mon front le souffle de son dédain plein de morgue.

 

                  « Toujours la lune luit et m’apporte les rêves

                            De la belle Annabelle Lee

                  Les étoiles s’élèvent et je sens la clarté

                            De ma belle Annabelle Lee

                  Aussi par les saisons de nuit, je m’étends aux côtés

                  De mon amour ! Mon amour, ma vie et ma promise

                            Dans sa tombe, ici près de la mer… »

 

         Il me semblait entendre une voix scander l’incantatoire poème…

         Tout se prêtait à l’illusion de l’impossible et le silence bruissait d’invisibles présences.

 

-               La mort est un défi imposé à l’homme, et la poésie a été pour moi un moyen de gagner ma vie. Le seul but légitime du vrai poème est la création de la beauté. Mes idées, je les revendique, doivent beaucoup à l’emprunt de la philosophie platonicienne. Je n’ai jamais fait que caricaturer le romantisme et j’avoue avoir plagié Byron en composant mon « Tamerlan », erreur de jeunesse… J’avais seize ans, j’étais amoureux d’Elmira qui en avait quinze et le soir de nos fenêtres nous agitions nos mouchoirs… Je laissais ma lampe d’agate allumée, ainsi elle savait reconnaître ma chambre dans la vaste maison de l’Andalou. Nous étions fiancés… Hélas, l’hiver 1826 je fus contraint de quitter Richmond et Elmira fut mariée l’année suivante. Elle ne s’est jamais reconnue dans cet épithalame discret.

« Je te vis le jour de tes noces

                  Quand te vint une brillante rougeur… »

Plus de vingt ans s’écoulèrent avant que le Destin nous remette en présence. Elle était veuve et j’osais prétendre à rêver de nouveau à notre union.

 

         Il eut comme un sursaut et il affermit son timbre.

 

-               La mort n’est pas la conclusion de la vie… J’ai jonglé beaucoup avec toutes ces idées dans l’air d’alors, le spiritisme et toutes ces fabulations autour des esprits, cette vague effrénée des romans gothiques.

C’est perceptible dans toute mon œuvre tout de même…aussi nettement que le mouvement de l’air agite ce voilage et suggère une animation d’outre – monde. Il y a une explication scientifique à tout phénomènes. Et si je suis toujours peu crédule aux histoires farfelues, c’est que j’en ai trop composées moi – même pour me laisser prendre à leur subterfuges, mais je crois à la toute puissance de l’Onirisme.

                            Ligeia ! Ligeia !

                            Ma belle Ligeia

                            Dont l’idée la plus discordante

                            Se résout en mélodie

                            Ah ! Ta volonté est-elle

                            D’être portée par les brises ?

 

         J’hésitais à l’interrompre de quelques questions redoutant qu’il ne s’éclipse aussi brusquement qu’il était venu. D. H. Laurence avait écrit que Ligeia est l’histoire d’un amour poussé jusqu’à l’excès , et mon adolescence s’était vautrée corps et âme dans ses nouvelles extraordinaires traduites par Baudelaire, fascinée par sa prose hantée de femmes toutes plus étrangement belles et plus évanescentes les unes que les autres ! Après l’inoubliable Ligeia luttant avec l’Ombre et dont les doigts transparents comme la cire caressaient toutes les féroces terreurs qu’inspirent l’approche de la Mort, il y avait, Rowena, Bérénice, Morella, Lenore, toutes ces irréprochables beautés promises à la fatalité, mère, épouse, fille, amante, sœur… Les songes que procurent l’opium généraient-ils tous de semblables créatures se fondant les unes aux autres, était-ce là le symptôme d’une addiction maladive irrépressible ?

 

-               Je sais ce que vous pensez… Toutes les élucubrations écrites à mon sujet laissent des empreintes… La réalité dépasse toutes les fictions. Gautier a dit que le 19ème siècle était celui du roman - charogne. Berlioz, un soir à Florence, croisant un convoi funéraire s’est complu à faire ouvrir un cercueil pour les délices de méditations douteuses. « - Si j’avais été seul je l’aurais embrassée » s’est-il vanté ensuite.

Poe son chat sur l'épaule
     Pour avoir été moi – même biographe d’un épisode de mon existence, je sais mieux que personne comment se forge l’envers d’une vérité…

J’ai prétendu être allé combattre les Turcs… Puis j’ai rectifié ma légende grecque, par une autre vérité en alléguant être allé jusqu’en Russie. Le mystère ennoblit la sordide nécessité ! Je n’ai jamais traversé l’océan à cette période…mon engagement dans l’armé fédérale, n’était qu’une fuite désespérée dans l’incognito d’une identité falsifiée. Passons…

« Et je désirai à demi être à nouveau de la race des hommes » ai-je écrit, et c’est plus ou moins vrai…à cette heure, sinon serai-je ici cette nuit ?

 

Edgar Allan Poe avais-je lu, possédait le don de créer la contagion de la nervosité. Et là, j’avais bien en face de moi une entité qui cherchait a imposer son état d’esprit, et le sien subissait maintes variations comme j’allais en avoir quelques aperçus.

 

-         Un conte est une chronique de sensation plutôt que de faits. J’ai écrit cela dans « Bérénice »… Mes biographes ont relatés que dans 54 de mes contes on relève 340 fois la couleur noire, 152 fois la couleur écarlate, 88 fois la couleur or. Sauf le blanc, les autres couleurs seraient pratiquement inexistantes.

 

Je l’entendis ricaner.

 

-         Dans « Le Masque de la Mort Rouge » vérifiez par vous – même et vous trouverez une chambre de couleur bleue, une autre de couleur verte et même une de teinte orange sans parler de celle qui succède à la blanche, la violette !!!

         Il n’y a rien d’extraordinaire dans mes contes, Baudelaire s’est trompé. Baudelaire cultivait son hystérie avec jouissance et terreur et moi je n’ai fait toute ma vie que lutter contre le démon de la perversité. Baudelaire affirmait que dans mes nouvelles il n’y avait jamais d’amour…

 

         Le silence qui tomba comme un couperet rehaussait l’accusation. Il la balaya très vite.

 

-         Savez-vous ce qui a été le plus extraordinaire dans toutes ces fariboles ?

 

Il jubilait. Soudain avec une excitation si croissante que les mots trébuchaient sur ses lèvres. Je ne pus même point placer, que le plus extraordinaire en l’occurrence était sa présence illustre, là au pied de ma couche d’où le sommeil s’envolait rejoindre les chimères.

Prodigue de gaieté il se lança dans une narration enflammée et effarée sur les excentricités d’un lecteur admiratif et fervent, qui dans les années 1930 s’était mis en tête de reconstituer le palais du Prince Prospero, comme si l’édification décrite emphatiquement dans « Le Masque de la Mort Rouge », aurait le pouvoir de conjurer sa neurasthénie.

 

-         Ce richissime new-yorkais n’avait point lésiné. Tout y était ! les sept salles, l’immense horloge d’ébène symbole de l’heure fatale et même les tentures de velours noir !.. Moi qui dans une lettre écrivais vivre sans cesse dans la rêverie du futur, que n’avais-je prévu dans mes plus audacieux canulars de journaliste à sensation un tel prodige !.. Il est vrai que je n’aurais pu en jouir de mon vivant…

 

L’auteur des fameuses chroniques de Gotham perdit son animation.

Un nuage plus épais voila subitement l’éclat de la lune et le blême visage de mon visiteur se trouva masqué d’ombre. N’avait-il point toujours vécu masqué. Le jeu n’était-il pas devenu sa seconde nature ?

 

Elizabeth Arnold Hopkins Poe mère d'edgarJe pensai à l’enfant qu’on avait trouvé dans la chambre de sa mère morte. Depuis combien de jours, gisait-elle ainsi, cette jeune femme de 24 ans qui chaque soir sur la scène vivait et mourrait, tour à tour Ophélie ou Juliette ? Combien de fois le petit Edgar avait-il guetté un possible réveil, cherchant une lueur de vie sous les paupières demi closes de la morte. Sa première morte…

 

Il avait été retrouvé dans un état de stupeur dû à ce qu’on l’avait nourri de pain trempé de genièvre. Et quelques jours plus tard, comme si un malheur ne suffisait pas, le théâtre de Richmond avait pris feu dans la nuit de Noël. Les acteurs de la troupe ambulante avaient alors abandonné les orphelins…

 

-         Je n’ai rien oublié…dit-il et rien n’était plus étrange que cette voix désincarnée en écho à mes pensées mais rien ne pouvait plus m’étonner.

-         Je ne suis pas né deux fois comme on le prétend. Trois ans plus tard je suis devenu ce petit fat, choyé dont tous les caprices furent encouragés. On m’a adopté. Je suis devenu Edgar Allan. A six ans je savais lire, dessiner, chanter, réciter des vers. Tout le contraire du dénuement total dans lequel la perte de ma mère m’avait plongé. Cette trêve heureuse, les excès auxquels je fus livré ne devaient, ne pouvaient durer longtemps.

