Le cercle des tempêtes
de
Judith Brouste
«La lourde calèche peine sur les chemins défoncés, sous la pluie et les orages de ce début d'automne 1814. Il faut rentrer au plus vite. Trouver de l'argent, une habitation, avant de repartir. Non pour visiter d'autres pays, comme c'est à la mode dans l'aristocratie anglaise, mais pour quitter un monde qu'ils n'aiment pas. Retrouver une errance qui est leur vérité. Ils ne seront jamais des promeneurs, mais des fugitifs. En traversant les terres des Frankenstein et leur malédiction, penchés sur leurs cahiers, Mary et Shelley commencent d'élaborer leur histoire. Sans relâche désormais, ils vont écrire, traquer leur destin.»
"Laissez-moi descendre sans peur dans les cavernes les plus reculées de mon propre esprit, porter dans les replis les plus sombres la torche de la connaissance de soi."
( Mary Shelley. Le Dernier Homme. )
"Sache qu'il y a deux mondes,
L'un de la vie, l'autre de la mort :
Le premier est celui que tu vois, mais le second
Est plus profond que la tombe, là où demeurent
Les ombres de toutes les formes qui pensent et vivent
Jusqu'à ce que la mort les unisse à jamais :
Ce sont les rêves et les fragiles visions des hommes."
( Percy Shelley. Prométhée délivré.)
Parmi tous les livres lus ces dernières semaines, celui-ci m'a transportée dans la vie tumultueuse du poète Percy Shelley liée à celle de Mary qui a dix neuf ans quand elle écrit son terrible roman Frankenstein ou Le Prométhée moderne .
Lors d'un voyage vers Mannheim ils se trouvent sur les bords du Rhin et découvrent la forteresse des Frankenstein dont les murailles tombent en ruine le long de ravins menaçants. Une famille vieille de plus de mille ans ! Dans les auberges de la région les Shelley boivent les vins et sont curieux de l'histoire du théologien, alchimiste et nécromancien qui, faisant des expériences sur les animaux, trouva, dit-on, le procédé chimique qui crée la vie, le passage de l'esprit dans le corps animé d'un autre. Ce Konrad Dippel après divers embûches, voulut acquérir les ruines du château en échange de son secret. Il mourut empoisonné le 24 aout 1734.
"Ultérieurement, Byron et les Shelley ont entretenu la légende que Frankenstein serait né deux ans plus tard au bord du lac Léman..."
Pour Shelley, cheveux longs en bataille, d'une élégance désordonnée, doté d'une sensibilité nerveuse la poésie n'est qu'une conséquence de la révolte. Fragile et incapable de se soumettre aux règles, il acquiert une réputation d'élève subversif, incontrôlable. Avec son ami Hogg, un étudiant en droit, il refuse de désavouer une publication intitulée La Nécessité de l'athéisme. Ils sont exclus comme membres dangereux de la société. Banni par sa famille, il écrit à Hogg :
"Je ne sais où je suis, où je vais. Avenir, présent, passé, tout n'est que brume, comme si, semble-t-il, j'avais commencé une existence nouvelle sous des auspices tellement défavorables."
Shelley affronte la solitude pour la première fois et dit "tressaillir de sa propre compagnie comme si c'était celle d'un démon."
Il veut instaurer l'amour libre, la communauté sexuelle. Malgré son hostilité au mariage, il épousera Harriet après l'avoir enlevée et, lorsqu'elle sera enceinte. Harriet n'a que seize ans.
Shelley prendra à cœur la cause des irlandais. Il publie textes et pamphlets, passe en revue les serviles créatures que sont les magistrats, les politiciens et les monarques.
"Il est horrible que les classes inférieures aient à prodiguer leur vie et leur liberté pour fournir à leurs oppresseurs les moyens de les opprimer encore plus terriblement. Il est horrible que les pauvres aient à donner en taxes ce qui les sauverait de la faim et du froid, eux et leurs familles ; il est plus horrible encore qu'ils aient à faire cela pour qu'on puisse accroître leur abjection et leur misères."
Censurés, ces textes ne seront publiés qu' après la mort du poète par Mary Shelley. Il en souffrira profondément toute sa vie !
Inextricablement imbriqués à leurs écrits, les morts, les naissances, les suicides, les amours triangulaires ne cesseront pas, accompagnant leurs jours.
"...et à partir de la rencontre avec Mary la poésie s'installe follement dans la vie de Shelley, prenant la place d'un Dieu auquel il ne croit plus...Pour la première fois, métaphysique et poésie sont liées, vivant de leurs morts réciproques, chacun naissant ou l'autre se détruit.
Hanté, dans une inconscience prophétique, Shelley annonce sa fin tragique.
