Une nuit avec
Edgar Allan Poe
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« Tout ce que nous voyons ou paraissons n’est qu’un rêve dans un rêve »
(E. A. Poe)
Dans la pénombre d’un rêve il est assez difficile de distinguer tout à fait un visage. Les rideaux n’étant qu’à demi tirés et par la fenêtre la lune dénudée part les mains effilées de quelques nuages intermittents et égarés éclairait celui-ci si curieusement que ses traits loin d’être précisés s’effaçaient dans une pâleur qu’on attribue généralement aux spectres.
De la main, celui qui venait de m’apparaître et que j’avais de suite reconnu, lissait le tissu de sa longue redingote noire comme pour en chasser un froissement inopportun.
- Les pages d’un livre sont bien moins confortables que les capitons d’un cercueil, avait-il marmonné avec une raillerie qui sous-entendait une certaine rancœur. Il avait ajouté avec un sérieux qui n’aurait autorisé aucun sourire.
- Je suis comme Usher… Il ne vivait pas dans la maison Usher, lui et sa maison ne faisaient qu’un vous saisissez ?...
Usher et sa maison ne pouvaient que disparaître ensemble. Je l’ai écrit. Je sais ce que j’ai écrit… Donc tant que mes livres ne disparaîtront pas, vous saisissez ?...
L’ironie se glissait entre ses lèvres, elle y fleurissait subtilement en un suave relent de satisfaction amère et vindicative.
- Mais vous êtes…commençai-je avec toute l’irréalité dans ma voix qu’obligeait l’insolite circonstance.
- Mort ? fit-il. On le dit… Du moins on l’a écrit, noté, consigné à la date du 7 octobre 1849. D’une crise de delirium tremens. Les biographes racontent des inepties, ce sont des scélérats, ils inventent n’importe quoi pour récolter un peu de monnaie et avoir leur nom dans les journaux. On m’a odieusement calomnié !... Donc, tant que mes livres ne disparaîtront pas, vous saisissez ?...
Un feu sombre anima son regard, sa pâleur était plus frappante encore sous l’abondance de ses cheveux aussi noirs que sur ses portraits.
- On m’a odieusement calomnié répéta-t-il. Mon médecin, même lui, me soupçonnait de troubles nerveux gravissimes, d’être la proie de délires obscures et il affirmait qu’un seul verre d’alcool suffisait à me terrasser et transformait le gentleman de Virginie que je suis en galvaudeux quelconque !... Jamais je n’ai cru un instant aux regrets poignants qui dégoulinèrent dans les journaux après mes quatre à cinq jours de maladie aux conséquences que l’on sait. Trop d’insanités furent déversées sur ma personne à l’agonie.
Je suis totalement épuisé et las. Puis-je m’asseoir ?
Un chuintement d’étoffe m’apprit qu’il n’avait point attendu d’acquiescement de ma part.
- Annabelle Lee fut aussitôt publié dans sept périodiques, pas moins et vous savez qu’on a voulu y voir l’emblème de l’union du Sépulcre et du Royaume ?
Il me sembla sentir passer sur mon front le souffle de son dédain plein de morgue.
« Toujours la lune luit et m’apporte les rêves
De la belle Annabelle Lee
Les étoiles s’élèvent et je sens la clarté
De ma belle Annabelle Lee
Aussi par les saisons de nuit, je m’étends aux côtés
De mon amour ! Mon amour, ma vie et ma promise
Dans sa tombe, ici près de la mer… »
Il me semblait entendre une voix scander l’incantatoire poème…
Tout se prêtait à l’illusion de l’impossible et le silence bruissait d’invisibles présences.
- La mort est un défi imposé à l’homme, et la poésie a été pour moi un moyen de gagner ma vie. Le seul but légitime du vrai poème est la création de la beauté. Mes idées, je les revendique, doivent beaucoup à l’emprunt de la philosophie platonicienne. Je n’ai jamais fait que caricaturer le romantisme et j’avoue avoir plagié Byron en composant mon « Tamerlan », erreur de jeunesse… J’avais seize ans, j’étais amoureux d’Elmira qui en avait quinze et le soir de nos fenêtres nous agitions nos mouchoirs… Je laissais ma lampe d’agate allumée, ainsi elle savait reconnaître ma chambre dans la vaste maison de l’Andalou. Nous étions fiancés… Hélas, l’hiver 1826 je fus contraint de quitter Richmond et Elmira fut mariée l’année suivante. Elle ne s’est jamais reconnue dans cet épithalame discret.