 

Les quelques temps où je fus en Angleterre furent déterminants. C’était vraiment un lieu comme on en voit en rêve. Tout ce que j’ai décrit dans « William Wilson » est authentique. Dans les ormes vénérables, les corbeaux remplaçaient les mouettes et les albatros de Richmond. Cette demeure ancienne et immense, vingt ans plus tard me hantait encore. J’y appris un peu de français, du latin, de l’histoire et beaucoup de littérature…

                                 

                                                                                                                                                                                       Hécate
(Fin de la première partie) 

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11 mars 2010 4 11 /03 /mars /2010 20:26

L'évangile du gitanL’Evangile du gitan

de Jean-Marie Kerwich

 






            Mes mots vont se faire discrets pour vous parler de Jean-Marie Kerwich né en 1952 en banlieue parisienne dans une verdine. Il dit tellement mieux que je ne pourrais le faire, comment il a jonglé et craché le feu dans le cirque des siens. Comment poser des mots derrière les siens ?

 

            Lire sa poésie c’est entrevoir l’âme du gitan qui sait voir la vérité des choses dans chaque heure qui monte au ciel, sa voix est celle d’un prophète dans un désert d’infini solitude, habité par une entité que d’autres avant lui ont appelé Dieu.

 

            « Je suis un vagabond comme Halladj ou Kabir étaient tisserands. Un de ces êtres qui ne représente rien pour le monde. Leur pauvreté fut l’origine de la poésie. Les poètes prenaient entre leurs mains un bout de ciel et le caressaient délicatement comme on caresse un nouveau né, et soudain la parole était vêtue de poésie…

            Pour gagner quelques sous, je garde un immeuble devant lequel j’essaie à mon tour d’attraper un morceau du ciel. Quand j’y parviens, le ciel se pose sur ma poitrine et il écoute les battements de mon cœur.

            Dieu a bien dressé le décor. Le commencement fut terrible : père saltimbanque, mère paysanne. L’école communale où j’étais le dernier de la classe. J’aimais regarder les livres d’images. »

 1912 Portrait de Jean-Marie Kerwich

            Les images de Jean – Marie Kerwich sont au détour des pages, la poésie soulève son voile et comme lui nous voyons ses yeux…

 

            « Enfant, je portais la sainte auréole du jeune manouche qui devait dérober ce que le monde lui avait volé – c’est-à-dire la grâce d’être ce que j’étais.

            Alors je me vengeais, et aucun poireau, chou, ou pomme de terre ne me reprochait de les avoir volés dans le champ de leur paysan…

            Les gadgés aujourd’hui connaissent ce langage du départ, mais ils ont beau le connaître, jamais les pommes des vergers ne leur tendront les mains…

            Où est-il ce gitan ?... Il marche en évitant les feuilles mortes, de peur de blesser leur doux sourire immortel. Il va de saison en saison, ses pas sont des poèmes. »

 

            Il ensorcelle l’âme ce gitan qui s’est attablé pour écrire et dont «les mains sont sillonnées de routes : on appelle cela les lignes de la main. »

 

             « Ce n’est pas facile d’écrire un poème. Creuser la page blanche pour trouver le tendre mot caché dans les profondeurs de l’âme ; J’ai beau creuser, je tombe à genoux sur la page, épuisé de chercher cette pensée qui pourrait tant m’aider. »

 

            Mais les confidences d’un gitan sont des lettres qui tombent sous les arbres de l’indifférence ; écoutons-le offrir aux désenchantés ce terrible portrait visionnaire :

 

            «Le poète porte les blessés sur ses épaules, ces mots qui se battent pour que le bien règne, mais il tombe dans la boue  tandis que les écrivains mondains festoient dans les salons littéraires.

            Je ne sais pas écrire avec talent, je ne connais pas la méthode… Pendant que je me tourmente chaque nuit, cloîtré dans ma prison de chair, les faux poètes ripaillent et poétisent sans connaître le vrai sens des mots… je ne connais rien au monde littéraire mais je sais distinguer les bons livres comme je sais reconnaître une simple fleur des champs… Chaque heure de ma vie j’aiguise comme des couteaux mes phrases, à seule fin qu’elles puissent trancher la gorge des mauvais livres. »

 

            Jean – Marie Kerwich n’a pas été baptisé. Les siens croyaient en Dieu et « C’était suffisant pour des nomades ».

 

             « Dieu ne voulait pas me choisir. Il savait que j’étais trop sensible. Je possédais ce qu’il y a de plus encombrant : le sensibilité marié au chagrin.

            …Il arrivait quand j’étais enfant que mon père me frappe et je versais des larmes… je ne savais pas qu’un ange recevait les coups à ma place. »

            Il y a maintenant l’absence et le silence de cet ange, alors le gitan entre parfois dans une église et en sort rapidement, mais il dit «j’ai tort, les églises tentent de recréer son visage. »

 

            Et il s’en va en donnant une pièce de monnaie à un mendiant.

 

            « Combien de poètes ont sombré ? Même leur propre tombe les a oubliés. Quand je mourrais mes pensées seront orphelines

 

            Vieux pantalons et bottes gitanes, il va Jean – Marie Kerwich répétant que la vie d’un homme n’est pas intéressante et de nous montrer sous la tente d’un cirque avec les flambeaux de la féerie, comment la feuille rouge d’un érable devient un soir au Canada et la Pensée une Arabie ambulante…

La sienne marche pieds nus, il est allongé sur son lit, l’encrier de son âme est vide… Il pense à son enfance… que les platanes seuls regardaient… Il pense à cet homme de bronze cloué sur la croix dans une église au Canada, à cette beauté du diable qu’il ne possédait plus, à la férocité d’une jeune fille dont la fausse douceur mentait et lui mordait son âme.

 

            « Je ne relis jamais ce que j’écrit ; je ne trouverai plus mon chemin pour partir ailleurs. Mes phrases sont des villages pour les âmes en peine. Mieux vaut ne pas se retourner vers eux, ça ferait pleurer l’encre des mots écrits… 

          J’ai du mal à tenir une plume : ma main droite a trop longtemps tenu en équilibre sur un portique de cirque. »

 Roulotte

            Faut-il nommer le cirque Bouglione, le cirque Romanès, la tournée des cabarets, et le feu des érables accordé au feu de son cœur ?...

            Jean – Marie Kerwich dialogue avec celui qu’il est et restera jusqu’au bout, un nomade venu d’un passé ancestral, à jamais étranger à l’état sédentaire et qui l’oblige à allonger sur la feuille blanche comme un linceul sa lancinante musique de mots de chair et de vent.

 

            « Car mes pensées et moi ne sommes pas faites pour être dans un livre mais pour hurler au vent sur les chemins de l’âme qui ne s’arrêtent nulle part. »

 

            Et parce que ses mots sont comme des défunts qui nous murmurent à l’oreille, que le chapiteau de son aïeul venu à cheval de Hongrie a été cousu jour après jour avec des linceuls volés pour en faire la toile d’un cirque, tout un monde invisible prends corps :

 

          « Pour que les phrases soient ivres, il faut que le poète ait bu un bon vin solitaire de la couleur d’un tapis d’orient noué à la main par une douce jeune fille que la méchanceté des hommes n’a pas encore violée.

            La vie est terrible et pourtant le blé pousse encore, les fleurs sauvages fleurissent, elles ne peuvent s’empêcher de pardonner c’est plus fort qu’elle. »

 

            Quand le spectre de la Mort profile son ombre sur la pâleur de la page, simple et nue, compagne à venir, il nous la montre comme un gitan sait la regarder. Ses parents donnaient alors des représentations, lui il jonglait et son père faisait danser les caniches « dans des mouroirs où on se débarrasse de cette lépreuse qu’est la vieillesse. »

 

            Parmi les fauteuils roulants en cercle où se tenaient les vieillards ridés, il raconte que devant mettre un costume d’acrobate, il entra dans une chambre au hasard :

 

            « Un vieux monsieur était couché sur son lit je le priai de m’excuser, puis lui demandai pourquoi il ne venait pas se distraire un peu. Mais il ne me répondit pas et je compris qu’il était mort. J’avais inconsciemment parlé à la mort et elle m’avait répondu par ma simple présence. »

 

            Lire la poésie innée de Jean – Marie Kerwich, c’est comme entendre au détour d’un chemin de ronces, une guitare, celle dont il joue quelquefois, quelque soir, à Marseille, terrain des voyageurs. A moins que ce ne soit le son de sa plume grattant le papier où il couche le sourire blessé des anges…

 

            « Mais maintenant je dois retrouver ma vie nomade. Il est temps d’atteler mon cœur et de partir. »

 

 Liberte affiche

            
              Comment ne pas joindre à la voix de Jean-Marie Kerwich celle de Tony Gatlif qui a consacré sa vie à filmer la vie des Roms, des tsiganes et qui avec son dernier film « Liberté » nous rappelle que sur les deux millions de ces bohémiens qui vivaient en Europe 250 000 à 500 000 ont été exterminés dans les camps nazis.

            L’exubérance de la musique, la flamme des robes des femmes sur le noir délavé des habits des hommes sont tressés avec l’osier de la douleur. Etre sédentaire, c’est ne plus être sur la route qui va… Les fantômes vivent dans les pierres !

 

            « Liberté » est littéralement possédé par la poésie de l’âme tsigane, les roulottes, les violons, les voix gutturales ardentes. Même les arbres dansent… Quand vient la tragédie s’installe le Silence.

 

            « A Auschwitz, la seule révolte a été celle des gitans, qui quand ils ont compris qu’ils ne reverraient jamais les leurs se sont jetés sur les nazis et les kapos » (Tony Gatlif)


« Liberté » !... L’Ode qui grise et bouleverse. L’Odyssée des gitans.

 

« Si quelqu’un s’inquiète de notre absenceLiberté 2

Dites-lui qu’on a été jeté

Du ciel et de la lumière

Nous les seigneurs de ce vaste univers…

 

A force de leur limer la peau

Ils sont partis pieds nus là-bas

Là où les anges et Dieu

N’existent plus… »

 





                                                                                                                    Hécate. 

