Blesse, ronce noire
de
Claude Louis-Combet
« Blesse, ronce noire. Ce sont les derniers mots que Georg Trakl fait prononcer à sa sœur, Gretl, dans le poème Révélation et anéantissement, écrit peu avant la bataille de Grodek (1914) d’où, la drogue aidant, il ne devait pas revenir.
Lorsqu’on considère les photographies conjointes du frère et de la sœur, on peut se demander qui fut le premier à dire les mots de la douleur, de l’amour et de la faute et dans quelle secrète complicité naquirent les poèmes. Dans l’espace de la proximité ouvert entre ces deux faces d’amants et d’artistes, on peut rêver abondamment sur le sens de la dilection, de l’écriture et de la déréliction. »
Automne 1897
« Le garçon a tout juste dix ans et sa sœur vient d’en avoir cinq. De tous les êtres qui peuplent la maison, cette petite fille a été reconnue par son frère, depuis le commencement, comme celle par qui la ténèbre arrive. »
Dans un soir d’un songe ardent, tourné vers le miroir, multitude d’apparences et de reflets, les enfants pouvaient se découvrir tels qu’en feu et se regarder agir sans perdre de vue la languissante exténuation du crépuscule.
« La petite fille s’empara de la plus grande des poupées, l’unijambiste, et l’étala comme une étoile sur un coussin de velours sombre… Cependant le grand frère avait dégainé le sabre et celui-ci, qu’il tenait à deux mains, luisait doucement dans l’espace profond du miroir. Assurément, une exécution – un sacrifice allait s’accomplir…
La lame était légèrement recourbée, mais la pointe acérée. Ce sabre était un bel ornement de flibustier, une pièce de panoplie de pirate fornicateur…
Le garçon engagea son arme sous la robe qu’il souleva et rabattit. Le pantalon de poupée fut alors exposé clairement et, à son enfourchure la lame put pénétrer, sectionner. La petite fille regardait… elle adhérait, de tout son désir d’enfant, à la volonté de son frère. Il était le maître… Voir – voir et regarder, contempler un instant – suffisait largement au désir…
Elle n’avait que cinq ans mais elle avait beaucoup pensé et s’était aventurée loin en elle-même. Elle se laissa donc dépouiller le bas du corps et, tout le temps, regarda dans le miroir son frère qui la regardait.
Il n’y eut rien de plus…
Un regard seulement, un long regard tandis que le jour s’absentait, juste le temps nécessaire pour que s’éveille l’adoration. Le corps était à la fois clos et ouvert, offert et réservé. Il n’était ni indécent ni outragé mais singulier, en vérité. Le dessin du sexe paraissait ici, dans l’insolite complicité des enfants… Ils éprouvaient, comme une morsure du cœur, à quel point ils se trouvaient interdits de désir entre eux et contre quoi il leur faudrait se dresser s’ils voulaient se retrouver un jour au seul miroir de leur destin. »
Ni roman, ni biographie « Blesse, ronce noire » est une plongée hallucinée dans le passage de l’enfance à l’adolescence jusqu’à la finalité fatidique.
Une langue de toute beauté où le classicisme est une force plus que jamais qui porte haut les ténébreuses amours incestueuses et le paysage intérieur du poète Georg Trakl tout de silence et de stupeur stupéfiante.
Imprégné de Novalis, d’Hölderlin, de Rimbaud, Nietzschéen dans le nihilisme et l’exigence des aboutissements des pulsions, se débattant dans la douloureuse hantise du mal et de l’idéalisation sans limite, comme de la conscience dans le mal, l’œuvre de Trakl est toute entière traversée d’écorchures, d’écartèlements, de désolations dans la neutralité hivernal de l’engloutissement blanc de la mort, dans la descente aux profondeurs.
«… se dressa sur des ailes de lune par-delà les cimes verdoyantes et les récifs de cristal la face blanche de la sœur.
Sur des semelles d’argent je descendis les degrés envahis par les ronces et pénétrai dans le réduit chaulé. » (Georg Trakl)
Eté 1905
« C’est l’été des treize ans, une nuit de canicule. La jeune fille a le ventre lourd… Le sang de lune se prépare à couler pour la première fois et la jeune fille veut le voir sourdre de son sexe. Elle l’a promis à son frère. Elle lui a écrit : Cela se passera une nuit et moi, je veillerai… Et mon sang ne sera pas chrétien. Il ne viendra pas d’en haut, provoqué par un rais de lumière, mais d’en bas et du fond, là où la terre est plus noire que la terre et où il se trouve que je suis ta sœur par-dessus toute femme, ta sœur qui t’aime et qui t’attend.