« Je te vis le jour de tes noces
Quand te vint une brillante rougeur… »
Plus de vingt ans s’écoulèrent avant que le Destin nous remette en présence. Elle était veuve et j’osais prétendre à rêver de nouveau à notre union.
Il eut comme un sursaut et il affermit son timbre.
- La mort n’est pas la conclusion de la vie… J’ai jonglé beaucoup avec toutes ces idées dans l’air d’alors, le spiritisme et toutes ces fabulations autour des esprits, cette vague effrénée des romans gothiques.
C’est perceptible dans toute mon œuvre tout de même…aussi nettement que le mouvement de l’air agite ce voilage et suggère une animation d’outre – monde. Il y a une explication scientifique à tout phénomènes. Et si je suis toujours peu crédule aux histoires farfelues, c’est que j’en ai trop composées moi – même pour me laisser prendre à leur subterfuges, mais je crois à la toute puissance de l’Onirisme.
Ligeia ! Ligeia !
Ma belle Ligeia
Dont l’idée la plus discordante
Se résout en mélodie
Ah ! Ta volonté est-elle
D’être portée par les brises ?
J’hésitais à l’interrompre de quelques questions redoutant qu’il ne s’éclipse aussi brusquement qu’il était venu. D. H. Laurence avait écrit que Ligeia est l’histoire d’un amour poussé jusqu’à l’excès , et mon adolescence s’était vautrée corps et âme dans ses nouvelles extraordinaires traduites par Baudelaire, fascinée par sa prose hantée de femmes toutes plus étrangement belles et plus évanescentes les unes que les autres ! Après l’inoubliable Ligeia luttant avec l’Ombre et dont les doigts transparents comme la cire caressaient toutes les féroces terreurs qu’inspirent l’approche de la Mort, il y avait, Rowena, Bérénice, Morella, Lenore, toutes ces irréprochables beautés promises à la fatalité, mère, épouse, fille, amante, sœur… Les songes que procurent l’opium généraient-ils tous de semblables créatures se fondant les unes aux autres, était-ce là le symptôme d’une addiction maladive irrépressible ?
- Je sais ce que vous pensez… Toutes les élucubrations écrites à mon sujet laissent des empreintes… La réalité dépasse toutes les fictions. Gautier a dit que le 19ème siècle était celui du roman - charogne. Berlioz, un soir à Florence, croisant un convoi funéraire s’est complu à faire ouvrir un cercueil pour les délices de méditations douteuses. « - Si j’avais été seul je l’aurais embrassée » s’est-il vanté ensuite.
Pour avoir été moi – même biographe d’un épisode de mon existence, je sais mieux que personne comment se forge l’envers d’une vérité…
J’ai prétendu être allé combattre les Turcs… Puis j’ai rectifié ma légende grecque, par une autre vérité en alléguant être allé jusqu’en Russie. Le mystère ennoblit la sordide nécessité ! Je n’ai jamais traversé l’océan à cette période…mon engagement dans l’armé fédérale, n’était qu’une fuite désespérée dans l’incognito d’une identité falsifiée. Passons…
« Et je désirai à demi être à nouveau de la race des hommes » ai-je écrit, et c’est plus ou moins vrai…à cette heure, sinon serai-je ici cette nuit ?
Edgar Allan Poe avais-je lu, possédait le don de créer la contagion de la nervosité. Et là, j’avais bien en face de moi une entité qui cherchait a imposer son état d’esprit, et le sien subissait maintes variations comme j’allais en avoir quelques aperçus.
- Un conte est une chronique de sensation plutôt que de faits. J’ai écrit cela dans « Bérénice »… Mes biographes ont relatés que dans 54 de mes contes on relève 340 fois la couleur noire, 152 fois la couleur écarlate, 88 fois la couleur or. Sauf le blanc, les autres couleurs seraient pratiquement inexistantes.