 

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4 mars 2010 4 04 /03 /mars /2010 17:08
Cette publication est normalement temporaire et n'a pour but que de tenter de débloquer les problèmes d'administration et ceux des commentaires sur mon blog puisque l'hebergeur (OB) ne daigne pas répondre à mon courriel...

                    NOUVELLES DU JOUR ... (le 5 mars 2010)
OB m'a répondu aujourd'hui, il a trouvé ce qui bloquait internet
 explorer : un commentaire d'un blogueur qui a posté avec un
 code incompatible avec ce système d'exploitation.
 Ce commentaire supprimé lève donc l'inconvénient, mais dans
l'intervalle, cherchant à résoudre le problème, l'ordinateur a fini
 par débarquer chez le réparateur, car il est hélas HS !!!!
 Je mets cet avis depuis un matériel ne m'appartenant pas.
Les deux ordinateurs du logis sont chez le réparateur ...(sans commentaires... ) 
Merci à vous tous de votre aimable soutien .
A bientôt ,dès que possible.
                                         votre Hécate 

              SUITE...le 06 mars 
Mon ordinateur ne pourra pas être réparé au plus tôt avant 
 une semaine...
En attendant, un matériel prêté me permet de vous informer
 de cette nouvelle et de mes possibles visites chez vous plus ardues pour moi, peu adapté à son utilisation.
      Amitiés à vous tous .
                                 Hécate 
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22 février 2010 1 22 /02 /février /2010 09:47

Anna-de-Noailles.JPG            ANNA DE NOAILLES
            L'EBLOUISSANTE…
                                     [ 2 ]






En 1903, c'est la rencontre avec Barrès, dandy, homme politique et écrivain. Elle a 27 ans, il en a 10 de plus. Ce sont deux tempéraments très opposés : Barrès passe pour un misanthrope, Anna apparaît comme une extravertie, sûre de son génie, de sa séduction, exprimant à merveille ce qui bouillonne en elle.

 

Barrès dit :

 

-         " Je ne désire pas que tu soit la plus belle de l'univers, je désire que tu sois ma sœur."

 

Barrès est comme elle obsédé de la mort, elle est présente dans ses écrits. Il a le goût de la volupté pour le périssable, ce piment des sensations. Il porte en lui, la hantise de l'échec et l'impatience de la gloire.

 

            Anna attaque Barrès sur ce nationalisme qui lui fait horreur. La discussion se prolonge, car ni Barrès, ni Anna ne désirent faire de concessions. La politique passionne les adversaires : moins ils sont d'accord, plus ils semblent se plaire.

 

            Barrès note :Barrés

 

-         " La bête de tristesse est rentrée dans sa niche, je me retrouve heureux comme un enfant. C'est un concert qui éclate, une pluie de fleurs qui tombe, un émerveillement dans mon âme. J'admire la vie, j'écarte la mort, je souhaite à tous le bonheur, l'univers à pris un sens…"

 

Et encore ceci, parlant d'Anna :

 

-         " Parfois elle est tout le sérail, elle s'enveloppe de soies la tête ; elle se pelotonne : quelle émotivité : éternelle Esther qui défaille sans cesse."

 

Anna écrit au cours du séjour de Barrès à Amphion :

 

-         " Nous étions l'un près de l'autre. Nous nous taisions. Nous n'avions rien à nous dire si grande était la communion de notre esprit."

 

Elle est toute à sa joie d'avoir trouvé, après une jeunesse bousculée, un homme dont "la silencieuse poésie" lui dit, avec un regard profond et triste.

 

-         " Ne vous efforcez à rien, taisons-nous, je vous entends."

 

Barrès aime les femmes, mais pas celles, que, logiquement il devrait aimer.

 Le retiennent, les éblouissantes, les dominatrices. Le voilà fasciné par la comtesse de Noailles.

Anna pour Barrès est la païenne, la sorcière, la Pythie, le fantôme trop vivant de sa rêverie. Elle est à la fois merveilleuse et désespérante.

 

Dans le recueil "Les vivants et les morts" un poème est inspiré de lui.

 

Nous n'avions plus besoin de parler, j'écoutais

Le rêve sillonner votre pensif visage ;

Vous étiez mon départ, mes haltes, mes voyages

Et tout ce que l'esprit conçoit quand il se tait.

…..

 

            En 1904, Anna visite l'Italie avec Barrès. Ils vont à Venise. Anna écrit :

 

café florian-         " Nous menons ici la vie de province, la vie vénitienne, au café Florian où nous nous installons matin et soir, tandis que va, vient, boit et fume la petite notoriété littéraire de Venise. Douceur et tristesse de voir vivre et vieillir dans cette plus belle ville du monde, des êtres faibles et studieux qu'écrase la beauté de la ville."

 

Cette année là, Barrès écrit dans ses cahiers :

-         " Première impression d'une certaine lassitude et d'une certaine mauvaise humeur… Cette volonté de se faire désirer par l'univers, c'est intéressant par le don d'expression qu'elle y joint, mais c'est l'imagination vaniteuse d'une jeune femme d'officier, et peut-être de toute Parisienne."

 

De retour à Paris, elle écrit dans une lettre.

 

-         " Il viendra à Paris demain, il verra bien que rien ne change en moi."

 

A ce moment là, Barrès note dans ses cahiers :

 

-         " Votre chant est pur et votre musique sûre, mais votre cœur…"

 

Quelques jours plus tard :

 

-         " Mon âme indestructible ne peut être détournée de votre âme, mais précisément vous colorez mon âme de la teinte qu'a votre âme chaque jour."

 

Anna écrit :

 

-         " Il n'aime pas les livres, ni les cœurs, ni les âmes, ni la musique, ni la vie, ni la mort, ni le monde…"

 

C'est très injuste : Barrès aime tout cela, mais à sa façon qui n'est pas celle d'Anna. De là, un malentendu se fait, plus profond que les précédents.

Ils se retrouvent pourtant encore avec joie, ils se promènent des après-midi entiers et il lui récite des pages du "Voyage de Sparte" qu'il écrit.

Dans un article paru dans le "Gaulois", il ne peut s'empêcher d'évoquer Anna :

 

-         " Quand elle nous apporte le vin des roses de l'Orient, nul ne veut clore nos frontières à cette enchanteresse de qui l'harmonie pénètrerait la pierre même d'un rempart."

 

Anna se lasse de tant d'empressement, elle avoue pourtant "crever de tendresse auprès de cet être torturé".

 

            Lorsque le 4 décembre 1923 Barrès a une crise cardiaque chez lui à Neuilly, le lendemain Anna dit :

 

-         " Notre amitié inexprimable est située dans une région de l'esprit qui conçoit l'éternité."

Elle consacre un bref poème à la disparition du seul homme dont elle ait jamais accepté la supériorité intellectuelle.

 

Vous êtes mort ce soir à l'heure où le jour cesse.

Ce fut soudain. La douce et terrible paresse

En vous envahissant ne vous a pas vaincu.

Rien ne vous a prédit la torpeur et la tombe.

Vous eûtes le sommeil. Moi je peine et je tombe,

Et la plus morte mort est d'avoir survécu…

 

(L'honneur de souffrir)

 

            Survivre : telle est sa hantise désormais. Survivre à ceux qui lui ont été chers lui paraît un sort pire que la mort. Et pourtant aucune espérance dans un quelconque au-delà ne l'anime.

 

Ils ont inventé l'âme afin que l'on abaisse

Le corps, unique lieu de rêve et de raison,

…..

Je refuse l'espoir, l'altitude, les ailes…

 

            A l'abbé Mugnier qui se précipite chez elle après avoir été se recueillir devant la dépouille de Barrès, elle confie :

 

-         " C'est une belle mort."

 

Elle ajoute :

 

-         " Il n'aimait que moi."

 

Elle n'ira pas aux obsèques nationales le 8 décembre. Entre 1923 et 1926, on relève qu'elle écrit 103 poèmes de deuil.

 

            Elle dit :

 

-         " Mon regard n'est plus que souterrain."

 

Jean Rostand, présence discrète, évoque un excès de la douleur. Elle se remet pourtant avec courage au travail. Elle multiplie les prépublications, comme si elle redoutait que la mort ne vienne la cueillir avant que ses poèmes ne soient rassemblés.

Ses familiers en témoignent, elle est capable d'être par instant drôle, sinon cocasse, comment elle a le pouvoir de passer du sérieux au plaisant, étincelante, vibrante, détendue, se forçant s'il est nécessaire mais sans le paraître, quitte à se replier ensuite sur sa fatigue d'être.

 

Ecoutons cette voix, ce cri longuement modulé, cette passion mise à nu, cette ferveur qui brûle pour renaître et nous faire croire à la vie plus forte que la mort.

 

C'est vrai, je me suis beaucoup plainte

De l'amer bonheur de mes jours,

De l'été avec ses jacinthes

Qui me brisait le cœur d'amour.

 

Je me suis plainte, âpre et pâlie,

De l'univers étincelant,

Et de cette mélancolie

Qui tombe, au soir, d'un rosier blanc.

……………

Mais maintenant bien autre chose

Tourmente ce cœur éploré ;

Je ramène sur moi les roses

Pour que mes bras soient déchirés ;

……………….

Dans toutes les grottes de larmes,

Dans des jardins chauds et glacés,

Et sur des routes de vacarme

Où vos deux pieds seront percés.