" Sur un petit esquif flottant près du rivage,
Barque longtemps abandonnée, car en ses flancs
S'ouvraient fentes béantes et ses jointures
Fragiles ondulaient au rythme de la houle.
Une inquiète impulsion le pousse à s'embarquer
Et chercher une mort solitaire au sinistre
Désert de ces flots..."
"Mort loin du monde, Shelley est repris par l'eau". Comme dans Frankenstein, le héros de sa femme, il finit englouti. Comme Harriet, son premier amour abandonné. Il se noie en mer avant que son cadavre ne soit dévoré par le feu.
"Cendres et étincelles sont mes mots pour l'humanité."
D'entre les pages de ce livre superbe surgissent de saisissantes scènes pareilles à des visions ! Entre autre il y a Lord Byron le poète qui défraie la chronique et dont la réputation de débauché, de séducteur, d'homosexuel fait de sa vie à Londres un enfer. Shelley et Byron sont l'un comme l'autre deux parias. Sa claudication due à un pied-bot ajoute une étrangeté à sa beauté.
Les deux poètes vont passer des heures et des nuits en discussions passionnées.
Magnificence de Byron en chemise à jabot de dentelles sous un long gilet bleu en velours...élégante mélancolie de Shelley...exaltation de l'un, désespoir voluptueux de l'autre.
" Tous deux débutent leur existence littéraire avec l'exil. L'action, le désir profond de combattre est là, toujours. Une amitié fondée sur le défi."
"Nous sommes à l'aube de cet extraordinaire été 1816. L'arrivée de Byron, ce corsaire imaginaire honni de Tout-Londres, dans le cercle de celui qu'on nomme désormais Shelley le fou, les fait entrer dans une autre sauvagerie où ils vont être, chacun à leur tour, les hôtes révoltés de cet enfer-ciel cher à William Blake."
Longues nuits devant un feu de bois, il fait exceptionnellement froid, il pleut. Un volcan indonésien, le Tambora, vient d'émettre des nuages de cendres, de gaz, de poussières qui se promènent à travers le monde...On dit que la fin du monde est proche. On boit du thé, du vin. Il y a le flacon de laudanum à portée de main et les pistolets dont Shelley ne se sépare jamais. On parle fantômes, hantises, spiritisme, télépathie et voyance.
En automne de cette même année, Shelley est ébranlé en apprenant le suicide d'Harriet, noyée dans la Serpentine à Londres. Un choc profond pour le poète, à tel point qu'il se demande comment il y a survécu.
"Je ressens la précarité de ma vie, et je me mets au travail avec la résolution de laisser une trace de moi-même."
Le 8 juillet 1852 Shelley quitte Livourne pour une ballade sur le voilier qu'il avait toujours rêvé d'avoir un jour. Souvent réfugié à bord de son bateau pour écrire, la mer le calme, déjà à Oxford, il dessinait des croquis de voiliers, et maintes fois, il déposait sur la Tamise de petits bateaux en papier.
Seul bateau à ne pas rentrer au port, submergé par une tempête, ce ne sera qu'une dizaine de jours plus tard que le corps du poète sera rejeté sur le rivage. On retrouve sur lui un recueil des poésies de Keats dont la mort l'avait vivement affligé.
Le Triomphe de la Vie, l'ultime poème de Shelley est resté inachevé...
Mary et ses amis obtiennent la permission de brûler son cadavre défiguré, car les lois de la quarantaine interdisent de le transporter.
"Le paysage grandiose qui nous entourait s'harmonisait si exactement avec le génie de Shelley que je me représentai son esprit planant au-dessus de nous. Une fois le feu bien allumé nous versâmes plus de vin sur le cadavre de Shelley qu'il n'en avait bu pendant sa vie, ce qui, joint au sel et à l'huile, fit briller et frissonner les flammes jaunes...Le cadavre s'ouvrit et le cœur apparut...Les seuls déchets qui restèrent furent quelques fragments d'os, les mâchoires et le crâne ; mais ce qui nous étonna le plus, ce fut de constater que le cœur était intact. Je me brûlai la main en arrachant cette relique..." relatera Trelawny.
A Rome, non loin de la tombe de Keats, dans le cimetière protestant reposent les cendres de Shelley. Tirés de La Tempête de Shakespeare que Shelley aimait tant sont gravés ces mots :
"Rien de lui ne s'est évanoui ;
Mais la mer l'a transfiguré
En quelque riche et étrange trésor."
Poète et romancière, Judith Brouste est née à Bordeaux. Le cercle des tempêtes est son huitième roman.
Editions Gallimard. L'Infini. Collection dirigée par Philippe Sollers.
Hécate.