Elle écrivait chaque jour à son frère mais ne lui envoyait pas ses lettres.
Tu es parti mais tu ne m’as pas quittée. Tu es toujours ici. Tu me regardes. Regarde-moi encore. Je voudrais passer toute ma vie à être regardée par toi… »
1905 – 1909
« Il aurait voulu être chimiste pour connaître et pharmacien pour soigner…
Composer des pommades et des pilules, cueillir et conserver des simples, exécuter des ordonnances, c’était autant de tâches dont le seul horizon se voulait la santé, le bien-être, le secours et la consolation. »
Georg Trakl commença un stage à Salzbourg à la pharmacie de l’Ange Blanc, bien qu’associant dans ces rêveries sa quête de l’élémentaire à l’obscur préparation du péché. Il considérait que ses études étaient une faillite. La pensée idéaliste ne lui paraissait pas animer la recherche scientifique.
« Il fallait que l’homme connût la chair de l’être qui lui était, par l’esprit, le plus proche, la chair du Double, la chair de l’Ombre que deux êtres fussent entre eux comme le Même : nécessairement ils devaient s’aimer, jouir ensemble, au-delà de toute jouissance commune…
Nous serons la flamme – écrivit-il à sa sœur, dans l’ivresse de sa vision. »
« Il buvait dans la solitude, sans jamais sombrer dans le tangage des ivresses communes. Il accédait par l’alcool à la transparence, à la netteté de la sensation…
C’était une difficile entreprise de création de soi-même, un opiniâtre dévoilement de l’être et du monde, à distance de toute effusion romantique comme de tout formalisme d’écriture…
Etre, écrire, aimer – les termes s’interchangeaient dans l’unité d’un même mouvement de raréfaction du verbe et de retour en soi. »
Dans son rapport avec les femmes, il avait éludé son désir et différé le moment. Eloigné de sa famille, il ne caracola pas dans les multiples cercles de la réalité féminine. Souci de ne pas se lier, timidité, concentration sur lui-même.
« Cependant, il lui fallait affronter l’épreuve du sexe. Un désir épuisant le tenaillait. Céder alors…
Les oripeaux de ces dames se ramenaient à peu de chose : une paire de bas noir, des froufrous avachis… vaste corps bouffis… seins ballottants, pubis exubérants, cuisses veinulées et cireuses couvrant de leurs replis la fondrière du sexe… et le grand moment de solitude du désir impartageable…
Il était, à présent une béance et une loque, rien moins qu’un petit mâle au zénith…
Et tout comme il affectionnait les boissons incendiaires qui torturent le goût sans le remplir, il se soumit à des vulves excessives qui le malaxèrent tout entier et l’épuisèrent sans jamais entamer ce noyau de virginité autour duquel son cœur s’était construit et qui s’exprimait plus lumineusement que jamais dans les poèmes de rêve et de folie qu’il écrivait pour sa sœur…
Cependant quelque chose en lui résistait à cette fascination du néant sexuel et de la petite mort. »
Eté 1909
« Comme ce jour-là était un dimanche, ils étaient allés à la messe en famille, le matin. Ni l’un ni l’autre n’avait prié. Ils rejetaient Dieu violement. Cependant ils croyaient en Dieu, ils croyaient en la Présence réelle…
La sœur avait beaucoup grandi, s’était développée, épanouie… Elle marche devant. Elle porte une jupe claire et un corsage léger.
Elle avait écrit déjà : Je t’emmènerai hors du regard, là où Dieu seul pourra nous juger.
La sœur le précède comme une ombre blanche. Mais lui, dans la tension de sa pensée, la perçoit plus noire, plus attirante et dangereuse qu’un puits ouvert soudain dans l’espace de son cœur…
Il peut se considérer lui-même aussi vierge que sa sœur. »
Sous un ciel insupportable d’intensité, la montée d’un élan exalté, avec la barrière des sapins, dessin d’une ligne noire, paysage d’autres confins vont s’accomplir vers l’autel des orties et des ronces, les noces sacrées.