 

Je vous mènerai, chère vie,

Dans de si torrides étés,

Que vous crierez, inassouvie,

Et les genoux épouvantés.

 

Ma belle vie échevelée

Si sensible et fine de peau,

Vous serez roulée et foulée,

Vous serez en sang, en lambeaux,

 

Mais je vous dirai : "O mon être,

Portez mieux ce destin fatal ;

Peut-être il nous reste à connaître

Quelque amour qui fera plus mal…"

                                                                       (extrait) Les éblouissements.

 

 

            Tout ce qui vient d'elle, et tout ce qui est elle est célèbre : la virtuosité de son verbe, ses rendez-vous qui ne sont jamais à l'heure, le prestige du poète qu'elle se donne avec orgueil à haute voix.

 Elle suffit à meubler un salon, à animer une table. Elle séduit, elle s'impose, parle de politique, d'herbes, de fleurs, d'étoffes, d'Anatole France, d'un concert qu'elle à manqué, ou de sa jeunesse, ou de riens qui par elle deviennent tout.

 

            Elle arrive, la voici et soudain toute l'assistance se tait, on se tourne vers elle, on se hausse sur la pointe des pieds pour la mieux apercevoir.

 

            Une opulente chevelure noire, le nez fin et racé, les yeux immense au long regard… Elle est là, on la voit, on l'écoute : paroles, soupirs, sourires, entrecoupés de silences bouleversants auxquels chacun est suspendu.

 

Elle lève sa main ornée du saphir qu'elle affectionne et qui parle, elle aussi. Elle étonne, elle ravit, il n'y a qu'elle qui existe, jusqu'au moment où elle va se retirer, tard, le visage livide, les yeux marqués de l'empreinte de la fatigue, et le lendemain, elle sera celle dont on dira :

 anna couchée

La comtesse n'a pas quitté son lit, elle est morte, elle est mourante, elle me l'a téléphoné, j'entendais à peine sa voix, mais elle vient encore de composer un poème.

-         " Sous le masque de la fatigue, de la maladie, du labeur, de la misère de l'âme et du corps, la beauté mystérieuse transporte les sens dans un séjour suave autant que le sera l'éternel repos."

 

A un ami qui lui assure qu'elle deviendra une charmante vieille dame, elle répond indignée :

 

-         " Mais je ne le veux pas ! "

 

Du fond de son lit, elle dessine au pastel, des fleurs, des portraits, elle rêve, pense à ses souvenirs, à ses promenades avec Proust, à Léon Daudet amoureux d'elle, à Maurice Chevalier rencontré en 1921 qu'elle appelait son frère étrange.

Il lui est apparu comme l'homme le plus séduisant du monde et elle lui a écrit des dizaines de poèmes.

 

Tu m'apparus suave et ravissant

Composé par le miel, l'astre, la tubéreuse.

Plus que le suc des fleurs, j'ai révéré ton sang,

Ta grâce m'accablait et me rendait peureuse.

 

 

Elle lui lisait les poèmes qu'il lui inspirait. Il lui dit un jour :

 

-         " Ce ne sont pas des chansons pour moi."

 

Cet amour qu'elle a eu pour lui est demeuré sans espoir.

 

cocteau-par-man-Ray.jpgDepuis 1924, elle a noué avec Jean Cocteau une amitié fulgurante. Ils ont en commun la passion de la poésie, le don de la parole, la fascination de la mort qu'ils conjurent en en parlant sans cesse ; ils ont tous deux été élevés par une gouvernante allemande et, perdu leurs pères lorsqu'ils avaient dix ans.

Comme la vie d'Anna, leur amitié s'effiloche : Jean est pressé, Anna inattentive.

En 1926 elle écrit :

-         " La vie est le temps qu'on met à ne plus s'étonner de souffrir. De toutes les promesses de l'univers, la seule qui ne déçoive pas, la certitude du néant, vous attire, vous contente et vous parle."

 

Sur les photographies, cela ne l'empêche de sourire. Elle publie chaque mois dans "Vogue" une brève chronique pleine de gaieté et de sagesse.

Après des mois de quasi-réclusion, elle sort de nouveau. Le jeune Julien Green l'aperçoit dans un salon.

 

-         " Elle avait l'air d'une personne égarée dans une foule, ce jour là et, répondait à ceux qui lui adressaient la parole. Déjà, elle était ailleurs, et parce que je la devinais un peu au-delà de nous, j'avais été tenté de lui parler, mais que lui dire. Et je n'ai pas osé. Elle était entourée de monde et pourtant elle semblait toute seule. "

 

Anna aime à la folie la vie brillante dans les somptueux salons de Paris ; c'est pour elle une façon de s'évader de sa perpétuelle angoisse, une euphorie qu'elle sait précaire, mais qui lui permet ensuite, de mieux se retrouver. Elle n'est futile qu'en apparence.

 

En 1932, Anna se met à souffrir d'insomnies, de bourdonnements d'oreilles et de migraines ophtalmiques. Elle demande à un médecin.

 

-         " Otez-moi des oreilles cet océan de ferraille."

 

Le psychanalyste René Lafargue rend son verdict :

 

-         " Elle se détruit intérieurement."

 

En 1933, elle songe à composer de nouveaux poèmes, pourtant, elle ne peut plus écrire et la moindre conversation l'épuise.

 

-         " Aucun organe essentiel n'est atteint chez moi, et cependant je m'en vais. Je meurs de moi-même…"

 

Elle s'éteint le dimanche 30 avril à 15 heures à son domicile, 40 rue Scheffer. Elle à 57 ans. Elle repose vêtue de soie blanche, étendue au milieu de brassées de roses blanches sur le lit étroit où elle vient de passé la moitié de sa vie. C'est avec une de ces roses, que le prêtre, à défaut de buis, trace sur son corps figé dans la mort, le signe de la croix.

 

Anna de Noailles est encore une présence proche de nous par la beauté du mot Poésie.


Anna dans son salon

                                                  
                                                   Offrande

        

Mes livres, je les fis pour vous, ô jeunes hommes,

                        Et j’ai laissé dedans,

Comme font les enfants qui mordent dans des pommes,

                        La marque de mes dents.

 

J’ai laissé mes deux mains sur la page étalées,

                        Et, la tête en avant,

J’ai pleuré, comme pleure au milieu de l’allée

                        Un orage crevant.

 

Je vous  laisse, dans l’ombre amère de ce livre,

                                    Mon regard et mon front,

Et mon âme toujours ardente et toujours ivre

                                    Où vos mains traîneront.

 

Je vous laisse le clair soleil de mon visage,

                                   Ses millions de rais,

Et mon cœur faible et doux, qui eut tant de courage

                                   Pour ce qu’il désirait.

 

Je vous laisse ce cœur et toute son histoire,

                                   Et sa douceur de lin,

Et l’aube de ma joue, et la nuit bleue et noire

                                   Dont mes cheveux sont pleins.

 

Voyez comme vers vous, en robe misérable,

                                   Mon Destin est venu.

Les plus humbles errants, sur les plus tristes sables,

                                   N’ont pas les pieds si nus.

 

-   Et je vous laisse, avec son feuillage et ses roses,

Le chaud jardin verni

Dont je parlais toujours ; - et mon chagrin sans cause,

                                               Qui n’est jamais fini… 

 

                                                                                                                                         Hécate.

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22 février 2010 1 22 /02 /février /2010 09:02

Anna portraitANNA DE NOAILLES

                L'EBLOUISSANTE...

                                                [ 1 ] 


            Est la femme la plus honorée de la 3° République, à 24 ans, elle est célèbre pour sa poésie, elle est de toutes les réceptions.

 

            Proust l'appelle "la femme - mage", Rilke "la petite déesse impétueuse", Colette parle de sa voix de bronze et d'argent ; Anatole France lui écrit " : - Vous êtes jeune comme la poésie grecque. Vous êtes ingénue et robuste". Et Clemenceau lui dit qu'elle ressemble à Bonaparte au Pont d'Arcole.

 

            Elle aime la nature et l'amitié. On n'en finit pas d'énumérer tous ceux qui l'ont approchée, des écrivains, des ministres, des musiciens, des peintres, des grands de ce monde aux artistes de music-hall.

 

            Elle est la première femme faite commandeur de la légion d'honneur, que Bergson lui remet le 15 février 1931.

 noaille par cocteau

            Ses obsèques en 1933 sont suivies par dix mille personnes.

-         " C'est un peu de radium qui entre sous terre" dira Marie Curie. Et Cocteau lui dessine une petite guirlande de mots.

-         "Je ferme les yeux. J'essaie, Anna, de revoir votre sourire."

 

Elle aimait, elle était aimée, elle écrivait pour qu'on ne l'oublie pas, et qu'on l'aime encore par delà la mort.

 

                      J'écris pour que le jour …

 


J'écris pour que le jour où je ne serai plus

On sache comme l'air et le plaisir m'ont plu,

Et que mon livre porte à la foule future

Comme j'aimais la vie et l'heureuse Nature.

            …………

Et qu'un jeune homme, alors, lisant ce que j'écris,

Sentant par moi son cœur ému, troublé, surpris,

Ayant tout oublié des épouses réelles,

M'accueille dans son âme et me préfère à elles …

                                                  ( L'ombre des jours. )

 

Anna naît à Paris le 15 novembre 1876. Elle est grecque par sa mère, roumaine par son père le prince Grégoire Brancovan – Basarab.

