Intérieur nuit
de
Marisha Pessl
Intérieur nuit est le roman de la rentrée littéraire qui entraîne une addiction dès les premières pages. Comme il en contient 700, un doute effleure...on soupçonne que c'est trop beau pour que cela puisse durer. Eh! bien si !...chaque page tournée est captivante. C'est bien là un livre qu'on lâche difficilement, il est étourdissant, fascinant, fantastique...On est absorbé comme par une brume maladive, dangereusement toxique, hallucinante.
Il y a ce journaliste Scott McGrath qui irait en enfer uniquement pour interviewer Lucifer s'il le fallait. Rien ne lui faisait peur avant...Mais une femme un soir ,dans le noir apparaît et retient son attention comme un mystère, elle a une manière de marcher, de regarder comme à travers les choses qui l'entourent. Un manteau rouge, des bottes noires...
Comme par hasard, cette femme croisée par McGrath est retrouvée morte dans un entrepôt vide de Chinatown. Suicide ? Meurtre ? C'est Ashley Cordova, 24 ans qui fut l'enfant prodige de la musique, la magicienne du piano. Ashley Cordova, la fille du singulier cinéaste Stanislas Cordova, auteur de quinze longs métrages qui sont autant de voyages dans les mondes souterrains du mal et que personne n'a revu depuis trente ans !
Scott McGrath qui pourtant a tout perdu (travail, économies, épouse) depuis qu'il avait accusé Cordova d'être un prédateur lors d'une interview télévisée est repris par son obsession de mettre à jour ses soupçons : trop de morts autour du cinéaste, de plus une de ses femmes s'est noyée, ceux qui ont tournés dans ses films se taisent ou se sont volatilisés. D'autant que le thème central dans l'œuvre de Cordova est la malveillance des adultes, la pureté de la jeunesse et la collision entre ces deux forces. Tous ses films abordaient cette question, d'une façon ou d'une autre, même si dans Respirer avec les rois Cordova retournait la situation en faisant de l'enfant le dépravé, et des adultes les saints.
L'imagination envisage l'épouvantable, mais qu'en est-il en réalité ?
"L'effroi est une chose aussi essentielle à notre vie que l'amour. Il plonge au plus profond de notre être et nous révèle ce que nous sommes. Allons-nous reculer et nous cacher les yeux? Ou aurons-nous la force de marcher jusqu'au précipice et de regarder en bas? Voulez-vous savoir ce qui s'y cache ou ,au contraire, vivre dans l'illusion sans lumière où ce monde commercial veut nous enfermer, comme des chenilles aveugles dans un éternel cocon? Allons-nous nous recroqueviller, les yeux clos, et mourir ? Ou nous frayer un chemin vers la sortie pour nous envoler ? "
Stanislas Cordova
Rolling Stone, 29 décembre 1997
"Que cela vous plaise ou non, nous avons tous une histoire avec Cordova. C'est peut-être une voisine de palier qui a trouvé un de ses films dans un vieux carton au fond de sa cave et, depuis n'est plus jamais entrée seule dans une pièce obscure. Ou un petit ami qui s'est venté d'avoir récupérer sur Internet une copie pirate de La nuit tous les oiseaux sont noirs et, après l'avoir regardé, a refusé d'en parler, comme s'il avait miraculeusement survécu à une épreuve atroce.
Quoique que vous pensiez de Cordova, que vous soyez obsédé par son œuvre ou que vous y soyez indifférent, il provoque toujours des réactions. Il est une fissure, un trou noir, un danger indéterminé, une irruption de l'inconnu dans notre monde surexposé...
C'est un mythe, un monstre, un mortel.
Mon histoire avec Cordova commença pour la deuxième fois par une soirée d'octobre, à l'époque où, comme beaucoup d'autres, je courais en rond et me dépêchais d'aller nulle part. Je faisais mon jogging autour du Réservoir du Central Park passé 2 heures du matin-une dangereuse habitude que j'avais prise cette année là, trop énervé pour dormir, frappé d'une inertie inexplicable, une vague impression que mes plus belles années étaient derrière moi et que ce sens des possibles que, jeune homme, j'avais possédé de manière innée , n'existait plus..."
Marisha Pessel, comme il est notifié sur la quatrième de couverture, avec son style maîtrisé et ses dialogues incisifs, sous l'apparence classique d'un récit à suspense, explore la part d'ombre et d'étrangeté tapie au cœur de l'humain. Des descriptions à la lisière de la poésie la plus ténébreuse où le lecteur ne sait plus s'il fantasme ou s'égare lors de l'incursion dans le domaine immense de Cordova (un ensemble de cent vingt hectares) et à l'intérieur de l' ancienne résidence d'un couple d'anglais située au cœur des Adirondacks où il tournait ses films, renforçant son image d'ermite fou et agoraphobe.
Sans oublier, les pages où Ashley est évoquée merveilleusement, si indéfinissable, si belle et si évanescente... On aimerait l'écouter jouer Ravel encore, on serait presque tenté de chercher un de ses enregistrements...et voir aussi l'un des films de son père...tant la puissance de ce livre emporte !...
Editions Gallimard du monde entier.
Juin 2015
Hécate.