« Il ne tenait qu’à elle de s’arrêter sur le chemin, elle le ferait bientôt, de se retourner vers son frère, d’ouvrir sa robe et de dire, ainsi qu’elle l’avait écrit : Prend, je t’appartiens, prend cette sœur qui t’est réservée, et blesse, blesse-moi, ronce noire. »
« ...le frère, que l’angoisse du désir accablait, avait brisé de ses mains une tige épineuse, une tige feuillue et fleurie en son bout – une branche d’églantier. Sa main saignait…
Sa tige à lui était dure et cruelle, obstinée et implacable. Elle avait poussé aux premiers temps dans le désert, là où le cœur est calciné avant d’avoir battu. Elle portait des griffes et des crochets et avait fleuri dans la famine…
Cette fleur était virginale, mais à quel prix ?
…de sa verge d’églantier, il l’agaçait dans le cou, entre les épaules, contre la joue, la caressant de sa fleur, la griffant de ses épines…
… Et la sœur, dans la tourmente des parfums et le fouaillement incessant des épines sur sa peau, sentait ses flancs s’élargir et son âme monter avec son souffle. Sa main blessée d’épines brûlait. Il avait dans sa gorge le goût du sang… Il agitait sa branche d’églantier. C’était une torche.
Il était après elle comme après sa propre ombre lorsque, enfant, il cherchait à y poser le pied. »
Mars 1913
« Aucun acte ne pourrait jamais contrebalancer le poids de plaisir et de joie qu’ils avaient partagé. Aucune pensée, leur appétit de faim. Aucun mot, aucun poème, leur part de silence dans l’absolu de l’amour accompli.
Il ne s’était jamais pris ni pour un grand chimiste ni pour un grand métaphysicien. Les quelques amis qu’il avait et qui l’aidaient matériellement, à se produire en de rares publication, ne saisissaient que l’étrange beauté des associations de mots sans accéder au secret…
Il ne s’était jamais reconnu comme une intelligence plus cultivée et pénétrante qu’une autre. C’est pourquoi il faisait sienne cette idée vieille comme le monde que tout bonheur se paie de peine.
Blesse, ronce noire. Qui avait écrit cela le premier ? il ne savait plus ce qui était d’elle, ce qui était de lui. »
Octobre – Novembre 1914
« Il ne comptait plus les jours depuis qu’il avait rejoint le front. Il avait pour tâche de repérer les blessés qui pouvait être soignés, de leur administrer les premiers secours, de les charger dans les ambulances, sortes de roulottes de romanichels devenues fourgons d’agonie. Les obus éclataient de partout…
Que tout se taise au-dehors et que cette voix lui revienne dans le souffle et le chant : Blesse, blesse encore, ronce noire, encore et toujours.
Il n’avait qu’une mince provision de cocaïne entre les étoffes de son uniforme. Plus d’une fois, il avait été sur le point de l’offrir à un grand blessé dont la souffrance lui brisait les nerfs. Mais c’était sans fin comme les aumônes. A présent c’était lui qui avait besoin d’un suspens dans cet abrutissement de fatigue et d’angoisse où il coulait. Hier, c’était la Toussaint. Aujourd’hui le jour des Morts. Demain, s’il se pouvait le jour des Survivants… »
ABANDON A LA NUIT
Prend-moi, moniale, en tes ténèbres,
Vous montagnes froides et bleues !
Saigne la rosée de ténèbres ;
Croix dressée dans l’éclat des astres.
Brisés pourpres bouche et mensonge
Dans la froide chambre vétuste ;
Brille encore un rire, jeu d’or,
Dernière sonnerie de cloches.
Nuage lunaire ! Noirâtres tombent
Des fruits sauvages dans la nuit
Et notre espace devient tombe
Et notre vie terrestre, rêve.
Georg Trakl
1887 – 1914
Ma première rencontre avec la poésie de Trakl s’est faite par le biais d’une pièce pour orchestre de chambre et voix d’hommes du compositeur Philippe Hersant « Der Wanderer » poème choisi pour ses deux derniers vers :
«Et lui s’en revient, le long des berges vertes,
Bercé sur une noire gondole, à travers la ville écroulée »
Deux extraits d’un entretien avec Claude Louis-Combet né en 1932 :
« La lecture de Freud m’a permis de comprendre l’importance essentielle des expériences de la petite enfance dans l’histoire de l’être individuel. Jung m’a ouvert aux sources de l’imaginaire par l’approche de l’inconscient collectif et des mythes. Rank m’a éclairé sur la dialectique de la névrose et de la création. »
« Je n’attache aucune importance à la critique, c’est peut-être la raison pour laquelle beaucoup de mes livres sont passés complètement inaperçus. La presse m’a fait la grâce de m’ignorer. Je n’en ai été que plus libre d’écrire ce que j’ai écrit… »
Editions Corti.
Les Massicotés.
Hécate.