 

Dès qu'elle est en âge de comprendre les légendes, Grégoire lui explique celle des princes, ses prestigieux ancêtres. Ils apparaissent puissants et implacables, mais pourquoi l'un d'eux tient-il entre ses mains une colombe ?

 

            La petite Anna harcèle ses bonnes :

 - " Est-ce qu'une petite fille a le droit aussi de mettre une cercle d'or sur sa tête ? "

            Les bonnes ne savent que répondre. Il en faut plus pour décourager Anna. Elle insiste :

 

-         " Où est la couronne ? "

 

Les ancêtres du prince Grégoire en portaient tous une, pourquoi le prince n'en eut-il pas porté lui aussi ?

 

            Dès l'âge de cinq ans, elle commence à raconter des histoires à sa sœur Hélène et à son frère Constantin, des fables, des contes de fées qu'elle invente. Elle écrit ses premiers vers autour de neuf ans.

 

-         " Faire des vers, mais cela s'apprend en une heure ! A l'âge de huit ans, j'ai calqué sur deux strophes d'Alfred de Musset un petit poème que j'essayais de rendre correct."

 

Anna est une enfant anxieuse, plus attentive qu'il n'y paraît de prime abord à l'opinion des autres. La tendresse de ses parents ne lui suffit pas ; elle guette l'approbation et les encouragements de leurs amis, qui, heureusement ne la déçoivent jamais. Une indulgence amusée ne ferait pas l'affaire : il faut un éloge fondé et net.

 

Rachel Brancovan, la mère d'Anna, paraît dans l'ordinaire de la vie, une personne affable et douce, un peu dormante, comme on en voit beaucoup. Mais une âme explosive sommeille en elle. Dès qu'elle pose la main sur le clavier de son piano, elle est transfigurée !…

C'est pourtant toute une histoire que de l'amener à s'asseoir devant son instrument. Fernand Gregh rapporte qu'elle manque toujours de s'évanouir d'émotion et s'écrie.

 

-         " Non, pas aujourd'hui, je ne pourrai pas ! Ah ! Qu'elle torture ! Non, j'en mourrai, tâtez mes mains, sentez si elles sont froides ! "

 

Lorsqu'elle joue sa peur nerveuse se fond aux feux de son cœur artiste brûlant de cette flamme qu'elle transmet à sa fille. La princesse Rachel est une femme vive, primesautière, nerveuse, imaginaire, hardie et craintive.

            Anna pense qu'elle doit tout à sa mère : non seulement l'amour de la musique, mais aussi l'amour de la poésie.

            De nombreuses années plus tard, tandis que la princesse Rachel Brancovan quitte doucement la vie, Anna confie à sa mère mourante :

 

-         " Je suis issue toute entière du bois de ton piano."

 

Anna n'a que trois ans lorsqu'elle vient vivre dans l'hôtel de l'avenue Hoche. Elle y demeurera jusqu'à son mariage, et pourtant elle ne s'y sentira jamais tout à fait à son aise.

 

Entre l'Etoile et le parc Monceau s'étend le royaume du silence. Pas de voitures, pas d'omnibus, pas de magasins. C'est l'endroit le plus élégant de Paris.

 

De cette demeure de facture classique, sa mère Rachel en a fait une sorte de palais oriental, mélange de langueur et d'austérité : tentures fabuleuses, bronzes étranges, porcelaines, ivoires, glaces de Venise, de l'or partout, un faste éblouissant.

 

Anna a consacré quelques lignes au grand salon préféré de sa mère :

 

"Le salon le plus important de l'hôtel était habillé de peluches couleur de turquoise, meublé de canapés et de sièges dorés, et deux larges pianos y étalaient, côte à côte, le désert laqué de leurs reflets de palissandre, sous un haut palmier languissant."

 

Elle n'aime guère la salle à manger meublée en style Henri II :

 

"Le décor de cette pièce spacieuse me déplaisait par les tons heurtés de la peluche bleue des rideaux, voisinant avec des stores coulissés, d'un rouge de pavot, qu'égayait pourtant le soleil de midi."

 

Il y a aussi le petit salon algérien drapé de pourpre et d'or, et sa cheminée ornée d'une pendule d'onyx, d'un éléphant indien en émail cloisonné et d'un coffret de cristal incrusté de pierreries. Aux murs, il y a les portraits des enfants Brancovan peints par une amie de la maison.

La galerie des ancêtres hospodars, étroite et tapissée de vieux chêne noirci, double le salon sur toute sa longueur. Une grande baie vitrée l'éclaire à chaque bout.

 

La petite Anna à du mal à se passionner pour les étranges personnages des tableaux :

 

-         "Je sentais en les regardant que depuis des siècles je les avais quittés… Ce riche décor citadin me désolait de mélancolie."

 

noailles enfant par de gaigneronDe Paris, elle n'aime décidément pas grand chose ! Elle n'hésite pas à comparer la maison de ses parents à un mausolée, une sorte de cimetière surhaussé.

Elle n'aime ni le quartier de l'Etoile où les platanes sont rare, ni le parc Monceau, pas même la pittoresque Naumachie.

            Elevée par des gouvernantes, instruite par des précepteurs, elle voit trop souvent ses parents quitter la maison au moment où il lui faut se mettre au lit. Elle affirme :

 

            "L'enfance est une route ardue."

 

            Un jour une gouvernante l'emmène déjeuner dans un restaurant. Elle avise quelques clients qui lui paraissent très âgés à une table voisine et pose cette curieuse question :

 

-"Pourquoi leur donne -t-on à manger ?"

 

Priée de s'expliquer, elle déclare :

 

-" Il ne faut pas les nourrir, cela prolonge inutilement leur souffrance, il vaut mieux les laisser mourir en paix."

 

Pour Anna, la vieillesse est une disgrâce irrémédiable, elle ne peut imaginer que ceux qui en sont affligés puissent une seconde tenir à la vie. L'enfant, ce jour là, est sévèrement réprimandée. La gouvernante soupçonnée de favoriser l'éclosion d'une sensibilité exagérée est renvoyée.

 

    Anna est incapable de dissimuler sa tristesse. On la gave de gâteaux, de calepins et de chansons amusantes. Rien n'y fait : Anna est en proie à une véritable nausée. Elle sait alors que là "consolation par le divertissement" lui demeura à jamais étrangère. Et pourtant, au cours de sa vie, les divertissements ne lui manquèrent pas !

 

Elle n'a que dix ans, lorsque son père le prince Grégoire Brancovan meurt à l'âge de cinquante-huit ans, le 15 octobre 1886.

 

-"En entrant dans la pièce où ma mère se trouvait assise et comme figée, sans autre expression que celle de la stupeur et vêtue d'un noir opaque, je compris que mon père était mort. Mais je ne voulus pas le savoir. Je tins mes doigts contre mes oreilles pendant des heures, afin de ne pas entendre formuler ce que je n'ignorais plus."

 

    Les promenades sur les Champs –Elysées, les petits théâtres de Guignol, les boutiques de confiseries, la voiture aux chèvres ne suffisent pas à chasser la tristesse ; bientôt Anna refuse de se mêler aux autres enfants.

      Six mois durant, l'hôtel de l'avenue Hoche vit dans ce climat de deuil. Strictement vêtue de noir, Rachel Brancovan, porte lorsqu'elle sort se promener au bois de Boulogne, une épaisse voilette qui l'empêche de respirer à son aise.

 

    Une espèce de directeur de conscience, au zèle religieux sans défaillance ne la quitte pratiquement pas d'une semelle. Il lui parle, ainsi qu'aux enfants, de la mort et de l'au-delà. Il rapporte d'une librairie spécialisée, des livres mélancoliques. Anna lit un titre qui la frappe :

 

"Au ciel on se reconnaît".

 

Des mois durant, de nombreuses cérémonies religieuses rappellent le souvenir du défunt et ravivent le chagrin.

La mort du prince Brancovan a mit fin aux déjeuners dominicaux et autres festivités constituant l'essentiel de leur bonheur de vivre.

 

-         "La mort de mon père, en me séparant de cette vie de réceptions et de faste où une sorte de philosophie heureuse s'apparentait, d'une manière noble, aux orchestrations et aux quadrilles étourdissants d'Offenbach, me laissait languissante, et j'eus une peine extrême à continuer d'exister."

 

Anna songe sans cesse à son père, qui avait eu un si grand rôle dans l'éveil de sa vocation.

            Elle revoit les premières années de sa petite enfance, au bord du lac Leman, dans le chalet d'Amphion, où, assis sur le balcon, Grégoire de Brancovan boit du thé et récite des vers de Corneille ou de Racine.

 

            Cette jolie villa est un bouquet de fleurs posé sur le lac, dans le site le plus ravissant de cette côte féerique.

 

C'est l'image même du paradis pour Anna. Ce nom d'Amphion lui évoquera toujours l'endroit où elle a été le plus souvent et le plus longtemps heureuse !

 

            La véranda est fraîche tout le jour. Le soir, les trois enfants s'y blottissent sur des canapés recouverts de laine et de coussins turcs.

 

Anna est à la fois oppressée et accablée de bonheur.

 

            Elle se souviendra toute sa vie d'un certain été, où deux fois par jour au moins, un moment était consacré à la lecture du plus bouleversant poème des "Contemplations" de Victor Hugo,

"A Villequier".

