« Coplas »
poèmes de l’amour
andalou.
« Il n’y a pas, chez l’auteur anonyme de la copla, intention d’art. Il chante quand cela lui chante, se plaint quand il a peine, il mêle souvent l’amour avec la mort, rarement avec la joie. Il n’écrit pas, il donne son soupir au vent, et le vent le rapporte…
La copla pousse en andalousie. Elle est l’une des principales expressions de Cante flamenco ou Cante jondo. Elle est andalouse et gitane…»
(Guy Lévis Mano)
« Je voudrais être le tombeau
où tu seras enterrée,
pour te tenir dans mes bras
durant toute l’éternité. »
« Celui qui a grand peine
qu’il vienne se joindre à moi,
pour voir si pleurant le sang
il nous vient consolation.»
« Me dire à moi de t’oublier
c’est prêcher dans le désert,
c’est marteler un fer froid,
et causer avec les morts »
« Le cantaor, quand il chante, célèbre un rite solennel, il tire les vieilles essences dormantes et les lance au vent enveloppées dans sa voix… »
Ces mots sont ceux de Lorca, l’auteur des inoubliables poèmes du « Cante jondo » et du « Romancero gitan ». Il a dit aussi :
« La Peine est le seul personnage du romancero, la peine qui s’infiltre dans la moelle des os, dans la sève des arbres et qui n’a rien à voir avec la mélancolie ou la nostalgie ni avec aucune affliction ou maladie de l’âme qui est un sentiment plus céleste que terrestre : La Peine andalouse qui est une lutte de l’intelligence amoureuse avec le mystère qui l’entoure sans pouvoir la comprendre ».
Je me souviens encore comment je me relevais la nuit pour aller coller mon oreille contre le haut - parleur d’un vieux poste de radio longtemps exilé sur le haut d’une armoire avec d’inouïes précautions, pour écouter ces voix âpres du Cante flamenco. La fureur paternelle me surprenant aurait mis fin à ces rendez-vous sacrés. J’en tremblais de crainte. J’y suis encore… Il me suffit de convoquer ma mémoire et j’entends le chant, il éclate, il descend au fond de mes entrailles foudroyées de solitude. Il feule, se brise, halète d’un souffle égaré et sans cesse retrouvé. Aye…
« … rytmes épandus, éperdus, suspendus comme perdus – mais toujours renoués toujours ressaisis » écrit Georges Didi-Huberman dans « Le danseur des solitudes ».
J’avais sans le savoir trouvé une connivence dans ces voix harcelées par la morsure des accords de guitares, le sourd martèlement des talons : zapatéados forcenés, piétinements farouchement ritualisés.
Cette connivence ne me quitterait plus…
Des années plus tard, sous la plume du poète suédois Arthur Lundkvist, c’est la gitane Carmen Amaya qui surgit. Je n’avais d’elle qu’une coupure de presse jaunie, qui relatait son passage à Paris et comment, tout un palace résonnait du ronronnement de ses castagnettes d’ivoire ; et comment toute la tribu, dédaignant table et couverts d’argent, mangeait sur les tapis précieux. Celle que son père couvait du regard, qu’il appelait la Pharaona.
Carmen Amaya danse
« Danseuse :
Braise avivée par la tempête,
colombe qui a avalé un épervier.
Sans herbe ni mousse
elle est un fourré de ronce que fouette le vent
avec des roses arrachées et des mèches de cheveux… »
Carmen Amaya, tour à tour dans le flot de ses volants amidonnés ou dans un habit masculin, campée comme un torero dans l’arène.
« Ses lèvres sont sucées comme si la mort les baisait de l’intérieur,
les frêles peupliers de ses bras sont écorcés
sans qu’ils saignent,
et nulle trace de feuille non plus… »
(Arthur Lundkvist)
Danse, arrogance des profils, braise des regards, le duende déploie ses sortilèges. Les bras sont arcs de cathédrale au clair de lune, les mains dressent des croix, des calvaires, des deuils. Elles se tordent, implorant d’impossibles pardons. Effleurement, majesté, lenteur… Les reins se cambrent. Un châle glisse, silence frangé de soie. Volupté et douleur du sorcier amour…
Zapateado enraciné qui délivre et enchaîne, qui empoigne le cœur, le corps, l’âme.
Quand cesse la musique, comme tranchée au couteau, la Danse, statue ardente se fige, yeux clos ou hallucinés, mains ouvertes en un dernier geste d’offrande.
Carmen Amaya tombait sur les genoux et d’une torsion des reins se relevait comme une flamme sur des braises.
La Chunga dansait les pieds nus…
Il y a bien des années de cela maintenant, j’ai vu sous les boucles de sa chevelure, la fièvre au front de Mario Maya, possédé, habité par le démon de la danse, cet art mystérieux des gestes et des rythmes. Et il mêlait alors à ses pas, sa voix…
Celle de Rafaël Romero modulait un chant susurré, profond, fait pour la liturgie du silence. Picasso, Dali, Cocteau l’écoutaient…
« Viens ici, guérisseuse et soigne mon corps, je suis malade d’amour » paroles de la Petenera. Un chant, une légende, une femme qui revient séduire les hommes pour se venger d’avoir été autrefois abandonnée.
« Que Dieu m’envoie la mort, s’il veut bien me l’envoyer » phrase qui achève une plainte, sans une guitare, seulement scandée par le marteau sur l’enclume de la forge.
Mais rien n’est fixé, ni la durée, ni les mots. « Le langage populaire andalou est précisément le plus pur, c'est-à-dire le plus purement analphabète… L’homme cultivé par les lettres ne croit, n’entend, ne comprend rien au Cante jondo, au chant profond andalou : il ne voit que quelqu’un donnant de la voix et poussant parfois des cris. » (J. Bergamin)
Aguretas l’insoumis, de son timbre de bronze éraillé, peut tenir une dizaine de minutes la déchirure de son chant forgé de solitude, martelé de blessures.
« Je ne sais plus qui j’étais
Ni ne devrais être
Je suis un tableau de tristesse
Tombé du mur… » (Martinete)
« Est-il arrivé à Saint Jean de la Croix de fredonner ses poèmes dans sa cellule (sur le modèle des chants flamencos de prison, un style nommé carcelas ?) » George Didi-Huberman pose la question dans son essai consacré à Israel Galvan « Le danseur des solitudes ».
Est-il possible d’écouter la voix de Guirao et celle de Vicente Pradal sans être bouleversé ?
« Je me meurs de ne point mourir »…
Tel l’épervier dans un ciel ardent s’élancent les beautés de « La nuit obscure ». A mon sens, c’est là la plus puissante composition de Vicente Pradal dont l’arrière grand-père fut l’instituteur de Lorca à Fuente Vaqueros ; des liens étroits unissaient les deux familles.
« Dans la nuit nous sommes plus nus que jamais, car nous attendons ce moment, ce destin, toutes nos solitudes et nos peurs se réunissant pour se mettre à trembler, à bruire, à danser ensemble ».
(G. D. Huberman)
« Tu es mon premier amour ;
tu m’as appris à aimer ;
ne m’apprends pas à oublier,
je ne veux pas l’apprendre.
Si tu veux m’oublier,
mieux vaut me tuer ;
on prie pour les morts,
non pour les oubliés. »
Hécate.