Je l’entendis ricaner.
- Dans « Le Masque de la Mort Rouge » vérifiez par vous – même et vous trouverez une chambre de couleur bleue, une autre de couleur verte et même une de teinte orange sans parler de celle qui succède à la blanche, la violette !!!
Il n’y a rien d’extraordinaire dans mes contes, Baudelaire s’est trompé. Baudelaire cultivait son hystérie avec jouissance et terreur et moi je n’ai fait toute ma vie que lutter contre le démon de la perversité. Baudelaire affirmait que dans mes nouvelles il n’y avait jamais d’amour…
Le silence qui tomba comme un couperet rehaussait l’accusation. Il la balaya très vite.
- Savez-vous ce qui a été le plus extraordinaire dans toutes ces fariboles ?
Il jubilait. Soudain avec une excitation si croissante que les mots trébuchaient sur ses lèvres. Je ne pus même point placer, que le plus extraordinaire en l’occurrence était sa présence illustre, là au pied de ma couche d’où le sommeil s’envolait rejoindre les chimères.
Prodigue de gaieté il se lança dans une narration enflammée et effarée sur les excentricités d’un lecteur admiratif et fervent, qui dans les années 1930 s’était mis en tête de reconstituer le palais du Prince Prospero, comme si l’édification décrite emphatiquement dans « Le Masque de la Mort Rouge », aurait le pouvoir de conjurer sa neurasthénie.
- Ce richissime new-yorkais n’avait point lésiné. Tout y était ! les sept salles, l’immense horloge d’ébène symbole de l’heure fatale et même les tentures de velours noir !.. Moi qui dans une lettre écrivais vivre sans cesse dans la rêverie du futur, que n’avais-je prévu dans mes plus audacieux canulars de journaliste à sensation un tel prodige !.. Il est vrai que je n’aurais pu en jouir de mon vivant…
L’auteur des fameuses chroniques de Gotham perdit son animation.
Un nuage plus épais voila subitement l’éclat de la lune et le blême visage de mon visiteur se trouva masqué d’ombre. N’avait-il point toujours vécu masqué. Le jeu n’était-il pas devenu sa seconde nature ?
Je pensai à l’enfant qu’on avait trouvé dans la chambre de sa mère morte. Depuis combien de jours, gisait-elle ainsi, cette jeune femme de 24 ans qui chaque soir sur la scène vivait et mourrait, tour à tour Ophélie ou Juliette ? Combien de fois le petit Edgar avait-il guetté un possible réveil, cherchant une lueur de vie sous les paupières demi closes de la morte. Sa première morte…
Il avait été retrouvé dans un état de stupeur dû à ce qu’on l’avait nourri de pain trempé de genièvre. Et quelques jours plus tard, comme si un malheur ne suffisait pas, le théâtre de Richmond avait pris feu dans la nuit de Noël. Les acteurs de la troupe ambulante avaient alors abandonné les orphelins…
- Je n’ai rien oublié…dit-il et rien n’était plus étrange que cette voix désincarnée en écho à mes pensées mais rien ne pouvait plus m’étonner.
- Je ne suis pas né deux fois comme on le prétend. Trois ans plus tard je suis devenu ce petit fat, choyé dont tous les caprices furent encouragés. On m’a adopté. Je suis devenu Edgar Allan. A six ans je savais lire, dessiner, chanter, réciter des vers. Tout le contraire du dénuement total dans lequel la perte de ma mère m’avait plongé. Cette trêve heureuse, les excès auxquels je fus livré ne devaient, ne pouvaient durer longtemps.
Les quelques temps où je fus en Angleterre furent déterminants. C’était vraiment un lieu comme on en voit en rêve. Tout ce que j’ai décrit dans « William Wilson » est authentique. Dans les ormes vénérables, les corbeaux remplaçaient les mouettes et les albatros de Richmond. Cette demeure ancienne et immense, vingt ans plus tard me hantait encore. J’y appris un peu de français, du latin, de l’histoire et beaucoup de littérature…
Hécate
(Fin de la première partie)