 

-         "Au comble du désespoir, nous aussi nous portions le deuil de Léopoldine… Ainsi fus-je initiée poétiquement à la catastrophe et aux cruautés de la nature, dont je révérais les prodigues élans par les stances que Hugo dédiait à la disparition tragique de sa fille."

 

Elle a grandi à Amphion, sans jamais cesser de contempler le lac.

 

-   "Je dois tout à un jardin de Savoie et au double azur qui m'a ébloui depuis l'enfance. C'est là que l'univers m'a été révélé."

 

    Entre le ciel et le lac, entre la vie et la mort : deux néants, dont l'un est impalpable et l'autre glisse entre les doigts, à l'image d'un temps éternel, que rien ne peut retenir.

 Amphion-jardin votif

-      "J'avais la certitude d'être capable de marcher sur les flots. Parfois, au bord du lac Léman, quand la nappe tiède d'une eau bleue bordée d'écume m'invitait à la parcourir, j'ai vu se réduire si étroitement le lien qui nous retient à l'existence que je me suis sentie chanceler avec une préférence égale entre la vie et la mort."


    Quand elle écrit le poème de "L'ombre des jours" intitulé "Attendrissement", Anna se rappelle de tous ces chers moments que rien ne détruira à jamais.

 

Maison où j'ai passé tous les plus tendres mois

De mon aventureuse et frissonnante vie,

Mon rêve vous bâtit dans mon âme ravie,

Et voici qu'aujourd'hui je vous habite en moi !

 

 ..............

-    Rien n'est changé là-bas, mais j'ai changé moi-même.

Ce n'est plus qu'en rêvant que je revois encor

Ces beau soleils, venus de l'âme et du dehors,

Près de qui, comme un flot d'abeilles qui essaiment,

Mon plaisir tournoyait avec des ailes d'or ! …

( L'ombre des jours )

 

Sa mère la princesse Rachel trouve un moyen de rompre son deuil obsédant : elle décide de revoir son père Musurus Pacha retiré dans son palais de Constantinople. En outre, elle propose aussi de séjourner à Bucarest afin que Constantin et ses sœurs connaissent enfin le pays de leur père.

 

-         "Soudain la promesse du Bosphore fit renaître chez moi l'instinct du printemps, de la poésie, le délectable plaisir de plaire !"

 

Plaire ! Elle veut déjà plaire à des garçons, elle souhaite également plaire à des paysages, à des villes, à l'espace illimité !

 

Anna ne garde pas un souvenir très marquant de la Roumanie où elle est constamment malade, et dont elle voit peu de choses.

 

Et puis j'ai voyagé, petite fille encore

Dans ce pays doré, raisonneur et naïf

Je me souviens des jours sans fin, couleur d'aurore,

Des enfants nus, des bœufs, des murs blancs et des ifs.

 

(Le souvenir des aïeux)

"extrait"

[ Derniers vers ]

 constantinople 001

            A Constantinople, du palais de Musurus Pacha où domine le marbre bleu, la vue est superbe. Le regard porte jusqu'aux Eaux Douces d'Asie. Dans le palais, d'un confort relatif, le matin l'on déjeune de confitures de roses ou de bergamotes, puis l'on s'amuse.

 

            Anna prise de mélancolie, de rêverie, ressent un sentiment de solitude parmi des jeunes femmes qu'elle compare à des roses qui se fanent ! Ces jeunes femmes ne sont préoccupées que de deux choses : un élu rare à venir, et manger.

 

    Anna commet la folie d'avaler d'une traite 42 abricots. Il s'ensuit indigestion et fièvre. Elle met tout le reste de l'été à se remettre de cette indisposition. Triste, malade, éloignée de toute distraction, immobile dans son lit drapé d'une moustiquaire, elle écoute sa mère jouer du piano.

-         "Ah ! Pourquoi nous avait-on éloignés cette année des douceurs familières d'un lac en Savoie ! "

 Pierre-loti

Lors du retour sur le bateau, elle croise un officier de marine de 37 ans : Pierre Loti.

 

Lorsqu'elle le revoit quelques années plus tard, elle est violemment troublée, elle vient de lire "Pêcheur d'Islande", elle va sur ses dix huit ans, et, ô miracle, il la reconnaît.

 

-         "Quoi donc ! l'écrivain qui, par ses livres de génie, m'installait au paradis, avait distingué, plusieurs années auparavant, une petite fille en larmes qui, à force de souffrance sentimentale aspirait à l'anéantissement sur le pont d'un bateau turc !"

 

Celui qui va vraiment redonner le goût de vivre à Anna et à sa mère, c'est le pianiste Paderewski, la coqueluche des publics féminins de toutes les capitales de l'Europe centrale.

 

-         "Je vis une sorte d'archange aux cheveux roux, aux yeux bleus, purs, durs, examinateurs et défiants, tournés vers l'âme. Combien me plut immédiatement cette allure de vagabond de race noble et fière."

 

Anna oublie d'un coup tous les jeunes gens fugitivement admirés, et sa mère sort enfin de son deuil.

Et ce sont les premiers bals. Anna souvent souffrante, fatiguée, est étonnée de constater que la douleur peut, l'espace d'une soirée céder du terrain.

 

-         "Je passe toutes mes nuits en bals et soirées, et je dors tant bien que mal le jour ; c'est une désorganisation complète, affaiblissante à tous les points de vue, où réside le plaisir du monde.

    Plus moyen d'être à soi-même et à ses amis ; c'est payer bien cher, n'est-ce pas, une jolie valse, un danseur passable et un verre de champagne."

 

Elle rencontre le comte Mathieu de Noailles, un parti non dénué de prestige. C'est un garçon de belle allure, un mètre quatre-vingt-deux, blond aux yeux bleus : il la trouve terriblement attirante, elle le fascine. Ils ont les mêmes fréquentations, les mêmes préoccupations. Dans ce terreau idéal, s'épanouit ce que l'on nomme habituellement l'amour.

 

Sans doute, Anna n'est pas exactement le type de femme qu'il faut à Mathieu. Du côté d'Anna, Mathieu est-il bien l'idéal masculin de ses rêves d'adolescente ? Mais n'a-t-elle qu'un seul idéal ? L'amour l'intéresse bien plus que l'homme.

 Sans doute pressent-elle qu'aucun homme au monde ne lui apportera jamais le délicieux désordre de la passion. Elle songe déjà qu'il lui faudra connaître beaucoup d'hommes, les séduire, se les attacher. Cela seulement, lui apportera l'éblouissement.


    Le mariage a lieu le 18 août 1897. Plus de trois pages du registre des actes de l'état civil sont nécessaires pour énumérer les titres du jeune couple.

Sans se montrer totalement frigide, Anna ne sera jamais portée sur l'amour physique. Les étreintes la laissent insatisfaite. Elle leur préfère de loin les jeux de la séduction.

Elle met au monde un fils, Anne - Jules, le 18 septembre 1900. Un jour d'ardeur dans son enfance, elle avait souhaité un enfant né d'elle.

Fin de la première partie.
                                                                                                               Hécate.

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9 février 2010 2 09 /02 /février /2010 12:02

La femme dans le miroirLa femme dans le miroir

de

Thanh-Van Tran-Nhut

 




            Il y a des jours où l’incertitude et la mollesse du cerveau se liguent à vous attirer vers le premier livre qui titille un de vos vices…

 

            Après avoir ouvert et refermé quantités d’ouvrages sans conviction, un mot accroche, fait appel à une vague réminiscence. Le nom d’un poète, en l’occurrence, Hâfez, quelques phrases teintées d’onirisme et le tout niché sous la première de couverture représentant une vanité, et un titre qui réfléchit…

            Autant d’atouts que de pièges !...


           
Aussi ne faut-il pas compter sur moi pour vous dire si ce roman est bon ou s’il ne l’est pas. Je n’ai cédé qu’a l’attrait de l’intrigue et des ingrédients.

            Une première remarque, le chagrin du héros ne communique pas chez le lecteur un état d’âme démoralisant. Inconsolable ? C’est écrit, de là à ce que ce soit contagieux !...

            Tout veuvage n’est pas deuil éternel, soit !... Cela dérive tout naturellement vers le réjouissant  Mémento Mori  !

            Il y a des histoires d’amour qui commence bien et qui finissent mal, et inversement…

 

            Ce roman m’est tombé comme une fatalité : une vanité, après « Le dernier crâne de M. de Sade » c’était écrit quasiment, dans ma trajectoire louvoyante entre les rayons des présentoirs.

            Dénigrer un livre n’est pas mon but ici. Le dilemme est terrible….

             Il y a des romans qui envoûtent et que tous les critiques assassinent à coup de plume venimeuse. A moins qu’ils ne les encensent excessivement…

 

            Le héros un veuf, prénommé Adrien se trouve embarqué dans une étrange aventure. Attiré par un tableau contemporain où il croit reconnaître le visage reflété dans le miroir d’une vanité datant de plusieurs siècles.


           
« Certes, il ne présentait pas cette atmosphère inquiétante et ambiguë des deux vanités du Hollandais, dans lesquelles chaque objet revêtait un rôle symbolique qui rappelait l’imminence de la mort et la vanité de la vie. Les couleurs sombres avaient fait place à une palette hardie qui jouait volontiers sur les contrastes pour faire ressortir les volumes.

…Ici le pinceau était énergique, donnant d’avantage l’impression de vitalité, malgré la pose alanguie du modèle.

            Pourtant c’était la même femme ! Le sourire énigmatique sur la toile hollandaise s’était transformé en une expression mi-moqueuse, mi-triomphante, moins visible sur ses lèvres que dans les profondeurs de ses yeux »

                          vanité

            Thanh-Van Tran-Nhut affirme avoir voulu aborder un thème fantastique où s’imbriquent le passé et le présent en un récit d’obsession et de manipulations. Si le lecteur s’amusait à faire les mêmes requêtes sur Internet, il trouverait les mêmes réponses. Les liens que le narrateur consulte existent bel et bien dit-elle dans une interview.

            Au cours de ma lecture, mon cœur fut saisi d’angoisse, car ma conscience me murmurait :


-        
« Tu t’égare Hécate…là, tu es le jouet d’un coup de lune désorientée. »

Oui désorientée je l’étais. Hâfez ? Car oui Hâfez est là, partout, entre les lignes, les mots, poète fantomatique et perçant les pages, par le miel, le ciel, les dômes de lapis-lazuli, l’orient de ses roses, mais pourquoi, pourquoi donc cet échanson du vers n’est-il point enfin convoqué ?


           
Ah ! Le talent de Hâfez avait survécu à sa mort (l’auteur insiste) alors n’y allait-il pas avoir au détour d’un chapitre, quelques bribes de sa Poésie, cette bible Persane ?

            Goethe en fut inspiré pour son « Divan », et aussi le peintre iranien contemporain Mahmoud Farschian, (l’auteur insiste vraiment…)

 

            L’espoir persiste, car le roman fourmille de citations et d’énumérations des plus hétéroclites : cinabre, poudre d’or, sang de dragon.


            « - Mais où trouve-t-on encore du sang de dragon de nos jours ?  murmure Adrien dans son sommeil.
Sur le sable de mes songes des fossiles et des coquillages. Cadavres de murex, nautile, porcelaines, cornes d’Ammon avaient fait naufrage près d’un hippocampe mis à nu. »


            Il ne manque presque rien, il y a même l’apparition d’un thanatopracteur et des comparaisons d’embaumement selon les Egyptiens et les Chinois.  

Memento Mori . Rappelle-toi que tu vas mourir.

 

            « J’ai commencé à sortir mes travaux en attente, ce qui me permettait de reprendre pied dans le monde réel. Ainsi devant mon ordinateur ; j’ai fait le tri entre messages personnels et des mails commerciaux, courriers verbaux ou salaces qui promettaient des miracles en tout genre avant d’aller garnir le fond de ma poubelle électroniques. J’ai repris des lectures interrompue, réveillant les monstres momentanément endormis d’un conte fantastique, enterrant enfin le corps raide depuis des mois d’un roman policier. »


             Nous sommes à Paris, au XXI° siècle, l’ère de l’investigation des pigments, de l’infrarouge qui permet la visualisation fouillée d’une œuvre.


-
        
« Voila ce qui m’étonne : cette silhouette se trouvant sous la femme vue de dos. Elle représente non les contours d’une femme, mais son squelette.

Je me penchais en avant, les yeux écarquillés… On voyait bien que le dessin sous-jacent figurait l’ossature humaine, avec les omoplates, les cervicales, alors que la peinture finale montrait le dos droit et ferme d’une toute jeune femme. Chose étrange, l’annulaire de la main qui tenait le miroir semblait inachevé, trop court… Je jetai un coup d’œil sur la toile adossé au mur : le visage se reflétait dans un cadre d’argent vieilli…
            Sous des dehors ordinaires, ces vanités recelaient des secrets que personne n’avait détectés. »

 

            Un peintre peut-il s’être affranchi de ces poussières virevoltantes qui mélangées aux choses du monde et les propulser vers un autre palier de réalité où tout deviendrait possible ? Tel est le thème qui hante ce roman.

 

Vanitas vanitum et omnia vanitas !

 

Hécate. 

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19 janvier 2010 2 19 /01 /janvier /2010 22:15

Le dernier crâne de M. de Sade
Le dernier crâne
de M. de Sade


Jacques Chessex

 





            On suffoque dès les premières pages l’air manque sous l’étreinte divinement infernale d’une prose virulente.

            Entre ombre et lumière les scènes les plus abominablement obscènes commencent très fort. Damnation !...Nous voici bien dans un voyeurisme tel que l’a fantasmé et mis en scène le plus célèbre et le plus exécrés des libertins : Le Marquis de Sade.

            La crudité époustouflante et naturelle du défunt auteur trousse ici un très étrange, et truculent roman drolatique noir sur les tribulations d’un crâne !... Et quel crâne !!!

 

            Rien de la fin de feu le Marquis de Sade n’est éludée. A demi décomposé, soixante quatorze ans voués aux jouissances sodomites marquant la chair de plus d’une empreinte !

            « …enfermé à vie à l’hospice de Charenton avec les fous, les agités, afin que la société des honnêtes gens soit préservée des idéologies, thèses, inventions littéraires scabreuses et actions perverses et toujours renouvelée de ce scélérat… »

             « Au-dedans ce corps ruiné, la honte des viscères usées, des humeurs louchement infectées ; au dehors une paroles acérée malgré l’infirmité de la bouche, un regard d’azur pur sur les mensonges du monde. »

 

            A croire que Jacques Chessex est allé à Charenton lui rendre de fréquentes visites avant de rendre l’âme à son tour.

 

            « Impossible de lire « Le dernier Crâne de M. Sade » sans penser à chaque ligne que son auteur va mourir et qu’il le sent. C’est un roman crépusculaire et testamentaire »  écrit Jérôme Garcin dans la chronique où il relate comment Jacques Chessex qui relisait la dernière phrase de son livre n’avait plus alors que deux heures à vivre.

 

            « Comme nous sommes las d’errer ! Serait-ce déjà la mort ? »

 

            Livre tragique, traité avec un humour endiablé ! Le docteur Ramon, dix neuf ans a obtenu du docteur Doucet l’autorisation de s’intéresser à la santé de M. Sade. Il s’y attache même.

            « A-t-il pressenti sa fin, proche ? C’est probable. Ramon est intuitif, cultivé, silencieux. – il écoute plus qu’il ne dit – et sa science des écrits de M. Sade fait le reste. »

            Privilège extravagant que de l’avoir rencontré, même en ruine !

            Cette scène se déroule le 20 novembre 1814 à dix heures.
       
« Ce que j’ai à vous dire est grave. Asseyez-vous et écoutez.

 Chambre de M. de Sade. Couleur ambrée de la pièce.

        Je suppose que le docteur Doucet vous a communiqué mes volontés. Il vous a dit que j’interdisais toute ouverture de mon corps ?

        Il me l’a dit, et je ne l’oublie pas.

        Et que j’interdis que l’on dresse une croix sur ma tombe…

Répétez, docteur Ramon. Pas d’autopsie, pas de croix. »
                                                                                                     

             Les choses de la mort vont vite dans les hospices. Pas d’autopsie : Promesse tenue…  « Le fossoyeur creuse la fosse, et la dépouille de M. de Sade, enveloppée dans trois linceuls est descendue à l’aide d’une corde dans la terre dure du petit cimetière de l’hospice… Cimetière des fous. Rectangle d’absence. Tout autour les vols de corneilles tournaient sur les campagnes blanches et vides »

          
            Mais là survient le scandale.

 

           Un abbé arrive avec deux aides et plantent si rageusement une croix « dans la terre remuée qu’elle parait s’enfoncer dans le ventre du mort…l’Eglise qui triomphe d’un cadavre, songe Ramon en se détournant. »

 

           Quatre ans plus tard, remaniement du cimetière de Charenton. Le docteur Ramon est là. Et va commencer la folle péripétie truculente du crâne du divin Marquis !

           « Tandis qu’une fumée soufrée s’élève du trou le jeune docteur extatique s’exclame : – Monsieur le Marquis est vengé !... »

 

            L’extase de Ramon n’en est qu’à ses prémices. Il se penche sur le trou « les ossements de M. de Sade sont parfaitement conservés dans la position où le corps a été descendu là… L’habit de velours a fondu dans le sol, par zones rongées découvrant les os à peine jaunis mais très nets, les tibias maigres, le sacrum solide, les côtes, le fémur, les clavicules dessinées sur quoi règne le magnifique crâne lisse et poli comme un globe d’opaline. Oh ! le sourire de ce crâne, sa belle mâchoire aux forte dents ! Oh ! le volontaire temporal, les maxillaires et le front intacts, les larges orbites profondes…

           Il est une étrange vertu dans les reliques. »

 

           Bien sûr, l’enlèvement le plus romantique se fait. Ramon emporte le crâne sur un linge blanc…et se remémore tous les crânes des saintes reliques… Crâne orné de pierreries et de dentelles… Tous les crânes étudiés dans ses cours de phrénologie, crâne de violeurs, de fous, d’enfants infirmes, d’hommes – loups, de mélancoliques, ou de grandes catins. J’ose à peine dévoiler la description d’une relique de Fribourg où des jarretelles pareilles à des pivoines… …

 

           Toute la seconde partie de ce livre n’est plus que rebondissement de crâne. « Il court, il court le vrai crâne.

           Et le crâne du marquis court. Qui le possède, toutes ces années ?

  Crane phreno[1]

            C’est parce que l’homme est seul qu’il a si terriblement besoin de symboles. D’un crâne, d’amulettes, d’objets de conjuration. La conscience vertigineuse de la fin de l’être dans la mort.

Peut-être faudrait-il regarder la passion d’un crâne et singulièrement d’un crâne hanté comme une manifestation désespérée d’amour de soi, et du monde déjà perdu. »

 

            Les années défilent et les pages se tournent, la lecture atteint un lyrisme somptueux, comme un cygne glissant sur l’eau d’un lac.

 

           « Autour de moi descend un soir de mi-automne, où les choses du songe et du visible trouvent leur résonance exacte. C’est souvent celle de la mort annoncée oubliée… »

 

           Le 9 octobre 2009, Jacques Chessex, a relu pour la dernière fois son œuvre. Son bureau dans sa maison de Ropraz jouxtait le cimetière. Pouvait-il prévoir qu’il allait mourir quelques heures plus tard dans une bibliothèque apostrophé avec éclat par un médecin généraliste et père de famille ?

 

          Jacques Chessex
            « Mort debout et au milieu des livres.  Jérôme Garcin s’indigne : trois mois après la disparition de son plus grand écrivain voici que la Confédération Calviniste brandit l’article 197 chiffre 3 du Code pénal suisse pour dissuader les lecteurs d’acheter « Le dernier Crâne de M. de Sade » mis sous cellophane et frappé du sceau de l’infamie : un macaron précise qu’il est  « réservé aux adultes »… Mais que les bigots prennent garde : Sa littérature le vengera. »

 
                Une délicieuse et malicieuse histoire d’Os.
                Une Vanité rutilante de mille feux soufrés !

 


                                                                                                                          Hécate.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Chessex

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4 janvier 2010 1 04 /01 /janvier /2010 10:19

Franz Schubert by Wilhelm August RiederLe requiem de Franz

De Pierre Charras

 

       « J’étais persuadé que si j’entendais de la musique au moment de ma mort ce serait un lied. On m’a répété tant de fois que je suis un maître dans ce genre que j’ai fini par le croire. Même si je sais trop bien que je ne suis un maître en rien, mais un élève en tout. A la toute dernière minute, c’est de la poésie qui viendrait voleter autour de ma tête pour que j’invente une mélodie.

            Or c’est une messe que j’entends, pas un lied…

 

            C’est une messe des défunts. Un requiem.

            Un requiem pour qui ?

            Pour moi, bien sûr !

            Déjà !

 

            Je meurs et mon être entier refuse cette réalité. Je la repousse de toutes mes forces. De toutes les forces qui me restent et qui doivent être ridicules.


            Dès le début de mon existence, j’ai tutoyé le ridicule.
»

le requiem de franz couv            Pierre Charras nous livre une voix chuchotant l’âme qui se désincarne, celle de Franz Schubert, simplifiant à l’extrême, ce que fut la vie de ce musicien bohème avant la lettre et qui ne vivait que pour satisfaire le démon intérieur qui le poussait à créer sans la moindre garantie matérielle.

            Les honoraires occasionnels qu’il touchait ne lui permettaient pas de joindre les deux bouts. Et s’il est parvenu malgré tout à tenir jusqu’à trente et un ans, c’est bien parce qu’alors la vie à Vienne était facile et bon marché et grâce à la générosité de quelques amis.

 

            En somme sa vie pourrait se comparer à celle du « Propre à rien » ce héros d’une nouvelle de Josef von Eichendorff, hormis que Schubert s’est contenté de chanter les plus belles chansons comme l’a noté Alfred Einstein dans « La musique romantique ».

 
            «  Toute ma vie, j’aurai couru derrière l’impossible. Derrière la perfection. Si je n’avais pas été bassement humain, on aurait vu l’impossible devenir accessible et la musique recouvrir toute chose. Si, comme l’a affirmé le fameux philosophe chinois, une image vaut dix mille mots, que dire alors de la petite note noire qui semble danser sur la portée qu’on a tracée pour qu’elle s’ébatte avec ses sœurs ? »

 

            Schubert vénérait profondément la poésie et le piano avec lui est devenu l’instrument universel d’une sensibilité, d’un pouvoir expressif, d’une sensualité qui parle en même temps aux sentiments et à l’imagination.

 

            Romantique par son attitude envers les chansons populaires comme nul autre, Franz Schubert compose sur les poèmes de Willem Müller et de Heinrich Heine, des airs qui vont les faire devenir familiers aux lèvres des plus humbles. Tel le Tilleul du « Voyage d’Hiver » et la Sérénade célèbre du « Chant du Cygne ».


            « Mes chants doucement

            Te supplient dans la nuit ;

            En bas, près de la haie silencieuse,

            Bien aimée, rejoins-moi !

            …..

            Entends-tu le chant des rossignols ?

            Ah ! ils t’implorent,

            En une douce et plaintive mélodie

            Ils t’implorent pour moi… »

 

            « Jamais je n’ai composé en état d’ébriété, je me devais d’être sobre. Je le devais à la musique. Mais après, lorsque les notes avaient coulé de moi comme une sueur, lorsque je me trouvais rendu à moi-même, lorsque je redevenais un gros jeune homme ordinaire, je m’ébrouais et traversais la ville pour rejoindre ceux qui m’attendaient :

            D’abord je ne voyais rien, j’entendais seulement leurs cris de joies. Comme si ma présence les sauvait du pire. La buée m’avait sauté au visage et s’était instantanément déposée sur les loupes qui me précédaient en tout lieu. C’était justement ce qui devait me permettre de les reconnaître qui m’empêchait de les distinguer.

            Ma vie même aura été l’égal de ces instants de flottement ; un malentendu. »

 

            « Moi c’est Beethoven que j’aurais voulu être… Et je n’étais rien. Je ne suis rien…

            Cependant je me suis employé, chaque matin à composer. Mais j’ai surtout illustré la mélancolie et la souffrance qui m’habite où que j’aille.


            Partout où mes amis ne sont pas, et le vin. Et Dieu !
           Il a du talent Dieu, mais il n’est pas drôle. Ce n’est pas un ami.


            Les amis je ne les retrouvais pas qu’au café… Il nous arrivait aussi de nous écarter de la ville, pour nous rendre chez l’un chez l’autre, à la campagne. Je m’installais au piano où trônait un verre toujours plein. J’avais beau m’appliquer à le vider, il était toujours plein. Comme par miracle ! Mais c’était par amitié, aujourd’hui je le sais.
 »

 

            Celui qui a tant composé, laissé derrière lui, plus de six cents lieder dont le chanteur et ami, Joseph von Spaun disait : dans cette catégorie, il reste insurpassé…chacun de ses lieds est en réalité un poème sur le poème…, Pierre Charras lui fait avouer :

            « Elle m’aimaient les jeunes filles, comme on aime un petit chien, ou un jouet. Jamais elles n’ont supposé que j’espérais davantage. Qu’un homme se tenait près d’elles. Avec son désir.

 La première qui m’avait donné son corps, ce n’était pas une jeune fille. Pas une dame non plus.  C’était une putain.

            C’est pourquoi je mens lorsque je dis qu’elle m’a donné son corps. Il faut bien avouer qu’elle me l’a vendu. Loué. La seule chose qu’elle m’ait laissée gratuitement, elle ou l’une de ses semblables, c’est la maladie dont j’ai tant souffert et qui aujourd’hui, me tue. »

            C’est Franz Schubert qui m’a amenée à lire ce livre de Pierre Charras. Sa musique, ses lieder… La jeune fille et la Mort M. Scwindécoutés, aimés, ses cordes qu’il a su faire vibrer si profondément, non seulement dans le quatuor « La jeune fille et la mort », qu’illustra Moritz von Schwind à la mine de plomb sur papier jauni et que j’ai vue lors de l’exposition « L’Âge d’or du romantisme allemand» à l’époque de Goethe à Paris, moment d’indicible émotion…mais aussi l’Adagio du quintette pour deux violons alto et deux violoncelles en ut majeur composé l’année de sa mort, où frémit la fiévreuse tendresse d’une inquiétude sans mots !...

 

            Bien sûr aussi me faudrait-il citer « Le Roi des Aulnes » de Goethe, « Le Poteau indicateur » auquel Heinrich Mann devait penser quand il écrivit « La danse pieuse », tant une phrase au début de son roman en est une évidence.

            « Le Voyage d’hiver » plus que « Le Chant du Cygne » est le saisissant testament de Schubert.

 

            « Allons ! Je n’irai plus bien loin

            Avec mon bâton de voyageur.

            Corbeau, permets-moi de connaître enfin

            Ce qu’est la fidélité jusqu’à la mort ! »

                                               (Krähe)


            « Ce n’est pas pour rien que j’ai composé, il y a longtemps un lied sur un poème de Matthias Claudius qui montrait la Mort venant chercher une très jeune fille. J’en ai même tiré un quatuor à cordes, dernièrement.

            Je suis cette jeune fille. 

 

            Bien sûr la mort a toujours été présente dans ma musique, écho exquis d’un mystère intime, derrière la gaîté fragile du violon, au-delà de la danse que commandait l’ivoire du piano, sous les langueurs du violoncelle, mais c’était la première fois, et la seule, je pense, où la mort apparaissait comme un véritable personnage… Et cela dès la blanche pointée initiale, dès le ré. 

            « Je viens en amie », disait-elle « Je ne suis pas cruelle », murmurait-elle, rassurante.

            La mort sera ainsi serrée entre le ré de mon Quatuor et le mi de mon Requiem. Elle sera prisonnière de ma création, captive de ma musique… »


            Pierre Charras est l'auteur de nombreux romans, dont "Comédien", "Dix-neuf secondes" (prix Fnac 2003) et "Bonne nuit, doux prince" (prix des librairies Initiales).


                                                                                                        Hécate.

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